A lire en écoutant : Via Con Me – Paolo Conte
Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.
Une maman a préféré ne pas être mère. Une histoire de guerre, face à un instinct maternel pas si instinctuel que ça.
Maman Glaçon est venue en consultation par elle-même. Elle s’est présentée comme une jeune femme qui paraissait épanouie, le visage doux, les cheveux fins, torsadés dans un chignon qui ne demandait qu’à se dénouer. Le pas hésitant, elle s’est avancée dans mon bureau en poussant une poussette, comme on avance un caddie. Elle contenait cependant bien un enfant. Juste derrière suivait son compagnon, un trentenaire en costume de travail, fraîchement sorti de son bureau de consultant. Les deux se sont assis en même temps. On a pris le temps de placer la poussette-caddie bien entre les deux.
Je n’étais pas seul face à cette famille. Il est toujours important de pouvoir garder un équilibre dans ce genre de situation. Trois face à deux, c’est déjà mieux. Une collègue infirmière m’épaulait donc aujourd’hui. Une manière implicite de s’assurer que la parole circulerait de façon équilibrée pendant l’entretien.
Le contact a été hésitant. Comme si chacun de nous ne savait pas trop par où commencer. Comprendre la situation d’une personne est une chose. Prendre en considération les souffrances de trois personnes en même temps, dont une qui ne parle pas, c’en est une autre. Alors ça ne me rendait pas très à l’aise. Je savais d’emblée qu’il me faudrait plusieurs entretiens pour avoir suffisamment d’éléments pour proposer une prise en charge adaptée. Je leur ai dit. Même si je me doutais que cette nouvelle n’allait pas les réjouir. On préfère toujours ressortir d’une consultation avec des solutions toutes faites. Mais la souffrance psychique est complexe, tissée de multiples facteurs à prendre en considération. Alors la pensée simpliste du seul médicament tout puissant face à la maladie est peu satisfaisante. Elle est nécessaire, mais rarement suffisante.
Maman Glaçon tenta alors de m’expliquer ce qu’elle vivait, pourquoi elle venait là. Elle déroula une série de faits décousus, partant d’une tristesse ressentie quelques jours après l’accouchement, qui avait duré, duré, duré. Trop pour continuer à s’occuper du quotidien. Et puis vint la colère. Une colère contre l’équipe de soins qui l’avait aidée à accoucher. C’était long. Elle n’avait pas prévu ça. Et de toute façon, les sages-femmes couraient dans tous les sens. Elles ne se sont pas occupées d’elle à 100%. Elle ne s’était pas sentie écoutée. Elle aurait attendu une heure pour avoir une péridurale, pour lui soulager les douleurs. Et le comble, c’est qu’au moment où le bébé voulait sortir, on lui aurait demandé de se retenir. Comme si elle était aux toilettes. Aurait-on pris son bébé pour de la merde? D’une interprétation à une vérité, il n’y a parfois qu’un pas. Et puis il y avait l’histoire de sa mère. De sa vie. Quelques années avant sa naissance, sa mère avait eu une fausse couche. Un faux départ, ou une fausse arrivée. Un truc fréquent, certes. Mais un truc traumatique, souvent. Alors Maman Glaçon s’était posée la question de sa naissance. L’avait-on voulue? Etait-elle la remplaçante? Et dans ce cas, qui était le titulaire?
Et puis elle s’était demandée quelle mère elle serait. Quelle mère elle voulait être. Elle ne voulait pas rejouer la vie de sa mère. Mais elle ne connaissait pas d’autres façons de faire. Bref, elle n’avait pas trouvé de réponse. Alors elle avait préféré arrêter d’y penser. De toute façon, elle était enceinte. Et elle l’avait bien voulue. Il n’y aurait donc aucun problème.
Mais il y en eut. La grossesse rêvée n’était pas si agréable que ça. Pourtant, Maman Glaçon avait bien fait comme on lui avait dit de faire. C’était une bonne élève-maman. L’élève-papa se préparait lui aussi. Mais ça ne suffit pas à la vie. Des surprises arrivent toujours aux moments les moins attendus. L’accouchement fut aussi différent de celui imaginé. Les espoirs d’idéal de Maman Glaçon eurent pour effet de faire venir les regrets. L’attente d’un résultat parfait avait pris le pas sur le plaisir de l’instant. Et à trop attendre d’un futur qui reste impossible à anticiper, on en vient à regretter des choix qui nous paraissaient judicieux au moment voulu. Plutôt que d’espérer vivre un moment nouveau, elle s’était attendue à vivre un moment parfait.
Le problème du regret, c’est qu’il nous fige dans un passé rêvé, un passé qui aurait pu être présent, mais qui ne sera plus. Une histoire de conjugaison, en fait. Alors le regret se mêle à la nostalgie, et crée de la tristesse.
