À lire en écoutant : Underground – Mariama

hoarding collection people

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une femme a failli être tuée par des magazines. C’est vrai que parfois, la Presse peut tuer. Mais là, je parle de magazines. Un amas de magazines. Une collection entière étalée sur dix ans.

C’est elle qui a appelé les pompiers. La fatigue se faisait trop forte. Elle ne pouvait plus s’occuper d’elle comme avant. Alors les pompiers sont venus la chercher. Mais la porte était impossible à ouvrir. Alors ils sont passés par la fenêtre. Et ils ont plongé. Ils ont plongé dans le monde de Mamie Paparazzi, la reine de la presse People. Ils ont marché sur une mer de magazines. Étalés sur toute la surface du sol, ils s’étaient accumulés sur trois mètres de hauteur. L’odeur marquante permettait de retracer dix ans d’un parcours chaotique teinté d’un profond isolement. L’accès à la salle de bain était devenu impossible. La cuisine ressemblait à présent à une décharge de papiers. Et Mamie Paparazzi se fondait dans le paysage. Les cheveux ébouriffés, légèrement édentée, la peau sur les os, elle paraissait à la fois horrifiée et gênée. Elle n’avait pas l’habitude de recevoir des invités en robe de chambre. En fait, elle n’avait pas l’habitude d’inviter qui que ce soit.

Alors on l’a hospitalisée. Pour faire le point, pour la sortir de ce cercle vicieux. Pour lui redonner des forces. En arrivant, Mamie Paparazzi ressemblait plutôt à Tonton le Cro-magnon. Elle ne sentait pas la rose, et n’avait pas mis de laque sur ses cheveux depuis longtemps. Elle était toute gentille, Mamie Paparazzi. Elle répétait sans cesse qu’elle n’avait pas besoin d’aide. Qu’elle ne méritait pas qu’on s’occupe d’elle. Un peu comme certaines personnes âgées qui disent à leur famille « je ne sers plus à grand chose maintenant, c’est pas la peine que vous veniez me voir » ou encore « ne perdez pas votre temps, vous avez mieux à faire ». Certains appellent ça la vieillesse. Nous on appelle ça la dépression du sujet âgé. On pense souvent que c’est normal de dire ça, à leur âge. Mais quand on voit une personne du même âge qui continue à faire sa vie, qui continue à discuter avec des gens, qui croque la vie comme jamais, alors on se dit que non, ce n’est pas normal.

Mamie Paparazzi m’a raconté qu’elle aimait beaucoup lire la Presse People. Elle y passait ses journées. Après avoir fini d’écumer tous les articles à sensation, elle déposait sa lecture soigneusement sur une pile déjà bien fournie. Et quand elle n’avait plus de magazines à lire, elle prenait les publicités qui remplissaient sa boîte aux lettres. Elle faisait des découpages avec. Sans trop savoir pourquoi.

Et puis la vie allant, il semblerait que tous ces papiers se soient amassés. Au point où Mamie Paparazzi n’y voit plus l’encombrement. La normalité était dans l’accumulation. Elle en était arrivée à un stade où elle ne pouvait même plus accéder à son lit. C’était embêtant. Elle se l’était bien dit. Au début, elle n’y prêtait pas trop attention. Et puis les quelques tas s’étaient transformés en petites collines. Les collines, on peut facilement les surmonter. Alors ça ne l’inquiétait toujours pas. Seulement après tant d’années, elle se retrouvait face à une montagne. Une montagne de magazines à gravir seule. L’effort qui lui était nécessaire pour tout nettoyer paraissait alors trop important en rapport au bénéfice qu’elle pouvait en retirer. La fatigue se faisait sentir. Elle n’avait jamais été une grande grimpeuse, de toute façon. Alors elle s’était mise à dormir sur ses magazines, par dépit. Et elle s’était plongée dans ses préoccupations, dans le gouffre de ses angoisses. Elle se sentait coupable de se retrouver dans cette situation. Et la honte la poussait encore plus à s’isoler. Pourvu que personne ne voit ça. Pourvu que personne ne la voit dans un tel état. Elle se le répétait en boucle.

Évaluer la situation de Mamie Paparazzi n’a pas été facile. Il y avait beaucoup de choses auxquelles il fallait penser. J’ai dû prendre beaucoup de temps. C’était un peu rebutant. Les odeurs diffusaient, l’incontinence s’écoulait, sa surdité faisait répéter. Et puis son dentier, il fallait le ramasser. Mais ce n’est pas la première fois que je vois des patients dans ce genre de conditions. Et dans ces cas-là, j’essaie de penser à ma grand-mère. Ça m’aide un peu à passer outre ce qui pue, ce qui dégoûte, ce que je ne veux pas voir. Ça m’aide à agir comme j’aurais aimé qu’un collègue agisse pour ma grand-mère. Bon, en réalité, j’ai surtout fait comme j’ai pu.

Ce n’est jamais facile de se mettre à la place d’une personne âgée. Imaginer le monde qui tourne plus lentement, moins bien entendre, moins bien voir, être plus dépendant de l’autre. Quand on est jeune, on sous-estime facilement l’impact de tout ça pour la personne. Voire on le néglige. Comme si ce n’était pas si important que ça. Comme si une personne âgée n’était finalement plus si utile que ça à la société. Il faut dire que sur le marché de la vieillesse, il y a plus de candidats que de métiers à disposition dans notre société. Alors oui, on aurait pu se dire qu’elle n’était plus très utile pour le monde, dans son état. Et la dépression n’arrangeait pas les choses.

Pourtant, dans son grand désarroi, elle a aimablement pris le temps de m’apprendre les noms des nombreux enfants d’Angelina Jolie et de me détailler l’actualité de la famille royale anglaise. Parce qu’elle en connaissait un rayon sur les stars. Et j’avais bien besoin d’une mise à jour sur le sujet.

Alors peut-être serait-il intéressant de considérer que ces êtres humains, même ridés, ont quand même beaucoup à nous transmettre. Peut-être plus qu’un simple bonbon à la violette à chaque Noël.

3 réflexions sur “La collection de Mamie

  1. Touchante mamie qui se noie dans les bonheurs et malheurs des autres…et se coupe des autres…
    Cela me fait penser à une chanson de Barbara… »la solitude »
    Merci pour cet article humain. Pour nous faire ressentir les possibles et les inacceptables.
    Et bravo….

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    1. Merci pour ce commentaire touchant! Ravi que vous ayez apprécié cette article! En espérant que cela permette au regard de chacun d’être bienveillant face à l’étrange, plutôt que gorgé de peur ou de dégoût, comme telle peut être la réaction réflexe imposée par notre cerveau!

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  2. Bonsoir j’ai découvert votre blog la semaine dernière. Psycho praticienne, je suis vraiment touché par votre regard bienveillant sur la souffrance et particulièrement sur cette mamie
    qui pourrait effectivement être notre grand mère. A l’heure ou nous vivons souvent loin les uns des autres. Merci de continuer a nous émouvoir et à nous faire réfléchir.

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