Housing First
À lire en écoutant : Reality Cuts Me Like a Knife – Faada Fredd

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

 

Près d’un milliard d’euros a été débloqué, donné, avec humanité, pour refaire vivre le toit d’une vieille Dame. Alors c’est la bonne occasion de parler de ceux qui revivent à travers cette journée l’histoire de leur vie, pour qui un euro vaut un million, pour qui il n’est donné pour seule charpente qu’un carton usagé. Pas de réfection. Pas de Une. Juste un feu qui ne s’éteint pas avec de l’eau.

On pourrait parler de Mr Coco, qui aurait tout pour bien vivre. Une famille soutenante malgré les épreuves, une compagne et deux enfants qui ne demandent qu’à avoir ce père et compagnon aimant. Mais Mr Coco est rongé par la poudre. Même si c’est dur à admettre. Il agit, en mode automatique. La cocaïne régit sa vie, dirige son être, et dévore ses racines. Mr Coco devient Mr Parano, et le plonge dans un gouffre où aucune branche, aucune main tendue n’est assez longue pour le ramener à la surface. Mr Coco marche sans racine, et ne peut maintenant s’appuyer que sur des murs de sable.

Sinon parlons de Mme Chicot, qui en a attiré plus d’un dans sa jeunesse, mais qui eut le malheur de cumuler dépression, abandon, et migration. Je la vois passer furtivement aux urgences, comme si elle n’était venue que pour vérifier que l’humanité existait encore. Juste le temps de raconter son histoire. Le temps de se réinscrire dans l’Histoire. Oui, elle a dû parcourir plusieurs milliers de kilomètres avec ses pieds nus, laissant le corps de ses parents fraîchement jeté dans les bras de l’innommable horreur de la guerre, pour courir vers un leurre d’espoir. Mais « qui ne l’a pas fait », répète-t-elle.

Oui, elle a eu une fille, « hasard du malheur », monnaie à payer pour passer la Méditerranée. Alors oui, sa fille est aveugle, mais ce n’est pas « un cas unique », précise-t-elle. Tout le monde pourrait supporter ça. En l’entendant, on pourrait presque y croire. Mais moi je n’y crois pas.

Pourquoi est-elle à la Rue ? Elle ne le sait plus vraiment. Tout se confond. Y aller est plutôt simple. Par contre, y sortir est mission quasi impossible. Sauf miracle ?

Non. Parlons de Mr Espoir. Lui, il est en service de Réanimation maintenant. Parce que vivre dans la rue est une chose. Mais tenter d’en sortir, oui, relève du miracle parfois. Ou d’une forme de ruse. Pour ça, Mr Espoir a tenté une technique toute particulière. Pas le genre d’idée qui nous passe par la tête spontanément. Disons qu’il a vu ça comme un coup de pouce envers lui-même. Comme une étincelle pour finir de faire brûler le toit de sa Cathédrale. Brûler dans ses propres cendres pour ne plus avoir à constater que la charpente n’est plus là depuis bien longtemps. Oui, Mr Espoir, par ce geste, a trouvé un toit. Il n’y vivra peut-être pas longtemps. Mais maintenant il est au chaud, en Réanimation.

On me demande de le voir pour savoir s’il relève de soins psychiatriques. Je le rencontre. Rien de plus bref. Sa santé mentale ? Peut-on décemment en parler quand ses besoins les plus primaires ne sont pas comblés ? Comment évaluer la souffrance d’un homme pour qui l’Humanité n’est plus qu’un vague concept ?

Je croise son regard à la fois froid et malicieux :

– « Si vous me faites sortir, je trouverai un moyen de mourir autrement » –

Certains diront qu’il profère des menaces au suicide pour me manipuler, pour me pousser à l’hospitaliser « pour l’hiver ». Pour ma part, je ne sais pas juger les intentions d’un homme rendu à se brûler vif pour pouvoir au moins dormir sous un toit. Et sa place n’est pas pour autant en psychiatrie. Voilà. Je reste figé. Mes pensées se bousculent, toutes voulant prendre la priorité.

