A lire en écoutant : Jealous Guy – Donny Hathaway
ou pour le plaisir : Nadia’s Theme – The Young and The Restless
Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.
La série télé « Les feux de l’amour », plus vieille que l’ère paléolithique, a décidé de venir s’inspirer de la réalité du service de psychiatrie. Brenda est une femme solitaire, austère, mais qui a le sens du détail. La soixantaine rayonnante. Elle ne sort jamais dans la rue sans un maquillage parfait. Sa chevelure arbore des boucles brillantes qui s’entrecroisent sans anarchie. Un petit foulard couvre soigneusement son cou fin et distingué. Rien ne dépasse.
Il y a vingt ans de cela, alors qu’elle sortait faire ses courses comme tous les mardis matin à 11h, un homme vint croiser sa route. Mike avait la classe des dandys dignes des meilleurs films de gangsters. Costard trois pièces, noeud papillon, cheveux gominés. Un buste large, imposant et contenant. Un sourire large et généreux. Un regard chaud et envoûtant. Quand Brenda rencontra Mike, une chaleur jusque-là jamais ressentie la submergea. Le temps se figea. Une aura de lumière entoura les deux protagonistes et l’envie de mêler leur intimité fut soudain une évidence pour tous deux. Mike l’invita. Ils rirent beaucoup. Et se rencontrèrent de plus en plus fréquemment. La passion animée comme un volcan en éruption.
Seulement le jour de la désillusion arriva rapidement pour Brenda. Mike était marié à Jessy. Ils avaient deux enfants. Wendy et Jason. Ils ne pourront jamais vivre leur histoire d’amour. Mike était tiraillé entre l’intensité du feu passionnel jaillissant du cœur de Brenda et ses sentiments amoureux pour Jessy. Il ne pouvait concevoir de laisser sa famille et blesser ses enfants. Mais il ne pouvait se projeter dans le futur sans Brenda à ses côtés.
En femme solitaire et organisée, Brenda aurait habituellement décidé d’abandonner Mike. Mais l’amour fou transforme la pensée en passion. Et il suffisait à Brenda de voir le sourire de Mike pour s’en rappeler. Alors elle décida d’endosser son rôle d’amante pour un temps. Finalement, ce fut le temps d’une vie. Brenda continua sa vie solitaire. Mike feintait un sourire cordial à sa femme et ses enfants. Et les deux amants se retrouvaient en catimini, cachés de tous, pour déployer leur passion.
Une passion pour la vie. Le temps passa. Mais Brenda était très seule. Le quotidien devenait trop pesant. Et imaginer Mike dans les bras de Jessy devenait de plus en plus insupportable. La vie devenait lourde. Le temps déroulait trop lentement. Jusqu’au jour où ce fut trop pour Brenda. Mike devait quitter Jessy. Et Brenda devait l’en persuader. Alors un soir, alors que Mike avait pu se libérer pour la rejoindre dans son appartement, elle décida d’ingérer ses produits ménagers, face à lui.
« C’est maintenant ou jamais! » affirma-t-elle à son amant.
Coup de théâtre. Mike ne put que constater les dégâts. Il se mordit le doigt, plein de regrets. Les urgences ne tardèrent pas. Les sirènes retentirent. Les chirurgiens furent réveillés. Brenda devait être opérée. Mike hésita à l’accompagner. Le risque de lever le voile sur sa double vie était grand. Il préféra rentrer rejoindre Jessy.
Brenda se réveilla seule dans son lit d’hôpital. Elle n’avait plus de voix. Elle était nourrie par un tuyau qui venait se glisser directement dans ses vaisseaux. A la place de son joli foulard, elle n’avait plus qu’un trou béant. Brenda vivait maintenant avec beaucoup de regrets. Le regret de n’avoir pu exprimer autrement à Mike son profond besoin de construire une vie à deux. Le regret d’avoir choisi des produits ménagers. Si seulement elle avait su que cela allait l’obliger à avoir une trachéotomie à vie…
Brenda se retrouve maintenant profondément déprimée. Le sentiment de regret chronique l’empêche de se projeter dans l’avenir. Elle reste ancrée dans un passé rêvé, un passé espéré.
Mais l’espoir semble renaître progressivement. Mike est revenu. Il vient régulièrement lui rendre visite. Brenda m’avait confié partager sa vie avec son « ami » Mike depuis vingt ans. Chacun chez soi, parce que c’est une femme solitaire et indépendante. Alors je n’ai pas posé plus de questions. Puis aujourd’hui, je la vois en compagnie de Mike. Avant l’entretien, je m’assure auprès de Mike du type de relation qu’ils entretiennent. Pour ne pas rompre le secret médical avec n’importe qui, même si Brenda est d’accord. Mike me dira n’être qu’un ami. Avec un sourire large et une gêne bien cachée. Je regarde alors Brenda avec surprise. Elle détourne le regard, qui vient se poser sur les reflets du soleil marquant le sobre lino hospitalier. Son visage se ferme. Je demande à Mike de nous laisser un moment.
– « J’avoue ne plus comprendre la situation, Brenda. »
– « Mais Jack, je ne comprends pas pourquoi il dit ça! Mike est mon amant depuis plus de vingt ans! » (on va dire que Jack, c’est moi)
– « Pensez-vous que Mike souhaite encore vivre en secret votre passion? Craint-il les foudres de Jessy? »
– « Je pense qu’il n’y a pas d’autres explications. Cela me brise le cœur, mais après tout, j’ai décidé de cette vie il y a de cela bien longtemps. »
Brenda ne voudra pas qu’on limite les visites de Mike. Certes, sa venue lui faisait vivre des émotions très partagées, mais il ne lui restait plus que lui dans sa vie. L’enjeu était trop important. Brenda était une femme solitaire, mais ne voulait pas se résoudre à finir sa vie seule, face à ce trou béant qu’est la solitude. Elle en a déjà un, de trou béant. C’est assez.
Ce qui m’a perturbé, c’est que je me suis retrouvé inclus dans le scénario de sa vie. Brenda ne voulait pas que je divulgue son secret. Pas à sa famille, pas à mes collègues médecins, pas à Mike. Je devenais complice, détenteur d’un secret vieux de vingt ans. Et je participais à sa volonté de figer le temps, retenu par le secret médical.
Il faut parfois avoir vu les 36 épisodes des saisons 1 à 10 de la vie de Brenda pour mieux comprendre le dernier épisode. Malgré tout, comme dans la célèbre série TV, il arrive qu’on comprenne l’épisode en cours sans avoir jamais regardé la série. L’histoire d’une vie compliquée qui se répète. Une vie plutôt simple à résumer, malgré tous ces drames.