A lire en écoutant : Gné Gné – Giorgio Conte

Hysteria Hystérie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

C’est la tourmente dans le service d’oncologie. L’oncologie, pour information, c’est le monde des cancers. C’est le thème du début de mois. Et aujourd’hui, je suis encore de liaison. Si, vous savez. J’en ai déjà parlé quand je vous racontais l’histoire de Freddy La Poisse.

Une collègue d’oncologie m’a appelé. Son service, d’habitude calme, rangé et rythmé d’entrées-sorties de patients, s’est soudain transformé en foire. En scène de théâtre. En scène de ménage. La patiente que certains détestent, et que tous redoutent, vient d’arriver : Madame Hystéro.

Madame Hystéro est étiquetée d’un « trouble de personnalité ». Pour faire court, c’est un ensemble de traits spécifiques de caractère particulièrement saillants chez une personne. Des traits plus marqués, plus rigides. Avec toutes les conséquences qui vont avec.

Les troubles de personnalité regroupent les prototypes extrêmes de traits de caractère dont nous disposons tous à divers degrés. Il y en a toute une collection. Le psychopathe froid, manipulateur, auto-centré, qui fera tout pour avoir une emprise maximale sur les soins et les soignants. La patiente borderline qui va faire des crises de nerfs parce qu’on doit lui faire un examen en urgence, qui crie, pleure, et redevient souriante et aimable avec vous cinq minutes plus tard. La personne évitante, qui va préférer vous dire que tout va bien, qu’elle n’a pas mal, alors qu’elle souffre et n’en peut plus de voir votre face au quotidien. Il existe aussi le patient « modèle », perfectionniste, qui va tout faire comme vous lui dites, au mot près. Il viendra vous apporter des chocolats à Noël. Il fera votre éloge, même si son état s’aggrave.

Et puis il y a les patientes « histrioniques ». On les appelle parfois aussi « hystériques », « névrosées », « simulatrices », « hystéros », « casse-c**** », suivant le degré de respect des soignants envers leurs patientes. Cette étiquette a progressivement pris la forme d’une insulte pour beaucoup. Une façon de décharger la colère et la frustration que ces personnes peuvent générer chez le soignant. Une façon de réduire l’ampleur de leurs comportements à un mot. Une case. Plus facile à comprendre.

Aujourd’hui, Madame Hystéro a fait des siennes. Mais je vais d’abord prendre le temps de la décrire. Parce qu’une hystéro, avant d’être une casse-bonbon, c’est une personne. Elle me racontera ses détails de vie le temps de notre première rencontre. On ne se connaissait pas. Pourtant, elle me dira tout, ou presque.

Tranquillement assise au bord de son lit, entourée de tuyaux reliés à des poches, la lumière tamisée d’hôpital venant dessiner les contours de son crâne dénué de chevelure, elle me parla de son parcours semé d’embûches. Elle me déroula une série d’évènements tragiques, sans sourciller une seule fois. De manière mécanique, comme un discours bien appris. Elle ponctuait son récit de regards en ma direction, comme pour vérifier ma réaction. Comme pour être sûre que son histoire ait un pouvoir attendrissant sur moi. Quitte à y rajouter un peu de spectacle. Des yeux tristes, le front plissé, les sourcils vers le haut. Le pack émotion au complet. Imiter une émotion qui a disparu depuis un certain temps dans une souffrance plus large. Une souffrance qui la dépasse. Et qui n’a plus de sens. Elle est pourtant bien là cette souffrance, à dégrader le quotidien de Madame Hystéro. Mais impossible de la distinguer dans ce chaos. Impossible de réagir de manière adaptée. Alors elle a pris le déni comme porte de sortie.

Dix ans de déni d’une vie rêvée qui n’existe plus. Cela avait bien commencé pourtant. Elle avait pu avoir des rôles dans des pièces de théâtre, elle tournait un peu en France. Et puis le tourbillon de la vie l’a fait tourner si vite qu’elle en a perdu la possibilité de se repérer, de poser des bases, de construire un peu. Et la voilà actrice (mauvaise) de sa propre vie. Elle arrive bien à la raconter, sa vie. Mais comme un spectateur raconte un film qu’il vient juste de voir. Elle contemple sa vie avec l’indifférence qui la maintient dans son déni.