– « On n’arrive même pas à trouver des lits pour ceux en souffrance mentale, sa problématique est sociale, tu dois déléguer » –

– « Ce type pourrait être ton grand-père, tu ne laisserais jamais ton grand-père repartir dans la rue comme ça » –

– « Les réanimateurs vont te dire qu’il n’a plus rien à faire chez eux, à plus de 1500 euros la nuit d’hospitalisation, ça fait cher payé le logement » –

– « Mais qu’est ce que t’en as à foutre de ce que ça coûte bordel ?! » –

Vide total. Blanc complet. Alors je me tourne vers ma collègue réanimatrice :

– « On sait qu’il va mourir dans la rue. Le 115, ils vont te dire qu’il n’y a plus rien. On a mis 2h à les avoir déjà tout à l’heure. Sa famille? Aucune. Il n’a pas de pathologie mentale qui me permette de le prioriser sur les rares places disponibles en psychiatrie. Et il le sait. On le sait tous. On va devoir faire un truc qu’aucun de nous deux ne veut, et seul Mr Espoir va en vivre les conséquences » –

Pourquoi j’ai dit ça, je ne sais pas. Je me suis haï à la minute où j’ai fini ma phrase. Et je suis parti avec cette sensation dégueulasse de travail mal fait.

Ma collègue, elle, a souhaité le garder une nuit de plus. Dans l’espoir qu’un logement d’urgence se débloque demain, peut-être. Et peu importe ce que ça coûtera en moyen humain, financier, ou autre. Elle m’a appelé pour me le dire.

Aujourd’hui, un toit a brûlé. Et cette femme médecin a fait preuve de plus d’humanité que l’ensemble des Grands Donneurs de notre chère Cathédrale. Ma tête est vide. Mes yeux plein d’eau. Et la réalité m’a coupé comme un couteau.

10 réflexions sur “Notre-Dame de l’Humanité

  1. Merci pour cet article dur et salutaire.

    Personnellement, je ne comprends pas comment on peut tellement s’émouvoir pour l’incendie d’une partie d’une cathédrale – fut-elle Notre Dame de Paris – alors que tant que de violences et de souffrances secouent le monde. Peut-être faut-il avoir particulièrement souffert ou assisté à la souffrance d’autrui pour voir les choses de cette façon. Peut-être faut-il être plus sensible au sort des êtres vivants qu’à celui d’une architecture vieille de plusieurs siècles. Peut-être faut-il se sentir appartenir à l’Humanité d’une façon qui n’est pas celle que les médias relatent et relaient.

    Vivre ou côtoyer l’intense souffrance physique ou psychique apporte certainement un regard particulier. Il me paraît indispensable que les voix qui racontent, témoignent, expliquent ces souffrances soient de plus en plus nombreuses et de mieux en mieux écoutées.

    J’espère que vous écrirez encore pour nous faire part de votre métier, de vos doutes, de vos difficultés, de vos rencontres, de vos échanges, de vos états d’âme. De votre humanité qui se sent dans chaque ligne.

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  2. J’ai par ailleurs une question médicale : en-dehors de toute difficulté à répondre à ses besoins de base, qu’est-ce qui peut pousser une personne qui ne souffre pas de trouble psychique à (tenter de) se suicider ? J’ai lu des chiffres qui indiquaient le contraire, mais j’ai du mal à comprendre qu’on puisse en arriver à une telle extrémité si on ne souffre pas de dépression majeure ou autre trouble psychique. Par ailleurs, comment peut-on savoir qu’une personne qui s’est suicidée ne souffrait pas d’un trouble psychique non diagnostiqué ?

    Je m’éloigne un peu du sujet de l’article, mais c’est une question que je me suis plusieurs fois posée. Merci d’avance si vous avez un moment pour y répondre; sinon ce n’est pas grave.

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    1. Merci de votre retour ! Oui la question est difficile, tant la question de la crise suicidaire est multi factorielle. Mais en réalité pour la quasi-totalité des situations de tentatives de suicide, on retrouve une dépression, ou une schizophrénie non prise en charge, ou un usage abusif de substances (notamment l’alcool, très pourvoyeur de gestes impulsifs, et dépressogène). Dans son cas, l’alcool a joué le rôle d’étincelle, une impulsivité nécessaire pour se retrouver à agir dans un tel désespoir social.

