A lire en écoutant : Sueño en Paraguay – Chancha Via Circuito

Laine Pelote

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une pelote de laine a été retrouvée dans le ventre d’une femme. Quelle étrange découverte.

Mme Tricot était une dame d’une cinquantaine d’années. Elle ne s’élevait pas au-dessus du mètre cinquante, et ne souriait pas souvent. Sa vie, c’était ses enfants. Elle les avait chéris pendant plus de vingt ans. Elle leur avait appris des tas de choses, elle avait joué avec eux. Elle avait aussi rangé, nettoyé, cuisiné. Elle s’était épuisée à la tâche. Avec l’amour, on ne compte pas, à ce qu’il paraît. Cela lui avait tout de même valu quelques angoisses. Du moins, c’est comme ça qu’elle me l’a annoncé.

Je l’ai vue en consultation, quelques temps après son opération. Du temps était passé depuis ces quelques angoisses. Elles n’étaient quasiment pas perceptibles pour Mme Tricot au départ. Une petite accélération du rythme du cœur, un sentiment de malaise qui s’évanouissait en quelques secondes. Puis, l’angoisse a grandi. Les petits événements du quotidien, qui chamboulent l’emploi du temps de tout un chacun, avaient pris chez Mme Tricot une ampleur beaucoup plus importante. Son fils ne voulait pas mettre ses chaussures? Elle allait forcément arriver en retard à son rendez-vous, elle ne pouvait pas se le permettre. On se moquerait d’elle, on ne croirait pas son excuse. Mieux valait ne pas y aller, plutôt que de devoir affronter le regard malveillant des autres. Une tasse de café se renversait? Il fallait tout nettoyer, pas une tâche ne devait rester. Le risque était trop grand pour elle. Quelle risque? Elle ne le savait pas. Mais ce n’était pas ça l’important.

L’angoisse a continué de monter. Jusqu’à devenir quotidienne. Au point où elle ne pouvait plus sortir. Elle restait chez elle, figée par l’angoisse. Ses fils lui rendaient visite de temps en temps quand même. Mais les entendre parler de leur vie, des petits soucis du quotidien, ça l’inquiétait encore plus. Pas une simple inquiétude de maman. Non. Une inquiétude telle que Mme Tricot en était rendue à mordiller ses pulls. Comme une enfant qui dévore son doudou. Son corps se rappelait. Étant enfant, il est vrai que les moments d’angoisses étaient facilement contenus avec le bout de tissu qui lui servait de doudou. Très vite, elle associa à nouveau ce mordillement de tissu à la sensation d’apaisement que cela avait pu lui procurer.

Elle restait donc assise toute la journée à ronger ses angoisses dans ses pulls en laine. Le problème avec la laine, c’est que ça s’effiloche. Avec le temps, tous ces petits bouts de laine se sont accumulés. Oui, le corps humain ne digère pas la laine. Et notre tube digestif, fait de milliers de petits plis, est parfait pour accumuler cette laine en pelote. Mélangé au reste des aliments, Mme Tricot s’est finalement bouchée les intestins.

Vomissements, maux de ventre, urgences de l’hôpital, chirurgie. Et voilà, Mme Tricot était sauvée. De peu. La pelote faisait 8cm de diamètre.

Mme Tricot devait trouver une autre façon de soulager ses angoisses. Et c’est ce que nous allons réfléchir ensemble.

« Vous savez Mme Tricot, la laine n’est pas la solution à tout. »

C’est ce que je lui ai dit. J’ai failli éclater en fou rire en lui disant cette phrase sans aucun sens. Curieuse rhétorique pour curieuse situation. Finalement, mon fou rire intérieur est sorti par un simple sourire en coin. Un rire contenu. Mme Tricot n’a peut-être pas vu mon sourire. Ou alors elle l’a vu et a pensé que c’était un sourire de compassion. Je ne sais pas. Elle non plus.

J’ai eu un peu honte de rire au départ. Ça arrive de temps en temps. J’ai cru que je me moquais de ma patiente. En fait, je pense que je me moquais surtout de cette situation. Mais j’ai préféré lui cacher. Je me suis dit qu’en riant, elle me verrait autrement. Que je l’empêcherais d’imaginer ce qu’elle souhaitait de moi. En bon ou en mauvais. Que je l’influencerais un peu trop. Et que ça pourrait changer ma façon de l’accompagner en thérapie. Peut-être ai-je un peu trop anticipé sa réaction.

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a quelque chose d’asymétrique dans la relation qu’on a avec nos patients. On ne peut pas vraiment agir comme avec nos amis. On ne peut pas tout confier de nous à nos patients, comme eux le font. Ils nous le demandent parfois. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’y répondre. Le risque serait pour eux trop grand. Ils ne pourraient trouver ce qu’ils viennent chercher. Un dévouement complet et une écoute entière de ce qui se joue dans leur vie. Et ceci inconditionnellement de ce qui peut se jouer dans la nôtre. Alors il vaut mieux laisser nos patients imaginer ce qu’ils souhaitent.

On ne correspond peut-être pas à ce que nos patients pensent de nous. Mais l’important n’est pas là. A nous de prendre part à cette rencontre, avec notre patient, pour créer une relation qu’ils viennent chercher.

Les angoisses de Mme Tricot m’ont fait penser à beaucoup de choses aujourd’hui. Elle ne le saura peut-être jamais. J’aimerais lui dire plein de choses. J’aimerais qu’elle sache que je ne lui dirai pas tout de moi, mais que c’est seulement pour mieux l’aider.

Peut-être que je lui confierai au moins ça. Je garde quelques précautions pour l’instant. C’est plus rassurant.

4 réflexions sur “De la relation à tricoter

  1. Très touchant. Très humain. Ouf ! Rassurant pour tous ceux qui ont besoin d’aide pour aller dénicher où se cachent les raisons de nos premiers émois que ce doit un humain qui les aide.

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    1. Du moins Mme Tricot illustre bien le fait qu’on vive toujours avec l’enfant qui est en nous, parfois impulsif, souvent égocentré, toujours dépendant. Dépendant pour garder du lien, dépendant pour que quelqu’un le rassure. Jusqu’au jour où l’adulte qui est en nous arrive à rassurer l’enfant qui est en nous!:) merci pour le joli mot!

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