A lire en écoutant : Woman – Neneh Cherry

Madame Frisette

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

C’était parti pour être une journée normale. Quelques patients déprimés au point de ne plus pouvoir se rendre beaux et productifs pour la société, une grand-mère ayant vécu l’équivalent de trois fois ma vie et que seule la solitude accompagnait à présent, un jeune philosophe qui ne trouvait plus de logique dans ses pensées. Et Madame Frisette. Madame Frisette, elle a le visage doux. Le visage d’une maman aimante. Elle a trois enfants qui en bénéficient d’ailleurs. Elle pourrait être ma mère, tiens. Et elle avait des beaux cheveux ondulés, qui faisaient des mouvements dans tous les sens.

Le hic dans tout ça, c’est qu’en ce moment, les sillons que forment les quelques rides de son visage se remplissent régulièrement de torrents de larmes. Elle n’en a pas envie pourtant, elle, de pleurer. Mais elle ne le contrôle plus. Son corps lâche. Et ses enfants en sont arrivés à ne plus pouvoir compenser. « Épisode dépressif majeur sévère, retentissement fonctionnel majeur ». Ok, bon. C’est la première fois pour elle. En la voyant, j’ai du mal à me dire qu’elle est « juste » déprimée. Pourquoi maintenant? Pourquoi à 55 ans? Elle travaille, après tout. Et elle l’aime bien, son boulot. Ses collègues l’apprécient. Et elle est entourée de ses enfants. Elle a l’air d’aimer la vie quoi.

Ah, elle est séparée. Elle n’a plus de compagnon de vie. Ah, elle était battue par son ex-mari. C’est vrai, j’ai entendu dire que ça faisait mal. Les journalistes le rapportent souvent d’ailleurs. Comme s’il y avait un doute à avoir.

Elle me touche de plus en plus cette patiente. Je fouille un peu encore, parce que souvent, la forêt qu’on pense avoir trouvée derrière l’arbre n’est en fait que le bosquet qui cache la jungle. Mais la jungle, c’est vaste et semée d’embûches. Alors il faut être rusé. On nous a appris ça. Mais je suis encore jeune, alors la ruse ne se résume pour le moment qu’à demander franchement : « tout ce que vous décrivez là, ça me fait poser une question. Peut-être que c’est exagéré, mais je me demandais, ça vous est déjà arrivé d’avoir été victime de violences physiques, sexuelles, avant cette histoire avec votre ex-mari? ». Son visage se décompose. Je crois que ça a duré cinq bonnes minutes. Ou peut-être plus. Un long silence. Son regard est parti loin dans sa tête. Je pense que j’ai tapé juste.

La sensation que j’ai à ce moment-là, c’est un peu bizarre. Un mélange entre la satisfaction absolue d’avoir tapé juste, et le désespoir de se dire que c’est bien ça qu’elle a vécu… J’aurais préféré avoir tort. Ça me fait penser à certains de mes collègues qui font des pieds et des mains pour trouver une maladie rare face à un symptôme chez leur patient, et qui sautent de joie d’avoir trouver le bon diagnostic. Mais le problème, c’est quand cette maladie rare n’a pas de traitement. Ça ne soulage qu’un temps le patient et le médecin. Espoir – Désespoir.

Elle a finalement hoché la tête pour répondre. Les détails de son agression, je vous les épargne. Vous les connaissez de toute façon. Comme la plupart du temps, c’est dans la sphère familiale proche. Comme parfois, le reste de la famille fait pression pour ne pas que ça s’ébruite. Ça fait mauvaise figure en société. Et puis, tiens, on va la faire se sentir coupable. Qu’est-ce qu’elle foutait là après tout? Quelle idée de venir rendre visite à sa sœur? Quelle idée de rester à traîner dans l’appartement quand sa sœur est partie travailler? Et puis de toute façon, c’est sûr qu’elle a fait des avances à son beau-frère, il n’y a vraiment pas d’autres explications. Sa sœur ne la croirait pas, c’est certain. Quel toupet.

Mme Frisette a fait 30 ans de voyage avec une valise qui pesait 1 tonne au départ. Maintenant, elle pèse environ 50 tonnes. Et Mme Frisette n’arrive plus à se déplacer avec. Il va falloir en vider un peu, pour continuer.

Ce que je retiens le plus d’elle en écrivant ça finalement, c’est son sourire à la fin de l’entretien. Et quelques mots : « merci d’avoir entendu ce que j’avais à dire. Merci de ne pas m’avoir jugée. » C’est marrant, parce qu’on n’entend pas trop ça en psychiatrie. Parce que c’est comme ça la psychiatrie, on récupère les souffrances environnantes. Et vous dites pas merci à la déchetterie à chaque fois que vous jetez vos ordures.

Alors du coup, de temps en temps, ça fait plaisir à entendre. L’enfant qui est en nous est content. Surtout celui qui rêvait d’aider les gens plus tard.

4 réflexions sur “La valise de Madame Frisette

    1. Merci de votre retour ! Vos dessins et peintures sont splendides !
      D’autres articles sont à venir, le temps me manque un peu en ce moment 😦
      Au plaisir de vous revoir passer par ici !

      J’aime

  1. Non c’est vrai, on ne remercie pas la déchetterie d’aller y jeter nos ordures.
    Pourtant …
    Merci pour ces écrits touchants et justes.

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