A lire en écoutant : Three King Fishers – Gabor Szabo

Salvador Dali Folie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un psy a répondu de manière directe à une question. Quelle chose d’étrange. Les psy ne sont pas connus pour ça, pourtant.

Tout s’est passé lors de ma rencontre avec Pierre. Il venait pour la dixième fois aux urgences pour qu’on trouve pourquoi il avait si mal au ventre. Ça l’inquiétait beaucoup. On le sentait. Pierre ne transpirait pourtant pas la maladie. Il avait la trentaine bien révolue, une stature assez charismatique, et son métier semblait prendre une part très importante de sa vie. Il me disait adorer être au contact de l’autre, au milieu de plein de gens, entouré. Le genre de type à vivre à cent à l’heure, en consommant chaque instant de sa vie. Mais assez stressant à voir, quand même. Juste à le regarder bouger dans tous les sens en me parlant, j’en étais fatigué.

Parfois, il lui arrivait d’avoir de petites douleurs. Jamais au même endroit. Par contre, ça venait sans prévenir. Ça pouvait repartir, ça pouvait revenir.

Il me disait arriver à chaque fois à trouver une raison à sa douleur. Mal de dos? Oh, il était resté trop longtemps assis. Mal au genou? Oh, il avait fait un faux mouvement. Un torticolis? Oh, il avait dormi dans une mauvaise position. Et puis quand aucune cause directe et facile à identifier ne venait à sa conscience, alors l’inquiétude montait. Mal au ventre? « Ça fait deux semaines, ça ne peut pas être ce que j’ai mangé… Et puis avec ce qu’on entend sur toutes les causes graves de mal de ventre… J’espère que je n’ai rien de grave… »

Alors il est allé voir sur internet. La Mecque de l’hypocondrie. Le terreau de l’anxiété. La source qui entretient la peur. Bon, parfois on y apprend des choses intéressantes. Mais pas quand on a peur et qu’on cherche une cause qui pourrait mettre en danger notre vie. Il s’est mis à imaginer le pire. Puis il a ruminé le scénario de la fin de sa vie en boucle dans sa tête. Suffisamment pour qu’il arrive à se persuader qu’il avait vraiment quelque chose de grave. Alors il est allé voir son médecin. Il lui a fait des examens. Tout était revenu normal. Mais il avait encore mal Pierre, donc ça voulait forcément dire que le médecin était passé à côté de quelque chose. Il n’y avait pas de place pour une autre explication dans sa tête. Alors il est allé voir un autre médecin, pour vérifier. On ne sait jamais. Mais tous les examens sont revenus normaux. Alors au bout d’un moment, il s’est présenté aux urgences. Même scénario. Et à force, tout le monde le connaissait. Pierre avait eu le malheur de crier un peu trop « Au loup! » sans que personne n’en voie la trace. Plus personne ne voulait le croire. « Encore lui? Mais on lui a dit qu’il n’y avait rien! Pas de lésions! » Et Pierre commença à s’isoler, seul, avec sa douleur.

Et la douleur, ça fait mal. Surtout si on la met dans un shaker avec un peu d’isolement et un sentiment de rejet. On peut y voir alors se pointer la dépression. Le problème, c’est que la sensation de rejet, ça aggrave nos sensations douloureuses. Si, vous savez. « Ce qu’il m’a dit, ça m’a fait mal ». « Elle m’a brisé le cœur ». « Je souffre tellement depuis son départ ». Ça se retrouve dans toutes les langues du monde. On appelle ça la douleur morale. Nos émotions peuvent aussi nous donner la sensation qu’on a mal. Et quand on a mal, on a des émotions. De la peur, souvent. Peur d’être en danger. Peur de mourir. Et ça peut aggraver l’intensité de nos douleurs. Finalement, entre douleur et émotions, c’est une boucle infernale.

Donc j’ai reçu Pierre. Il ne voulait pas trop, en vrai. En y repensant, c’est assez logique. À quoi bon voir un psychiatre quand on a mal au ventre? C’est comme si on allait voir un cardiologue alors qu’on a mal aux dents. Ça n’a pas de sens. Je me suis présenté. Je l’ai senti réticent. Je lui ai dit: « Je vous sens réticent » (malin, non?). Et là, il m’a répondu quelque chose que tout psy a dû entendre au moins une fois dans sa vie :

« Je ne vois pas pourquoi je dois voir un psy! Je ne suis pas fou! … Si? Je suis fou? »

Comment te dire, Pierre. C’est assez embêtant de se retrouver à devoir répondre à cette question. Si je te dis non, je considère que la folie existe, et que tu es dans la norme. Si je te dis oui, je considère que la folie existe, et on casse le lien. Or, en psychiatrie, le mot « folie », presque personne ne l’utilise. Pour une raison, sûrement. C’est que l’on ne souhaite pas prendre le rôle de « garant de la normalité ». Ça peut paraître étonnant de la part d’un psy de dire ça. On passe pourtant nos journées à faire des diagnostics de maladie. Mais la maladie n’est pas la folie. La bizarrerie n’est pas la folie. On laissera ce débat pour les philosophes. Ce qui nous importe en tant que psy est différent. On veut juste assouplir la capacité de tout un chacun à accepter la différence, la bizarrerie. Tolérer l’écart de comportement. Arriver à intégrer ce que l’on voit nous comme un handicap, dans le fonctionnement général de la société.

Habituellement, on va tenter d’esquiver la question, et par là même, la réponse. Après tout, on n’a pas l’obligation de répondre à tout. « Vous pensez être fou? Vraiment? », « je vous sens très anxieux… Que se passe-t-il? ». Bref, c’est facile d’esquiver. Parfois, je dis à mes patients que la folie n’existe pas en soi. Que l’Homme l’a créée en la définissant. Mais pour une multitude de raisons, aujourd’hui, je lui ai rétorqué « je vous rassure, vous n’êtes pas fou ». Et hop! Je le réintégrais dans le groupe des « normaux », tout en lui faisant entendre que j’étais donc le garant de la normalité. Le détenteur du tampon « validé comme normal ». Alors oui, ça l’a rassuré. Il s’est senti compris. Il a pu entendre quelqu’un enfin reconnaître la réalité de ses douleurs. Et c’est important. Mais voilà. Notre intervention doit-elle se résumer à rassurer, entendre et recueillir la souffrance des patients? Je pense que le psychiatre a un autre rôle aussi crucial à tenir. Celui d’ouvrir la porte et les fenêtres qui mènent à la marginalité, pour rendre visible ce qui est craint. Pour lever la peur du bizarre, sous prétexte que c’est un monde peu connu.

Dans cette situation, je n’ai fait que légitimer sa peur de « la folie », tout en sous-entendant que j’étais habilité à définir ce qu’était la folie. Ce qui est faux, évidemment. On ne m’y reprendra pas.

3 réflexions sur “La Folie de la Norme

Laisser un commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s