A lire en écoutant : Express Yourself – Hopeton Lewis

Albert Einstein

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Alors que la journée venait de commencer, deux collègues bien plus expérimentés que moi m’appellent pour me dire de venir en renfort sur une situation. Non, pas vraiment pour mes qualités cliniques. Plutôt pour l’effet de nombre. Vous savez, un peu comme pour cet autre patient, Tryphon Tournesol. Être en meute face à une personne, ça la calme vite. On me parle donc de la situation. J’apprends alors qu’un homme serait venu chez nous sur les conseils d’un médecin d’une autre spécialité. On connaît vaguement son nom. On sait qu’il est grand, et qu’il aurait agi bizarrement. On est bien avancé avec ça.

Alors on décide de le recevoir. À trois psychiatres. Oui, trois, ça fait beaucoup. Ça ne viendrait peut-être pas à l’idée de médecins d’autres spécialités de voir un patient à trois. Mais en psychiatrie, on le fait parfois. On nous a dit qu’il avait fait peur à voir. Et la première impression, ça compte.

Je dois cependant faire un aparté ici. Il faut savoir que la notion d’inconnu, chez les psychiatres, ça en fait trembler plus d’un. « On ne sait jamais ». Ça fait partie du quotidien. Face au vide, certains sautent avec un parachute, d’autres préfèrent étudier la paroi, quitte à descendre en rappel. Tranquillement. À vrai dire, à partir du moment où on a vécu une agression de la part d’un patient, on change drastiquement nos comportements. Puis cela s’estompe avec le temps. Jusqu’à la prochaine. Si tant est qu’il y en ait une.

En réalité, la violence et l’agitation, on apprend à les comprendre, les appréhender. Doucement. On assimile tout ça. On découvre que l’agressivité du patient dirigée sur soi ne signifie pas forcément qu’il nous hait. On se met à comprendre que parfois la souffrance ne peut s’exprimer que comme ça. Et qu’après tout, on représente en personne l’objet sur lequel l’impensable peut se déverser. En illimité.

Malgré tout, on craint toujours de la vivre, cette agression. On ne s’attend jamais à recevoir de la violence. C’est pas pour ça qu’on a signé. L’essence même du travail en psychiatrie, c’est la relation à l’autre. Pas la rupture violente avec l’autre. La surprise est toujours grande lorsqu’on la découvre. On est d’abord figé, en colère, ou apeuré. Réaction animale. Puis le sentiment de regret peut apparaître, lorsque l’on a trop voulu anticiper les besoins du patient. Ou la sensation d’épuisement, si on a surestimé notre capacité à donner. C’est pourquoi avec le temps, on finit par donner de soi avec un peu plus de parcimonie. On s’écoute un peu plus. On apprend à dire non. On réoriente plus facilement. On apprend à être humain. On se rend compte que la blouse blanche n’est pas une cape, mais plutôt un tissu protecteur. Un symbole qui nous identifie comme soignant. Et on arrête de penser qu’on peut voler avec une blouse blanche.

Dans les faits, ce patient ne sera jamais violent avec nous. Du moins pas physiquement. La chemise débraillée, la bouche décorée de quelques dents qui se disent bonjour, avec une voix qui porte, il nous parlera de sa vie, de ses théories sur le monde. Mr Einstein en connaît des choses. Du moins, il a son avis sur les choses. Et puis il lit la presse. Il a des amis journalistes. Alors on ne la lui fait pas, à lui. « Tous les médecins sont des opportunistes avides d’argent. C’est donc pour ça qu’ils ne reçoivent leurs patients que 10 minutes. En plus, cela leur permet de ne pas soigner leurs patients. Comme ça, ils fidélisent leur patientèle. Et ils s’en mettent plein les poches. Tout ça bien organisé avec le système de gestion de l’hôpital ». CQFD.

À y repenser, on a en réalité passé plus de la moitié de l’entretien à l’écouter nous insulter, nous critiquer, se perdre dans son argumentaire. Puis le voir se rattraper. Comme il pouvait. Mais il n’en démordait pas. On aurait pu lui dire que le monde n’était pas si binaire. Mais l’heure n’était pas au débat. Nos regards se croisaient entre collègues, entre désarroi, compassion et inquiétude. Et les minutes passaient. Mr Einstein ne voulait rien nous dire sur son contexte de vie. Mais il nous en disait un peu. Il ne voulait plus parler avec des médecins, mais il nous parlait un peu. Sa colère rugissante envers « ces-médecins-véreux-qui-n’écoutent-pas-leurs-patients-et-ne-cherchent-que-l’argent-et-la-reconnaissance » l’aveuglait tellement qu’il ne pouvait même plus se rendre compte qu’en réalité trois médecins spécialistes étaient en train de l’écouter depuis une heure, sans pour autant que leur salaire n’augmente, ni qu’ils lui reprochent de « prendre trop de leur temps ».

Mr Einstein nous a questionnés. Il nous a défiés. Et notre désir d’intervenir, comme pour rétablir un peu de logique dans son raisonnement qui nous échappait, s’est confronté à notre désir de ne pas lui nuire. On s’est posé la question de lui imposer des soins. Priver la liberté de déplacement, le temps d’une évaluation. On peut le faire. Le temps de s’assurer qu’il n’est pas en danger. Parce que la logique de Mr Einstein l’a mené à se désocialiser. Il a perdu du poids. Il flotte dans ses vêtements.

