À lire en écoutant : Quitte à t’aimer – Hocus Pocus

bistrot pochtron

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un humain isolé est rentré en contact avec un autre humain. Pourtant, rien ne le prédisposait à se connecter à nouveau au monde aride de la société. Monsieur Triple-Sec vivait en ermite depuis plus de dix ans. Il semblait avoir perdu une forme d’énergie vitale. Il avait perdu ce qui nous relie au vivant, le besoin de lien social. Pour la faire courte, Monsieur Triple-Sec avait grandi sur une île lointaine. Il avait toujours vécu en plein air, avec quelques amis autour de lui. Plutôt discret, il draguait parfois, passait d’une relation à l’autre souvent. Il aimait plutôt les femmes fortes en caractère, très indépendantes. Il avait eu plusieurs histoires, avec des fins jamais très radieuses.

Lui était plutôt du genre méfiant, du genre à ne pas donner sa confiance à n’importe qui. Il y avait une mère dans l’affaire. Une mère qui l’aimait trop. Un père qui lui ne l’aimait peut-être pas assez. Et puis il y eut une femme. Il l’aima éperdument. Elle lui promit de belles choses. Il a cru que c’était la bonne. Il a cru qu’il pouvait enfin faire confiance à quelqu’un. Il ne la connaissait pas tellement pourtant. Elle lui proposa une nouvelle vie en France. Elle lui demanda de le suivre. Il répondit oui, sans hésiter. Voyage. Emménagement. Et prise des premières marques. Puis vint le choc. Adultère et séparation. Tout est allé très vite.

Le problème, c’est qu’un type du genre méfiant qui se fait tromper, ça n’arrange pas les choses. « C’est pas faute de t’avoir répété qu’il ne fallait faire confiance à personne » lui aurait dit son père. « Je t’avais dit que le monde était dangereux, et que tu aurais dû rester avec moi » lui aurait rétorqué sa mère. Monsieur Triple-Sec avait donc repris ses habitudes. Il était de nouveau sur ses gardes. Et il s’isola progressivement du monde.

Cet homme, je ne le verrai qu’une seule fois. Il était déjà en bout de course. L’alcool était devenu son seul ami. La boisson, c’était pour oublier qu’il était triste. Pour oublier qu’il était seul. Pour calmer cette colère qu’il avait envers les humains. Il n’avait eu personne pour l’aider à persévérer dans sa belle quête. Celle de faire confiance à l’autre. De faire le choix d’aimer plutôt que de se méfier. Dix années étaient alors passées dans cette solitude, et les douleurs étaient fortes. Pas question de demander de l’aide. Pas besoin de réconfort. Pourtant, je lui ai parlé. Je l’ai eu devant moi pendant un peu moins d’une heure. Il me raconta comment il avait soudainement décidé de consulter un médecin, ses douleurs, la fatigue, son ventre qui grossissait un peu trop. C’en était trop, quoi. Il m’expliqua l’indignation qu’il ressentit face à l’accueil qu’il lui avait été réservé par quelques médecins: « Mais vous vous détruisez la santé! » « Vous ne vous rendez pas compte du danger dans lequel vous vous mettez? » « Il faut que vous arrêtiez de boire, vous allez mourir ». Pas de quoi motiver un homme à lier avec un humain, c’est vrai. Mais pour je ne sais quelle raison, il accepta de voir un psychiatre. Et c’était aujourd’hui.

Alors pas question de rater cette occasion. Je me sentais pressé de l’accueillir dans le monde des humains, mais avec l’impression de devoir courir sur des œufs sans les casser. J’avais besoin d’instaurer un lien de confiance rapide, solide, dès le premier contact. Du moins c’est ce que je pensais utile. En rentrant dans sa chambre, j’avais tous les sens en éveil. Je regardais comment il avait organisé sa chambre, comment lui se tenait, les petits accessoires un peu partout. Des romans. Des lunettes. Un téléphone. Quelques indices utiles à récolter peut-être. Le téléphone, cela pouvait faire penser qu’il voulait malgré tout garder contact avec l’autre, envers et contre tout. Des romans, ça pouvait vouloir signifier un intérêt pour l’imaginaire. Ou juste montrer aux autres qu’il ne faisait pas rien de ses journées ici à l’hôpital. Je croisais finalement son regard. Il était fuyant, gêné. Ça m’a fait détourner le regard, par réflexe. Comme pour lui montrer que je ne voulais pas le gêner. On imite pour s’affilier.

