A lire en écoutant : Tango Negro – Juan Carlos Caceres
(ou La Valse à Mille Temps – Jacques Brel)
Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.
C’était une vraie valse. Une valse à trois temps. L’équipe des blouses blanches à manche longue (les médecins), celle des blouses blanches à manches courtes (les étudiants en médecine, qu’on appelle « externes » alors qu’il sont bien à l’intérieur), l’équipe des blouses blanches deux-pièces (les infirmières et leurs homologues masculins), l’équipe des « avec ou sans blouses » (les psychologues), l’équipe des blouses salies (les aide-soignant(e)s), celle des blouses avec protège-chaussures associées (les agents d’entretien). Bref, c’était la présentation de la collection automne-hiver des blouses hospitalières.
Et les patients au milieu de tout ça. Une valse à trois temps. Papi Jeannot qui court après ces personnages qui ne s’arrêtent pas de passer devant lui, qui se cachent derrière son épaule. Sa perception lui joue des tours. C’est vrai que personne n’a jamais vu ces personnages qu’il nous décrit. Et en réalité, c’est plus le fait d’être dans cet hôpital qui le perturbe. Ce lieu où chaque tête est une nouvelle tête. Il n’a plus de repères. Il sera d’ailleurs agressif à un moment donné. Certains ont même hésité à utiliser des contentions physiques. Mais non. Le Papi de chaque soignant ressemble à Papi Jeannot. Alors on a dit non. Mais d’autres fois, on l’a fait. Fatigués, parfois pas assez nombreux, parfois juste impuissants, parfois dépassés par le rythme de l’institution. On se prend à baisser la garde.
Du rythme. Il ne faut pas le perdre. L’asynchronie, c’est la mort. Alors on passe à la valse à vingt temps. Oh, tiens, il faut voir Madame Irma. Madame Irma est persuadée que le monde entier complote en secret contre elle. On pourrait se dire que c’est un peu exagéré. On y a tous pensé. Mais pas elle. Non. Madame Irma a depuis quelques jours construit un argumentaire complexe justifiant le comportement de tout ce monde qui virevolte autour d’elle. Elle commence à se dire qu’elle doit détenir quelque chose d’important pour qu’il y ait autant de personnes sur le coup. Les infirmières lui parleraient dans le dos. Les médecins seraient les instigateurs principaux de cette histoire douteuse. Heureusement, la psychologue, elle, la comprend. De toute façon, personne d’autre ne l’écoute. Elle l’a affirmé. On pense qu’elle est confuse, en réalité. Pas de bol, rien de psychiatrique. Juste les limites de notre cerveau et de notre corps. Au moins, on espère qu’elle sera mieux soignée grâce à cette nouvelle étiquette « troubles psychotiques aigus sur confusion mentale d’origine organique ». Bla-bla-bla on essaie de la vendre comme telle à nos collègues urgentistes. Certains passent leurs journées à négocier de gros contrats. Ici, on s’entend et on négocie des grosses vies. Acceptée. On l’envoie aux urgences pour trouver ce qui la rend si persécutée.
Ça doit être étrange de vivre cette expérience. Sentir toutes ces personnes aussi hostiles. Comme si la bienveillance n’avait plus sa place. Un qui a connu ça, c’est Monsieur Coca. Et c’est reparti, c’est la valse à cent temps. Il en est revenu maintenant. Mais lorsqu’il prenait cette drogue, qui lui a d’ailleurs progressivement rongé les os de la face, il ressentait le besoin de s’enfermer chez lui, les volets soigneusement fermés. Il se cachait sous la table. Avec une bouteille de Coca. Allez savoir pourquoi. Le monde peut être menaçant, lui se sentait en sécurité avec des bulles et du sucre.
Quoi? Madame Chichi a dit qu’elle voulait en finir avec la vie?! Vite, on arrête tout. Cette fois-ci, c’est la valse à mille temps. Il faut la voir. Vite. Il n’y a pas beaucoup d’urgences en psychiatrie. Par contre, lorsqu’elles sont là, il ne vaut mieux pas les prendre à la légère. La plupart du temps, on arrive vite à désamorcer la chose. Madame Chichi par contre, je sais qu’elle veut en finir un peu chaque jour, à des moments différents. A force, je cours de moins en moins vite pour la voir. Cela me rappelle un collègue qui me disait « tu sais, en psychiatrie, y’a pas d’urgences, y’a que des gens pressés! ». Donc je ne cours plus. J’en suis pas très fier, mais avec le temps, on apprend à s’économiser. L’énergie rayonnante et bruyante des débuts d’internat se canalise. On gagne en précision. On gagne en efficacité. On apprend. Parfois au dépend des patients. Là, Madame Chichi n’a finalement pas fait de chichis. Trois boîtes de paracétamol. Pas assez pour se tuer. Tout juste assez pour faire fermer l’usine de son corps, son foie. Restrictions budgétaires pour certains, fermeture forcée sur vice de forme pour d’autres. Hop, aux urgences. Pas de chichis. Plus de chichis. Ça m’apprendra. La prochaine fois j’irai peut-être en courant. Ou en valsant.