Peut-être que sa famille viendra finalement l’entourer et l’aider.
Peut-être qu’on l’aura finalement hospitalisé.

Mr Einstein n’est en tout cas plus avec nous. Sa logique s’est perdue dans sa colère. Et il a bien failli nous perdre avec.

Ça me fait penser à une phrase d’un certain Albert E. : « si vous voulez comprendre une personne, n’écoutez pas ses mots, observez son comportement. » Parfois, la logique ne suffit pas. Enfin, c’est très relatif tout ça.

4 réflexions sur “La logique de la relativité, par Mr Einstein

  1. Pourquoi l’appeler Mr Einstein ? C’est de l’humour bien sûr mais très dévalorisant et méprisant pour ce Mr qui n’a peut être pas réussi à trouver une place dans la société !
    J’ai de nombreux médecins dans ma famille et je ne les ai jamais ni sous-estimés, ni sur-estimés.
    Il y a parmi eux des incultes (à part dans leurs domaines), des sympas, des cons, des avides d’argent, enfin de tout …
    Il faut arrêter de prendre les médecins pour l’élite de l’élite de la nation ! et quand on entend ou lit ce que certains psys peuvent déclarer ; on peut parfois se demander jusqu’où ils peuvent parfois aller (je pense au DSM4 par ex, du n’importe quoi parfois dans le marché du développement personnel, à une certaine psychanalyse un peu délirante, etc.). Avec eux nous serions tous plus ou moins fous… Je ne suis qu’un scientifique comme un autre (physicien de formation) mais m’intéressant aussi aux sciences dites humaines.
    Je suis désolé pour cette réaction un peu épidermique mais c’est car je suis toujours votre blog très intéressant avec plaisir et là j’ai été un peu choqué, même si je commence à comprendre votre humour !
    Bien à vous,

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    1. Tout d’abord merci de votre lecture fidèle ! 🙂
      En lisant votre commentaire, j’ai été d’abord surpris. Puis j’ai essayé de comprendre. En réalité, je l’ai appelé Mr Einstein simplement en rapport à ces travaux sur la relativité, rien de plus 🙂 mais c’est vrai qu’en le regardant sous un autre angle, ça peut donner cette impression dénigrante… Ce n’était pas mon intention en tout cas !
      J’espère à travers ces écrits bien montrer que je ne pense en effet pas que les médecins sont des « élites » (si élite il y a déjà !). Je ne vise pas non plus à représenter la diversité (puisque ce sont des écrits basés sur mon vécu personnel simple). Il doit exister un peu de tout chez les médecins comme dans n’importe quelle profession en effet.
      Enfin, la folie est un bien grand mot qui peut faire peur, mais qui (à mes yeux en tout cas) n’a pas lieu d’être employé. Si le monde de la santé mentale a été nommé comme tel, c’est bien parce qu’il existe une santé mentale. Souffrir d’un trouble mental n’empêche pas de pouvoir avoir une bonne santé mentale d’ailleurs 🙂
      Bref, j’essaie à ma petite échelle d’échanger sereinement en résistant de tomber dans des logiques de reproches qui ne me paraissent pas constructives, et de parler de ce monde qui peut faire peur, nous mettre en colère, nous révolter et par conséquent nous placer en défense. Cette défense même qui a dû s’activer en vous s’y j’en juge à votre réaction épidermique. Comme quoi, on est tous humains 🙂
      Au plaisir de vous lire,
      Bonne soirée à vous

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      1. Je vous remercie vraiment pour votre réponse. Je n’avais pas compris le double sens avec la relativité ;).
        Là où on se rejoint vraiment, c’est que que ne crois pas en une normalité bien définie. Le trop normopathe est pour moi, lui, l’anormal.
        Bien des créateurs, dans tous les domaines (musique, littérature, peinture, etc. et même dans les sciences dites « dures ») pouvaient et peuvent sembler un peu « dérangés » par rapport à la « norme » qui est pourtant tellement fluctuante selon les époques, les lieux, etc.
        Mais simplement, dans le quotidien, certaines personnes peuvent semblaient vraiment bizarres mais que ressentent-elles ? et sans faire de la philosophie simplette, nous avons tous notre réel et rarement vraiment choisi… Il faut beaucoup de recul pour s’en rendre compte et passer bien au dessus de préjugés, de conditionnements, etc. mais là ça peut nous entraîner très loin !
        Par contre certains souffrent vraiment, et ça je le sais et l’ai vécu dans mon entourage mais ça devient très personnel.
        Pour ce qui est de la société d’aujourd’hui, je vous rejoins aussi. Il y a un consumérisme affligeant où seule la rentabilité compte.
        J’ai plus de 50 ans et malgré les seulement quelques chaines d’hier, il y avait parfois une vraie convivialité ; aujourd’hui ça sonne souvent tellement faux… à la TV (le petit rapporteur, les beaux feuilletons (chapeau melon et, colombo, flipper le dauphin,…). Vous devez sourire, non 😉 !
        Ça y est, je fais le vieux con 😉 mais on n’était pas encore envahie par le marketing à tous les étages ( le début de la fin fut la télé réalité..). Bon, j’arrête là sinon je n’arrêterai pas…
        Je ne renie pourtant pas notre époque actuelle avec tous les progrès mais pour beaucoup elle est devenue trop confuse, trop rapide et trop complexe, le double-bind peut alors faire des ravages…

        Merci encore pour votre blog qui parle de la « vraie » réalité !
        Bonne soirée à vous aussi et au plaisir de toujours vous lire

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