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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.
Des humains ont travaillé ensemble. Ça s’est passé dans une grosse entreprise. Une entreprise qui emploie des milliers de personnes, générant beaucoup de profit, mais surtout beaucoup de dépenses. Dans les interstices de cette structure existe un service que l’on pourrait qualifier de ressources humaines. Un service qui gère de l’humain par l’humain. Un chef de service à la tête, et un arbre hiérarchique ancestral, avec des séniors, qui n’ont pas forcément de cheveux gris, des jeunes chefs de clinique, qui ne sont pas chefs d’une clinique, des internes, dont seulement une minorité vivent en internat. Et puis il y a les externes, qui travaillent en interne, puis d’autres stagiaires, qui eux sont bien en stage. Sans compter l’huile essentielle au bon fonctionnement du moteur entrepreunarial, le personnel paramédical & associés. En réalité, cette entreprise, c’est l’hôpital. Ce service, c’est celui de psychiatrie.
Comme dans toute entreprise, chacun est amené à jouer un rôle spécifique. Chaque acteur est relié à l’autre par un lien très particulier. Le sénior supervise les jeunes chefs et internes, les jeunes chefs supervisent les internes et forment les étudiants à la pratique clinique (on y voit soudainement mieux le lien avec le nom de leur grade). Les internes font la revue des produits de l’entreprise. Le personnel paramédical s’occupe d’affiner ces mêmes produits, voire de compenser les manquements du corps médical, pour assurer un produit fini de qualité optimale. Le chef de service gère l’ensemble, parfois en simple dictateur, parfois en diplomate, ou en « manager », voire en médiateur, dirigeant, responsable des ressources humaines, formateur, et même parfois en tant que médecin. Il peut tout faire ou ne rien faire. Rien n’est bien défini clairement à vrai dire. Parce que l’hôpital n’est pas vraiment une entreprise comme les autres. C’est une institution gérée par des humains formés à gérer des humains pour soigner d’autres humains. C’est une maison qui tourne grâce au personnel soignant. Et tout le monde s’occupe du même produit : le patient.
L’approche marketing est plus ou moins identique pour tous, elle est basée sur le système de santé. Le business plan est infaillible : produire une offre qui correspond au produit, pour entretenir la qualité de ce même produit et permettre de faire tourner l’entreprise. Cette entreprise vit donc de ce produit et cible comme valeur et objectif l’entretien d’un patient bien-portant, pour un meilleur équilibre de la société.
En d’autres termes, plus nos patients sont en bonne santé, mieux l’entreprise se porte. La logique peut paraître étrange pour un libéraliste pur, mais l’hôpital n’est peut-être pas une entreprise comme les autres. Pourtant, par certains aspects, cela y ressemble beaucoup.
Aujourd’hui en a été un exemple. Nous étions réunis en staff, une réunion qui nous permet de parler de certaines prises en charge complexes. On parlait de patients. De leurs difficultés. De nos difficultés. Et au milieu de ces histoires, certaines remarques sont apparues. Insidieusement, elles se sont glissées au milieu des récits de souffrance de patients.
« Ah, Dr machin! Oui, lui, il ne passe jamais voir ses patients! »
« Dr Truc n’y comprend rien à la psychologie humaine, c’est pas moi qui l’invente, beaucoup de patients le disent »
« Les médecins de ce service oublient toujours de demander les antécédents psychiatriques, c’est vraiment n’importe quoi! »
Chacun dans sa spécialité y va de sa critique. Chaque personnalité y ajoute sa touche de couleur. La psychiatrie n’y échappe pas. Et ça me fait beaucoup penser à Mme Hystéro.
Parce que Mme Hystéro, elle agit souvent de cette manière. Elle pointe du doigt les dysfonctionnements d’un service. Elle lance des reproches, dès que ça ne va pas. Mais jamais à la personne concernée. Dans ce genre de situation, on appelle ça un « mécanisme de clivage ». Un symptôme parmi un cortège d’autres symptômes. Cliver, c’est diviser pour mieux régner. Casser du sucre sur le dos de quelqu’un, en diffusant à des personnes non concernées les reproches qu’on a à faire à l’égard d’une personne qui nous énerve, nous frustre, nous contrarie ou nous fait peur. On s’en sert souvent quand on ressent une émotion trop désagréable pour être vécue consciemment. On préfère alors devenir violent dans la relation, de manière insidieuse, pour diffuser cette désagréable émotion loin de nous. Et en retirer des bénéfices, parfois. Un de nos nombreux mécanismes de défense, en somme.
Et là, alors qu’on est tous assis en staff, je me demande ce qui se passe. Ne serions-nous pas en train de faire comme Mme Hystéro? Ces reproches qui fusent, c’est du clivage? Parler de nos difficultés à prendre en charge un patient serait-il si désagréable qu’il faille en devenir violent envers nos propres collègues? Serions-nous en train d’agir de manière hystérique? Pourquoi personne ne trouve cela étrange?
En débutant la psychiatrie, je pensais que les psychiatres étaient protégés de ça. Je pensais que le fait d’avoir conscience de ces mécanismes permettaient une meilleure communication. Que les psychiatres étaient de fins joueurs d’escrime dans l’art d’interagir. Mais l’hôpital est une entreprise humaine. Et il semblerait que les mêmes conflits se retrouvent partout. Qu’aucun psychiatre n’a attendu ses études de psychiatrie pour apprendre à interagir. Chacun avec son style.
Alors oui, les psychiatres adaptent leur façon de communiquer avec la plupart de leurs patients. Mais entre collègues, il y a souvent du relâchement. Et parfois, on se déchire. Pour l’égo. Pour se libérer d’une émotion parfois trop désagréable à vivre. Pour s’attirer les flatteries des uns aux dépens des autres. Alors même que l’on passe son temps à aider nos patients à mieux accepter et communiquer leurs émotions, nos propres émotions surgissent et nous font réagir de manière réflexe, animale. Et pourquoi pas.
Cette façon de communiquer est tellement répandue qu’elle est parfois difficilement identifiable. D’ailleurs, en relatant dans cet article ce que certains de mes collègues ont pu dire ou en pointant du doigt d’autres collègues qui ont utilisé le reproche comme défense face à l’émotion, j’agis de la même manière. Le reproche face au reproche. Œil pour œil, dent pour dent. Pour vous dire comme les habitudes sont tenaces. Et le clivage insidieux.
Pratiquer l’art d’interagir est une forme de graal pour certains, un aspect secondaire pour d’autres, une chose insignifiante pour quelques-uns. Mais le rapport humain ne s’évite pas dans ce métier. Que l’on travaille seul en cabinet ou en équipe dans une institution, il y aura toujours un humain en face de nous. Nos patients, leur famille, nos confrères et consœurs, les infirmiers et infirmières du service, aides-soignants, agents d’entretien, membres de l’administration. Toujours de l’humain. Comme dans n’importe quelle entreprise.
Mais c’est vrai que le confort que procure le reproche envers l’autre, en nous plaçant en position haute, est parfois plus attirant que l’effort conscient d’indulgence. Regarder par moments le monde de haut pour se donner l’impression de s’éloigner du danger, des prédateurs, de l’imperfection, de la maladie, des ennemis, ou des gens désagréables. C’est peut-être humain. Mais là où les uns considèrent que c’est un symptôme pathologique de dysfonctionnement, c’est vu comme un reproche légitime pour les autres. On voit souvent midi à sa porte.