Au début de l’entretien, Maman Glaçon m’a ennuyée. J’avais du mal à l’écouter. En plus, elle regardait rarement son enfant. Comme s’il n’existait pas. Souvent, quand je m’ennuie, c’est un bon indice pour moi. Je sais qu’en face le discours est souvent vide d’émotion. Qui n’a jamais été fasciné par le discours d’un homme politique qui exprime sa peine sincère face à la perte d’un concitoyen. L’émotion est utile pour mieux attirer l’attention sur son discours. L’émotion vibrante et transmise aide bien à captiver l’auditoire. Alors quand elle est absente, que le discours est froid, ou l’émotion fausse, on s’ennuie. Avec Maman Glaçon, rien ne se dégageait. C’était la banquise dans les tropiques. Et par dessus le marché, elle me sortit une phrase qui confirmait sa déshumanisation, sa déconnexion complète de ses émotions.
« Finalement, j’ai l’impression d’être piégée avec cette grossesse, avec cet enfant. Je ne peux plus voir mes amies comme avant, je ne suis plus aussi autonome qu’avant »
Résultat d’une grossesse peu pensée? Elle avait pourtant anticipée beaucoup d’aspects techniques. Non, pas besoin de plonger dans le jugement. Maman Glaçon n’arrivait plus à écouter son corps, elle n’écoutait plus ses émotions. Peut-être n’avait-elle jamais eu l’occasion de le faire, d’apprivoiser ses émotions, d’apprendre à vivre avec, plutôt que de lutter contre. Ce qui est sûr c’est qu’elle mettait sur la table une question digne d’un sujet de philosophie. A-t-on le droit de regretter une grossesse en tant que femme?
Et moi je suis resté scotché là. Tous ces jugements qui découlent de mes valeurs morales se sont mis à défiler à pleine vitesse. « Piégée » par son enfant? Mais c’est horrible de dire ça! Pourquoi tu parles de ta grossesse comme si tu l’avais cochée de ta liste de choses à faire, au milieu de « acheter du PQ » et « changer l’ampoule du salon »? J’étais en colère. Une couche d’émotion qui s’est rajoutée à mon malaise de départ. J’en avais bien le droit, après tout. On ne vit pas les émotions de la même manière, et on ne partage pas les mêmes valeurs.
J’avais le droit de ressentir de la colère. Mais je n’avais pas le droit d’être violent. Pourtant, l’ennui que je ressentais en l’écoutant était une forme de violence. Plus insidieuse. Le désintérêt comme rempart face à cette situation déshumanisée. Pas besoin d’attaquer. Le retrait est une défense comme une autre. Certes, personne ne m’accuserait d’avoir été violent. Mais mon désintérêt rendra probablement de moins bonne qualité les soins que je pourrai lui proposer. On le constate bien chez les médecins qui se désintéressent de certains patients ayant eu des problèmes judiciaires, des problèmes d’obésité, ou qui ne partagent pas de manière générale les mêmes valeurs qu’eux. Maman Glaçon m’a ennuyé, je n’aime pas m’ennuyer, ça m’a mis en colère, et mon attention a alors été détournée des soins. Tout ça va très vite. Et pourtant, Maman Glaçon est bien déprimée. Et ce n’est pas de sa faute.
La dépression du post-partum fait beaucoup parler. Et pour cause. Tellement de facteurs sont en jeu. La vulnérabilité génétique, les hormones, les traitements, la relation de couple, les histoires traversant les générations familiales, notre représentation de la grossesse, de la maternité, de la parentalité et de l’enfant, notre manière de faire des choix, l’importance que l’on porte au regard des autres face à nos choix, notre intelligence émotionnelle. Et on peut en lister encore d’autres. On ne compte pas là les conséquences de la dépression sur ces mêmes facteurs. C’est le tsunami émotionnel dans le tourment hormonal.
Dans cette tempête, le couple peut être emporté, malmené. La famille peut être impactée. Et parfois la société toute entière peut s’en mêler. Alors la naissance d’un enfant passe du statut d’événement rêvé à celui de situation redoutée. Et en tant que psychiatre, la bienveillance à ce sujet devrait être inébranlable.
Celle la aussi m’a beaucoup plu Le retrait est une forme de défense…ça me fait réfléchir…Merci 🙂
Envoyé de mon iPhone
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Ravi que ça t’ait plu! A bientôt alors!;)
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Ton post était très intéressant, tu écris vraiment bien et j’etais captivée …
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Merci pour ce commentaire touchant!
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Très bel article, vraiment très touchant ! 🙂
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Merci!
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Je ne commente que rarement mais je lis tout, ça compte ? ^^
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Evidemment!:) merci pour votre fidélité!;)
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