On se serra finalement la main. Geste important. Une bonne façon de définir la bonne distance entre nous deux. Pas trop près, pas trop loin. Serrer trop fort serait intimidant. Serrer la main sans intention aurait fait transparaître que je ne m’intéressais pas à cette rencontre. J’en ai profité pour le regarder à nouveau, en souriant. « Je viens en ami sur un terrain qui n’est pas le mien ». Cela a beau se passer à l’hôpital, mon lieu de travail, rentrer dans une chambre, c’est rentrer dans l’intimité de vie du patient. Alors quelques précautions étaient de mise. On ne déboule pas chez quelqu’un en défonçant la porte, sans dire bonjour, pour se ruer sur son corps en le forçant à se déshabiller pour l’examiner.

Le reste de l’entretien se passera avec la même intensité. Sans cesse, j’essaierai de placer des indices dans mes mots et mes comportements pour lui rappeler que je ne le trahirai pas. Il me racontera finalement beaucoup de détails de sa vie. De son choix de prendre un risque, une fois. En partant de son île. En se détachant de sa mère, comme pour se prouver qu’il pouvait voler tout seul. En ne disant pas au revoir à son père, comme pour lui montrer qu’il ne croyait plus en la paranoïa. Que l’Amour pourrait le sauver. Il me confia à demi-mots comment cette séparation avait eu pour effet de confirmer ce qu’il craignait. Qu’à peine avait-t-il essayé de fonctionner différemment qu’il en payait les conséquences. Il m’expliqua comment il avait replongé alors dans ses habitudes. Et comment il s’était renfermé dans sa coquille. Il avait essayé de voler sans même qu’on lui ait donné des ailes.

Finalement, il s’était promis de ne plus jamais faire confiance à personne. Il avait décidé de s’isoler. Mais le sentiment de solitude ne faisait que raviver ses besoins profonds d’affection, de réconfort, de sécurité. Et sa maman n’était plus avec lui. C’était comme ça qu’il avait décidé de téter des goulots de bouteilles de whisky plutôt que le sein de sa mère. Son cerveau avait déjà associé solitude avec angoisse, et angoisse avec besoin de réconfort. Et très vite, il assimila que le besoin de réconfort, ne pouvant être comblé, pouvait être cependant atténué par l’alcool. Se remplir quand le vide se fait sentir. Se déconnecter quand le besoin de connexion devient fort. Un verre. Puis deux. Puis six. Et puis on ne compte plus.

Ça en fait des choses. Je ne l’aurai connu que l’espace de 45 minutes. Et pourtant, il m’aura confié suffisamment de son intime pour m’aider à cerner les grands contours de sa personne. Je suis toujours stupéfait de constater tout ce qu’une personne si isolée peut confier à un illustre inconnu en si peu de temps.

Bon, finalement il souhaitait retourner sur son île. Alors on ne se reverra probablement pas. J’espère quand même qu’il arrivera là-bas avec sa coquille entrouverte. Pour laisser la place au lien humain. Rien de moins sûr.

2 réflexions sur “Dans les coulisses du bistrot du coin

  1. Une fort belle page
    En hommage au cœur des hommes, qui ne se résolvent jamais tout à fait à la solitude.
    Et savent pourtant si mal ouvrir leur coquille de protection.
    Une page franche comme une poignée de main sincère.

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  2. Merci pour ce joli commentaire 🙂 Je suis très touché! C’est un commentaire inaugural d’ailleurs! Je garde ces jolis mots dans ma sacoche de positivisme, au cas où un jour j’en ai à nouveau besoin!

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