Pour s’assurer une déconnexion complète de sa réalité, elle utilisera l’alcool. Et quelques médicaments. Elle continuera à fumer, aussi. C’est important pour le personnage qu’elle est. Ça donne un style désinvolte. Alors elle fume beaucoup. Boit suffisamment. Mais aujourd’hui, cela ne passe plus. Elle a un cancer de la gorge. Résultat de consommations toxiques chroniques dans un déni de souffrance. Le problème du déni, c’est qu’il nous fait croire seulement ce que l’on veut bien voir. Son cancer, elle l’a vu. Elle prend des traitements d’ailleurs. Mais pas vraiment comme tout le monde, parce qu’elle n’est pas comme tout le monde. Et elle compte bien le rappeler à tous les soignants qui la verront. Pas la peine de lui proposer quelque chose, c’est elle qui choisit. Pas la peine d’imaginer tout un protocole de traitement, elle dira non. Juste pour nous rappeler qu’elle n’est pas n’importe qui. Elle a une vie, elle souffre. Et c’est comme ça qu’elle se définit depuis longtemps. Alors qu’on ne vienne pas lui dire qu’on va la guérir. Guérir, c’est mourir. Guérir, c’est renoncer à tant d’années de déni. Guérir, c’est accepter que l’on n’a pas vécu toutes ces années.

Alors elle continuera à fumer. Ça frustrera les soignants. Ça les énervera. Certains s’opposeront à son comportement, par dignité. D’autres iront jusqu’à l’insulter, dans son dos. Enfin, quelques-uns décideront de rompre le lien. L’agressivité passive devenant trop insupportable. Beaucoup de colère, parfois de la haine. Des émotions fortes, que l’hôpital n’aime pas trop contenir.

Pour ma part, je déciderai de rester contemplateur. Je ne la jugerai pas. Je l’ai écoutée. J’ai entendu son discours. J’ai tenté de l’amener à pointer certains de ses comportements comme le reflet d’une souffrance peut-être plus grande que ce qu’elle pouvait concevoir. J’ai voulu bien faire, naïf que je suis. On aurait pu croire que cela eût pu lui permettre d’investir la relation avec moi. En réalité, elle me fera savoir plus tard dans la journée, de manière très indirecte, qu’elle ne souhaite plus me revoir. Fin de la partie. Le déni semble avoir encore gagné.

J’avoue avoir été d’abord déçu. C’est cohérent. Elle me renvoie à mon échec dans la prise en charge. Ce n’est quand même pas un jeunot de psychiatre qui va bouleverser son chaos équilibré si difficilement construit. Et puis après en avoir discuté avec des collègues, peut-être que l’approche était juste, mais seulement trop précoce. Trop rapide. Elle m’a fait croire qu’on se connaissait suffisamment en me racontant les détails de sa vie. J’ai cru qu’on se connaissait depuis longtemps. Mais ce n’était qu’une illusion. Et j’ai agi sous l’influence de cette illusion, en me permettant de lui montrer que sa façon de prendre le contrôle sur les gens ne fonctionnerait pas sur moi. Je ne la jugerai pas. Je ne lui fournirai pas de matière pour qu’elle puisse me lacérer de reproches et me tenir à distance. Alors face à l’absence de prise, elle préférera me dénier. Faire comme si je n’existais pas. Et m’exclure de son monde de déni et de contrôle. Quand aucune solution n’est possible, supprimer le problème reste encore la meilleure alternative.

Pourtant, je les aime bien, ces patientes. L’imprévisible se mêle toujours à ces prises en charge. Elles demandent de notre part une analyse fine de la situation. Un positionnement réfléchi. Des paroles mesurées. Des réactions découplées de la simple réaction réflexe. Voir plus loin que la façade qu’elles veulent bien nous montrer. Tenter de créer un lien sur un champ de guerre.

Aujourd’hui, j’ai pris la bombe en pleine face. J’espère que demain, je la retrouverai pour une nouvelle tentative, une nouvelle exposition. J’y serai en tout cas. Avec un camouflage plus efficace.

Une réflexion sur “Le calvaire de Madame Hystéro

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