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  3. Merci pour ton article
    La SOLITUDE
    LE MANQUE D AMOUR
    Sont de grand faucheurs
    J ai des patients qui ne voulaient pas de greffe pour pouvoir venir encore au séances de dialyse 3 fois par semaine et avoir alors de l attention.voir du monde.
    Et trouver des infirmières qui les écoute et pouvoir ainsi aussi avoir le pouvoir de partager des émotions,mais aussi un simple café.
    Un jour en me promenant a Toulouse,je me suis assise sur un banc a coté d un SDF
    Un sourire s est dessine sur ses lèvres.
    Quelques phrases échangées………
    Un peut de joie pour lui ds sa journee de solitude……

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  4. « Mais Mr Coco est rongé par la poudre. Même si c’est dur à admettre. Il agit, en mode automatique. La cocaïne régit sa vie, dirige son être, et dévore ses racines. Mr Coco devient Mr Parano, et le plonge dans un gouffre où aucune branche, aucune main tendue n’est assez longue pour le ramener à la surface. »

    Je n’aime pas trop ce genre de simplifications. J’ai connu pas mal de gens qui sniffaient de la poudre et qui n’avaient aucun problèmes. J’en ai connu d’autres qui avaient de sacrés problèmes, et je suis d’accord que la poudre n’arrangeait pas leur cas. Du tout.

    Je ne nie pas que la cocaïne puisse engendrer des trips paranos. Bien au contraire. Par contre j’ai du mal à voir en quoi ces trips paranos seraient systématiquement permanents et pas transitoires. Et j’ai vu des gens qui n’étaient absolument pas paranos avec la poudre.

    Bref, ma question est la suivante: j’ai l’impression que la question de ce type de drogues est beaucoup plus subtile que ce que laisse penser la littérature scientifique, qui ne me semble voir le problème que depuis la lorgnette de l’hôpital psychiatrique, ce qui est réducteur.

    Il y a des études qui s’intéresse à ce sujet dans sa globalité? Et pas uniquement d’un point de vue pathologique?

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    1. Bonjour et merci de votre retour ! En effet, comme vous le dites, il y a bien des façons de réagir à la cocaïne, et beaucoup de parcours différents en lien avec ce produit. Je rapporte là juste l’histoire de cet homme, sans sous entendre que c’est une généralité, bien au contraire. La littérature scientifique est vaste sur ce sujet, que ce soit en psychiatrie, addictologie, ORL, sociologie, anthropologie, philosophie, histoire… A vos lectures donc 🙂

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  5. Bonjour,

    J avoue que lorsque j ai fini la lecture de ce nouveau texte, j’ai buggé!
    Les précédentes situations évoquées n’étaient pas moins difficiles mais, là, mon esprit a passé la main aux émotions et toute analyse impossible, il m a fallu un certain temps pour que cette impression s’estompe et que je me décide enfin à commenter.
    Si je me souviens bien, la plupart des textes antérieurs se rapporte à une situation unique, un témoignage détaillé, 2 personnes face à face, un malade qui est orienté par les Urgences et une « problématique prise en main » de manière empathique et instructive par un professionnel. Ici, il y a 3 situations pas moins dramatique qui se succède, présentées brievement et évoquant la perte de contrôle de sa vie, de sa culture/guerre/deuil/déracinement/viol (?)/infirmité/logement/dignité, le désespoir extrème…
    Pour moi, ce texte est un récit à chaud de la journée d’une équipe médicale, l impuissance et l urgence de ses membres. Et donc, de reconnaître et de réaliser que ces détresses arrivent toute en même temps dans leur journée de travail avec le même risque de dérapage pour les êtres humains du « dernier recours ». Parce que le soin (accès et qualité) est une évidence dans une société évoluée comme la France mais quand cela ne colle plus avec les moyens mis à disposition, cette violence institutionnelle se retourne aussi contre le soignant lorsqu il lui vient le reflexe du discours de bureaucrate « …à plus de 1500 euros la nuit d’hospitalisation, ça fait cher payé le logement …vide total. Blanc complet …On sait qu’il va mourir dans la rue…prioriser sur les rares place disponible…On va devoir faire un truc qu’aucun de nous deux ne veut ».! . Que dire d’une accumulation de cette violence ? « Et la réalité m’a coupé comme un couteau », qui peux supporter autant de pression au long court ? Alors si la detresse du soignant ne vous atteint pas et bien soyons plus pragmatique : voulez vous vous faire soigner par des praticiens impuissants, découragées et cyniques ? Et bien moi Non ! pour y avoir eu affaire avec des conséquences sur ma santé. Des professeurs, des assistantes sociales, des psy…consultent des psy qui consultent des psy… Enfin, je remercie cette femme medecin de l equipe médicale pour avoir pris le relais du soin et soutenu son collègue en maintenant le dialogue, quand une voix s éteint une autre s élève.

    Non, on ne peut pas gérer un pays comme une entreprise dans laquelle seul le profit compte. Il n y a plus d’Urgences dans l hôpital, ce dernier est lui même dans l’urgence.

    Merci pour cet temoignage et prenez soin de vous.

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