A lire en écoutant : Don’t You Find – Jamie T
Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.
Une jeune fille est entrée dans le monde des adultes. De manière tragique. Encore du tragique, certes. Mais de l’humain, toujours.
Elle est venue en consultation avec ses parents. Elle voulait voir un psy. Pas anodin, à son âge. Du haut de sa presque majorité, elle menait paisiblement sa vie. Un petit-ami. Une colonie de copines pour rire, s’amuser et découvrir le monde. En pleine formation pour rentrer dans le monde du travail. Une famille aimante. Une bonne base, quoi. Miss Chenille dans son cocon.
Seulement voilà. Il y a quelques semaines, ses grands yeux noirs ont laissé dérouler du mascara. Son corps allongé et droit s’est alors courbé. Son sourire lumineux s’est subitement éteint. Surprise et désespoir. Un collègue a eu le malheur de devoir lui annoncer une triste nouvelle. Elle va découvrir le monde des adultes. Le monde un peu moins rose bonbon que dans son cocon. Miss Chenille va devoir se transformer en Miss Papillon.
Lui-même n’y croyait pas. « C’est sûrement bénin, comme souvent. Pas d’inquiétude. » On aime les rassurer nos patients. Surtout quand ils nous touchent, qu’ils nous rappellent des gens. Parfois, on se met même un peu trop à leur place. Voilà, on s’identifie à eux. Et plus on s’y identifie, et plus notre volonté de réassurance est forte.
Un patient nous rappelle notre grand-père? On ira le voir deux fois dans la journée.
Un patient est médecin? On va quand même relire les recommandations de bonnes pratiques.
Une patiente a l’âge de notre sœur? On va s’assurer de rencontrer les parents, mais aussi la fratrie.
Nos émotions influençent nos comportements. Nos pratiques. Pas la peine de se mentir. L’identifier permet déjà d’avancer. Mais l’urgence des jours empêche parfois cette prise de conscience.
Je ne sais pas avec quelle intensité mon collègue s’est identifé à Miss Papillon. Ce qui est sûr, c’est qu’elle l’a touché. C’est vrai qu’elle est touchante. Naïve de la vie. Préservée jusque-là de l’imprévisible. Dans un cocon. Alors la rassurer, on en a envie. On n’aimerait pas qu’il lui arrive ce que l’on peut voir et traiter au quotidien chez d’autres patients. Pas à elle. Alors la solution, parfois, c’est le déni. « Ça va aller ». « Même pas peur ». Parce-que le déni, ça rassure. Un temps. Et comme toute réaction de défense, elle est utile. Un temps. Comme on peut placarder des grands panneaux dans la rue, affichant des slogans « le terrorisme ne nous fait pas peur » après des attentats, notre objecteur de conscience peut plaquer en nous ce même panneau face à l’insensée loterie du cancer.
Ce qui m’a marqué chez Miss Papillon, c’est justement sa réaction. Alors tranquillement installée dans son cocon, elle a reçu un violent coup de vent. Elle aurait pu se laisser tomber, comme une chenille. Mais un profond instinct de survie l’a amenée à déployer brusquement ses ailes pour planer. La chute est moins rapide. Elle corrige la courbe, doucement. Elle doit apprendre à voler en un quart de seconde. Question de survie. Elle doit continuer à travailler au milieu des autres papillons. Certains appellent cela la résilience. Mais on n’en est pas encore là. Résumons cela à de la lutte. Une lutte pour tenir une vie qui va nous manquer. Une vie que l’on va perdre. Au bénéfice d’une autre. Le cancer comme transition. Le cancer comme substitut de mue.
Elle essaie de faire face. Elle ne veut pas se permettre d’en rajouter à ses parents.
Son père, d’abord. Exigeant mais bienveillant. Il ne veut pas voir sa fille tomber, déjà. Il ne veut pas voir le cancer de sa fille, surtout. Cela ne peut pas correspondre à la vie qu’il espérait pour elle. Alors il faut faire « comme si ». Tomber tout en continuant à marcher. Comme si cela rendait la situation moins grave. Plus facile à digérer, sûrement.
Sa mère, ensuite. Atteinte. Blessée. Il y a eu tant de cancers dans son entourage déjà. Pas la peine de lui rappeler que cela a touché sa sphère familiale intime. La chair de sa chair.
Alors Miss Papillon garde ses larmes précieusement dans un grand vase. Une collection pour ne pas blesser. Une collection pour se rappeler. Une collection pour pouvoir trier plus tard. Le problème des collections, c’est que ça prend vite de la place. On passe d’un vase, à dix vases, et on finit par tout transvaser dans un grand lac spécialement conçu pour ça.. Et puis ça déborde. Et l’émotion se déverse. Certains ingénieurs malicieux arrivent à concevoir des barrages puissants en urgence pour contenir le raz-de-marée. Mais ça déforme un peu le paysage. Des douleurs surviennent. Des reflux. Des réveils dans la nuit. Un peu d’asthme. Un virus qui passe. Ça déforme un peu. Pas trop. Suffisamment pour fatiguer Miss Papillon. La fatigue, cette faille dans le barrage. On remet du ciment. On colmate. On est allé jusqu’à sortir des rouleaux de scotch. Mais là, Miss Papillon ne peut plus contenir tout ça.
Alors je la reçois. 40 minutes. J’écoute. Tiens, elle me dit qu’elle ne peut en parler à personne, de tout ça. Tiraillée entre la peur de blesser, la peur de gêner, la peur d’être rejetée, de ne pas être comprise. Je lui demande alors de m’emmener voir ce lac au barrage si haut. On se balade au bord. Elle me décrit un immense lac, un barrage conçu contre toutes les intempéries. Mais je ne vois qu’un vase. Plein, certes. Ah si, un gros barrage, en effet. Mais pourquoi un barrage pour contenir les larmes d’un simple vase? Miss Papillon s’effondre. Pleure. Et sourit aussi.
Il n’y aura pas de médicaments dans la prescription. Juste du repos. Un peu de temps pour tranquillement écoper ce vase qui n’a pas besoin d’être débordant. Du temps pour demander à sa famille de venir l’aider à déconstruire ce barrage qui dénature le paysage, qui n’a rien à faire là, alors qu’une belle rivière pourrait s’écouler doucement. Loin des contraintes du travail, qui nous obligent à maintenir une certaine exigence envers nous-mêmes. Loin des ces besoins que l’on se crée lorsque l’essentiel est comblé. Pas besoin de ça pour le moment.
Les besoins, les plus essentiels, se font ressentir lorsqu’on se confronte à la fragilité de notre vie. Que notre santé vacille. Elle me dit avoir besoin de se sentir appartenir à un groupe, à sa famille, à sa bande de copines, à son couple. Elle me rajoute qu’elle a aussi besoin de pouvoir bien dormir. Miss Papillon a besoin de s’assurer que tous ses besoins primaires sont bien comblés. Et seulement ensuite elle pourra accepter cette transition. Et ensuite seulement elle pourra recruter les ressources nécessaires à son adaptation à cette nouvelle vie.
Papa Papillon est un peu pressé, Maman Papillon n’est pas assez disponible psychiquement. Alors Miss Papillon ne se sent pas entendue. Encore moins comprise. Mais il semblerait que des choses aient changé suite à notre entretien. Les parents ont pris conscience de ce qui se passait. Et Miss Papillon a pu se faire comprendre, sans blesser. Alors tout devrait rentrer dans l’ordre. Doucement. Avec le temps comme allié.