A lire en écoutant : I Don’t Need No Doctor – Ray Charles
Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.
C’est l’histoire d’un bonhomme qui avait pris l’habitude de s’en mettre un petit peu trop dans l’pif. Au point que ça devienne quotidien. Au point où ce n’est plus le bonhomme qui contrôle ce qu’il boit, mais plutôt ce qu’il boit qui contrôle le bonhomme. Et puis un jour, cet homme, qui fut enfant, puis adolescent, pour devenir adulte, puis parent, s’en vint finir sa course dans la catégorie des déments.
De petite corpulence, les cheveux ébouriffés, l’œil divergent, le pas ébrieux, je l’ai rencontré la première fois dans un couloir d’un hôpital, en psychiatrie. Cette première rencontre m’a fait penser au Professeur Tournesol. J’avais le privilège de voir Tryphon Tournesol en personne! Sourd comme un pot, perdu comme à son habitude. Seulement là, on aurait dit que l’alcool avait décidé de le figer dans un état d’ébriété pour toujours. Ça arrivait beaucoup quand le capitaine Haddock laissait ses bouteilles traîner partout. Mais maintenant, il n’avait plus besoin de ces liqueurs pour tanguer, le pas hésitant. Rien qu’à le voir, on pouvait s’imaginer sur un bateau emporté par les houles! Mais il avait cet allure de gentilhomme, qu’il gardait en toutes circonstances. La classe de l’âge dira-t-on. Et ça le rendait attachant.
Mais aujourd’hui, il était dans sa chambre, en psychiatrie. Il avait abusé de ce que font ceux qui n’ont plus la capacité d’inhiber leurs pulsions animales. Il avait tapé. Plusieurs fois. En même temps, on lui avait refusé de sortir tout seul de chez lui. Ses enfants, plus précisément. Vous me direz, si on vous empêchait de sortir seul(e) de chez vous, ça vous mettrait aussi probablement en rogne. Oui, mais là, Tryphon a perdu cette capacité que nous avons tous d’avoir du recul sur nous, sur ce qui nous arrive, et dans quel contexte tout ceci se passe. Cette capacité, qui nous paraît innée, immuable, il suffit d’une petite lésion dans le cerveau pour qu’elle disparaisse. On n’est pas grand chose quand on constate ça. Et quand ça nous arrive, l’avantage est que cela nous permet de ne plus prêter attention à nos défauts, à notre inadaptation au monde, aux incongruités du quotidien. Le bonheur du naïf inconscient. L’inconvénient, c’est qu’on perd la conscience de notre attitude, de nos comportements bizarres face au monde. Cela a mené Tryphon à taper son fils à plusieurs reprises parce qu’il l’avait frustré. Juste pour ça. Alors qu’il avait toujours été un gentilhomme, un père aimant.
Bref, Tryphon n’avait pas été très fin sur ce coup-là, lui qui avait réussi à cacher ses difficultés jusqu’ici. Voilà qu’il avait fait « du bruit ». Il devenait soudainement « un trouble de l’ordre public » aux yeux de la société.
Alors on l’a reçu. Et aujourd’hui, je l’ai vu parce que l’infirmière trouvait qu’il avait les doigts bleus, et voulait que je l’examine. Il m’attendait, assis sur son lit, le regard vide, le geste rare, envahi d’apathie, cette sensation étrange qui ne nous fait plus ressentir le besoin de faire quoi que ce soit. Je me présente à lui, je lui explique pourquoi je suis là. Mais je sens bien qu’il ne me comprend pas, ou peut-être qu’il s’en fiche juste. Je ne sais pas. Et ça me met assez mal à l’aise. Alors je lui parle, pour remplir le vide. Je lui prends les mains, pour débuter l’examen. Elles sont froides. Et très rigides. « Allez aidez-moi Tryphon, desserrez les mains, je ne suis pas là pour vous faire du mal, vous le savez bien! ». D’un coup, je remarque que son regard se noircit. Et sans prévenir, voilà qu’il me lance son point en pleine figure, faisant voler mes lunettes dans la pièce par la même occasion! À partir de là, tout est allé très vite. Il s’est levé, à essayer de m’en mettre une autre. Il marmonnait. Sans réfléchir, je lui prends alors les bras. Je les mets dans son dos. Le voilà plaqué sur le mur. Et moi lui tenant les bras, comme un flic maîtriserait un forcené. L’infirmière arrive. Les yeux écarquillés. Bouton d’urgence. Tout le service déboule en trombe dans la chambre. « Ça arrive souvent, ça, en psychiatrie » qu’on me dit. Tout le monde arrive, la foule d’humain impressionne suffisamment pour que tout le monde se calme rapidement. Comme un feedback, un rappel pour la personne « agitée » qu’elle ne fera pas le poids. Et la violence s’arrête là. Seulement, vous vous rappelez, Tryphon a perdu un truc sur le chemin de sa vie. Sa capacité à analyser l’environnement et son comportement. Alors il ne voit pas pourquoi il devrait s’arrêter. Alors on sera obligé de le mettre sur son lit à plusieurs, pour le ramener au calme. Pas de contention, heureusement. J’aime pas trop ça de toute façon. Tiens, mes lunettes sont cassées. Ça me rappelle une autre aventure de Tintin.
Vous avez vraiment une très belle plume, c’est chouette de vous lire, j’aime beaucoup!
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