A lire en écoutant : Coffee Cold – Galt MacDermot
Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.
Monsieur Ikéa a décidé de voyager en ce début d’année. Il vivait pourtant depuis des années confortablement dans son petit village suédois. Ce genre de village qu’on ne voit que dans les films de Noël. Quelques maisons en bois, beaucoup de neige, une atmosphère paisible et feutrée. Isolé depuis des années, Mr Ikéa ne conversait qu’avec une seule personne. Il l’appréciait beaucoup, mais la trouvait par moments très autoritaire. C’était son ami pourtant. Il était toujours là, pour les bons et les mauvais moments. Mais il ne pouvait pas dire son nom. Il arrivait cependant bien à décrire les caractéristiques de sa voix. Une voix forte, sombre et profonde. Il l’avait rencontré un matin, par coïncidence. Ou c’est plutôt cet ami qui était venu à sa rencontre. Il lui a parlé, puis ne l’a plus lâché.
Depuis cette rencontre, Mr Ikéa ne voit plus personne d’autre. Il passe ses journées à discuter de tout et de rien avec son ami. Parfois, Mr Ikéa n’en peut plus d’entendre son ami lui imposer ses débats. C’est qu’il peut être insultant, cet ami! Le genre d’ami qui pense tout savoir, qui se permet de dicter la vie des autres. Le genre d’ami qui ordonne plus qu’il n’écoute. Mais bon, il sait persuader, il faut le reconnaître. Il a l’air d’en savoir, des choses. Alors ça impressionne Mr Ikéa. Et puis il sait faire rire quand il faut. Alors bon, c’est un bon compagnon de vie.
Le problème, c’est qu’un jour, cet ami est allé un peu trop loin. Conscient de l’emprise qu’il avait sur Mr Ikéa, il a voulu tenter une expérience. Peut-être pas au meilleur moment, c’est sûr. Il était énervé. Et cela mettait en rogne Mr Ikéa. Alors la dispute s’est envenimée. Jusqu’au moment où Mr Ikéa n’a plus eu son mot à dire. Son ami en avait marre de Mr Ikéa. Alors il lui a dit de prendre ses affaires et d’aller se jeter du pont qui surplombait la rivière glacée du village. Mr Ikéa n’avait plus le choix. Entièrement sous l’emprise de son ami, son corps a plongé dans les profondeurs glacées de la rivière. Heureusement, un bon samaritain le repêcha. Arrivé aux urgences locales, un médecin lui aurait affirmé que son ami n’avait jamais existé. Quel affront! Comment un type qui ne le connaît que depuis une heure ose nier 3 ans d’amitié riche et mouvementée?! « Schizophrène ». Mr Ikéa n’aime pas ce mot. D’ailleurs, il n’y a pas grand monde qui l’aime ce mot, dans la société. Alors pourquoi lui pourrait l’apprécier?
On lui a donné des médicaments. C’était censé faire disparaître son ami. Drôle de logique. Mais pourtant il les a pris, ses traitements. Il ne l’a pas vraiment remise en question, cette logique. Et en effet, son ami est parti. Aussi vite qu’il était apparu dans la vie de Mr Ikéa. Il faut l’avouer, cela l’a quand même bien soulagé. Avec du recul, il était sacrément encombrant cet ami. Dès que Mr Ikéa était angoissé, son ami ne faisait qu’en rajouter, en lui criant dessus jour et nuit. Quand Mr Ikéa se sentait apaisé, cette voix était plus clémente, plus bienveillante. Ils pouvaient du moins discuter.
Mais un jour, comme beaucoup de personnes prenant des traitements quotidiens sur toute une vie, Mr Ikéa en eut assez. Sans en parler à quiconque, il arrêta ces traitements. Quelques jours plus tard, son ami resurgissait des bas-fonds de son cerveau. Et là, son ami ne laissa pas passer l’occasion. Il lui ordonna très vite de partir au Maroc. Pourquoi le Maroc? L’histoire ne le dit pas. Cet homme qui décrivait des difficultés, ne serait-ce que pour s’organiser à faire ses courses, a su organiser son propre voyage vers un pays dont il ne maîtrise pas la langue, en moins de trois jours. Seul problème : Mr Ikéa n’avait pris qu’un billet Aller, et avait tout juste de quoi se payer un billet pour la France. Mais pas plus loin. Il passa alors des rues tortueuses de Casablanca aux bancs des spacieux Aéroports Français.
Discutant de manière virulente avec son ami, il fut identifié par le personnel de sécurité sur place, et nous a été amené aux urgences.
C’est un homme imposant, aux longs cheveux blonds et à la barbe fournie qui s’est présenté à moi. Sa large carrure contrastait avec son calme et sa douceur de contact. Il m’expliqua que sa solitude était sa principale souffrance. Qu’il avait appris à vivre avec cette voix, même si parfois il perdait tout contrôle physique et psychique sur elle. En discutant avec lui, je me suis rappelé une situation dans les transports publics. Je voyais un jeune homme, assez calme, parler doucement à « sa voix » qui l’envahissait certainement. Les gens autour l’ont d’abord regardé, l’air étrange. Puis au fur et à mesure, ils le fixaient, de manière plus insistante. L’étrangeté laissant sa place à la peur. Cette peur qui rend méfiant, qui casse le lien.
Là, je me retrouvais dans la même situation, mais en face à face dans un bureau. Je n’ai bizarrement pas eu peur. Je pourrais vous faire croire que je suis un téméraire qui n’a peur de rien. Mais non. Je suis plutôt froussard de nature d’ailleurs.
En réalité, Mr Ikéa m’a fait découvrir son monde. Le monde d’un solitaire qui souffre de ne pas communiquer comme les autres. Le monde d’un homme qui intéragit avec lui-même comme personne. J’y ai découvert un homme qui avait une histoire plutôt qu’une simple étrange amitié fictive. Et après tout, la limite est subtile entre cette petite voix intérieure qui est la nôtre et cette voix amicale que Mr Ikéa ne pouvait pas attribuer à lui-même. Mais elle représente cependant la frontière entre ce que la société définit comme la « norme » et le « pathologique ».