À lire en écoutant : Ansanm – Maya Kamaty

vieil homme âgé banc

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un homme a été hospitalisé à vie. Il faut dire que le type en question avait quelques soucis. Mr Parano était un type méfiant. Mais il ne se méfiait pas de tout. Il se méfiait surtout de sa femme. Pour le reste, tout le monde le connaissait comme le vieux du quartier. Le vieux qui racontait ses histoires de guerre, assis sur son banc. Un type qui en avait vécu, des trucs. D’ailleurs, vu son âge, il avait déjà passé trois fois plus de temps que moi sur Terre. C’est pour dire.

Je l’ai reçu dans un petit bureau. J’avais déjà eu les échos de son arrivée, je savais à peu près à quoi m’attendre. Enfin, je m’étais fait une idée du bonhomme selon ce qu’on m’avait rapporté de lui. « Tu verras, le type est assez barré, un parano de compétition, et meurtrier de surcroît ». De la matière pour nourrir mon contre-transfert, donc.

Pour information, le contre-transfert, c’est un truc qu’un vieux barbu cocaïnomane venu d’un autre siècle (Freud, pour les intimes) a défini comme étant l’impact des sentiments et attitudes du patient sur le soignant. Donc globalement, c’est notre attitude et les sentiments qu’on ressent en réaction à l’attitude de notre patient. C’est ce qui fait par exemple qu’on va malheureusement avoir tendance à offrir de moins bons soins à des obèses, juste parce qu’ils sont gros et que l’on sous-entend que « c’est-des-flemmards-ces-gros-j’aime-pas-ça » (du moins en France). Et on peut ne pas s’en rendre compte, en tant que soignant. C’est bête, mais c’est humain. On appelle ça l’inconscient. Ça fait de sacrés dégâts parfois, mais c’est un autre sujet.

Pour en revenir à mon contre-transfert, je m’attendais plus ou moins à recevoir un meurtrier fan de théories du complot. Donc j’avais organisé mon bureau de manière à le recevoir sans qu’il ne se sente coincé. Le but était qu’il puisse avoir la porte de sortie dans son champ de vision. Surtout pour qu’il ne se sente pas trop persécuté. Mais j’ai surtout fait en sorte de placer ma chaise pas trop loin de la sortie au cas où le type me saute dessus. Oui, je ne suis pas ceinture noire de karaté, ni spécialiste du Krav-Maga, donc je me protège comme je peux.

Après un bon quart d’heure de préparatifs, j’ai finalement reçu Mr Parano. Je lui ai ouvert ma porte pour l’accueillir, en regardant plutôt vers le haut, pensant recevoir un type de 2 mètres de haut. Finalement, je me suis retrouvé en face d’un petit vieux qui m’arrivait au nombril, les épaules avachies, le visage dépité, éteint. J’ai un peu ri à l’intérieur de moi. Du contraste entre ce que je m’étais imaginé et ce que je constatais. Finalement, celui qui avait psychoté pour l’instant, c’était moi.

Mr Parano s’avanca d’un pas mou vers la chaise. Et on commença l’entretien.

« Vous pouvez m’expliquer ce que vous avez compris des raisons de votre hospitalisation? »

« Bah oui, je sais, j’ai tué ma femme, mais bon je ne pouvais pas faire autrement hein! »

Donc c’est confirmé, c’est bien un meurtrier. Et le type semble assumer ça sans problème. Une façon d’agir qui fait beaucoup penser aux conduites des psychopathes. Ça m’a bien fait froid dans le dos. Mais bon, j’avais besoin de fouiller un peu plus quand même.

« Ce n’est pas anodin d’être hospitalisé en psychiatrie parce qu’on a tué sa femme! Normalement c’est plutôt la case « prison » qu’on vous propose. Comment vous expliquez ça? »

« Non mais j’ai déjà fait cinq ans de prison! Là, ils m’ont dit que comme j’étais vieux, je devais aller en psychiatrie! »

Plus beaucoup de logique par ici. Si je le suivais, être vieux et avoir tué sa femme menaient donc en psychiatrie. La vie normale quoi. Bientôt, il va me dire qu’il aurait plutôt dû tuer sa femme quand il était jeune pour éviter de se retrouver dans mon bureau!

« J’imagine que vous avez déjà dû raconter ce qui vous a mené à tuer votre femme, mais je vais devoir vous faire répéter pour le coup. Vous pouvez m’en dire plus? »

« Oui, bah c’était quand on a pris notre retraite. On s’entendait bien jusque-là hein. Et puis on a dû faire notre déclaration pour toucher la retraite. Moi j’avais travaillé toute ma vie. Elle, pas du tout. Mais les contrôleurs lui ont dit qu’elle avait travaillé, et qu’elle devait retrouver ses fiches de paie. Moi j’ai pas compris. Elle n’avait jamais travaillé. Et puis finalement, elle me dit que si, qu’elle avait fait des petits boulots, il y a longtemps de ça. Là, j’ai tout de suite compris. J’étais en colère. Ma femme était une prostituée, c’était sûr. Une traînée, j’vous dis! Elle avait beau nier, on ne me la faisait pas, à moi. Et c’était pas possible de vivre avec elle, sachant tout ça. Et en plus de voir qu’elle m’avait menti, et qu’elle continuait en niant, j’en pouvais plus. Alors un soir, j’ai pris mon flingue et je l’ai tuée. Voilà. »

Là, je dois avouer être resté quelques minutes silencieux. Le temps d’intégrer le truc. Dur de réfléchir sereinement après avoir entendu ça. Ça se bousculait dans ma tête.

Mr Parano n’avait aucun remord. Aucun regret. J’ai tenté de lui proposer d’autres alternatives d’explications face à ce qu’il avait constaté. Mais non. Il était hermétique à tout. On ne pourra pas lui enlever de la tête que sa femme avait été prostituée, un temps. Et que le meurtre était la seule alternative au répit de son âme. Lorsque la croyance devient rigide au point où elle se confond avec la vérité, où la critique n’a plus sa place, c’est assez dingue les dégâts que ça peut faire…

J’ai dû lui annoncer qu’il allait être hospitalisé toute sa vie. Que la seule façon de ne plus être hospitalisé et d’avoir peut-être la chance de pouvoir s’asseoir un jour à nouveau sur son banc devant chez lui, c’était de nous dire qu’il ne pensait pas ce qu’il disait, qu’il le regrettait. Mais non. Il maintenait et confirmait sa version des faits. Un type un peu sensé ferait au moins l’effort de mentir. Lui, non. Mais peut-être qu’un type un peu sensé ne tuerait pas sa femme, en même temps.

Ce petit vieux m’a touché. Il m’a fait peur aussi. Mais à ce qu’il paraît, lorsqu’un sujet souffrant d’un délire passionnel a tué sa femme « suspecte d’infidélité », il est alors moins dangereux. Ça coûte cher quand même, une vie, pour se sentir en sécurité. Je ne sais pas trop ce qu’on va se dire les prochaines fois, tous les deux. Ça va vite tourner en rond, cette histoire.

Une réflexion sur “La Revanche du Paranoïaque

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