La valse à mille temps


A lire en écoutant : Tango Negro – Juan Carlos Caceres
(ou La Valse à Mille Temps – Jacques Brel)

Valse Waltz

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

C’était une vraie valse. Une valse à trois temps. L’équipe des blouses blanches à manche longue (les médecins), celle des blouses blanches à manches courtes (les étudiants en médecine, qu’on appelle « externes » alors qu’il sont bien à l’intérieur), l’équipe des blouses blanches deux-pièces (les infirmières et leurs homologues masculins), l’équipe des « avec ou sans blouses » (les psychologues), l’équipe des blouses salies (les aide-soignant(e)s), celle des blouses avec protège-chaussures associées (les agents d’entretien). Bref, c’était la présentation de la collection automne-hiver des blouses hospitalières.

Et les patients au milieu de tout ça. Une valse à trois temps. Papi Jeannot qui court après ces personnages qui ne s’arrêtent pas de passer devant lui, qui se cachent derrière son épaule. Sa perception lui joue des tours. C’est vrai que personne n’a jamais vu ces personnages qu’il nous décrit. Et en réalité, c’est plus le fait d’être dans cet hôpital qui le perturbe. Ce lieu où chaque tête est une nouvelle tête. Il n’a plus de repères. Il sera d’ailleurs agressif à un moment donné. Certains ont même hésité à utiliser des contentions physiques. Mais non. Le Papi de chaque soignant ressemble à Papi Jeannot. Alors on a dit non. Mais d’autres fois, on l’a fait. Fatigués, parfois pas assez nombreux, parfois juste impuissants, parfois dépassés par le rythme de l’institution. On se prend à baisser la garde.

Du rythme. Il ne faut pas le perdre. L’asynchronie, c’est la mort. Alors on passe à la valse à vingt temps. Oh, tiens, il faut voir Madame Irma. Madame Irma est persuadée que le monde entier complote en secret contre elle. On pourrait se dire que c’est un peu exagéré. On y a tous pensé. Mais pas elle. Non. Madame Irma a depuis quelques jours construit un argumentaire complexe justifiant le comportement de tout ce monde qui virevolte autour d’elle. Elle commence à se dire qu’elle doit détenir quelque chose d’important pour qu’il y ait autant de personnes sur le coup. Les infirmières lui parleraient dans le dos. Les médecins seraient les instigateurs principaux de cette histoire douteuse. Heureusement, la psychologue, elle, la comprend. De toute façon, personne d’autre ne l’écoute. Elle l’a affirmé. On pense qu’elle est confuse, en réalité. Pas de bol, rien de psychiatrique. Juste les limites de notre cerveau et de notre corps. Au moins, on espère qu’elle sera mieux soignée grâce à cette nouvelle étiquette « troubles psychotiques aigus sur confusion mentale d’origine organique ». Bla-bla-bla on essaie de la vendre comme telle à nos collègues urgentistes. Certains passent leurs journées à négocier de gros contrats. Ici, on s’entend et on négocie des grosses vies. Acceptée. On l’envoie aux urgences pour trouver ce qui la rend si persécutée.

Ça doit être étrange de vivre cette expérience. Sentir toutes ces personnes aussi hostiles. Comme si la bienveillance n’avait plus sa place. Un qui a connu ça, c’est Monsieur Coca. Et c’est reparti, c’est la valse à cent temps. Il en est revenu maintenant. Mais lorsqu’il prenait cette drogue, qui lui a d’ailleurs progressivement rongé les os de la face, il ressentait le besoin de s’enfermer chez lui, les volets soigneusement fermés. Il se cachait sous la table. Avec une bouteille de Coca. Allez savoir pourquoi. Le monde peut être menaçant, lui se sentait en sécurité avec des bulles et du sucre.

Quoi? Madame Chichi a dit qu’elle voulait en finir avec la vie?! Vite, on arrête tout. Cette fois-ci, c’est la valse à mille temps. Il faut la voir. Vite. Il n’y a pas beaucoup d’urgences en psychiatrie. Par contre, lorsqu’elles sont là, il ne vaut mieux pas les prendre à la légère. La plupart du temps, on arrive vite à désamorcer la chose. Madame Chichi par contre, je sais qu’elle veut en finir un peu chaque jour, à des moments différents. A force, je cours de moins en moins vite pour la voir. Cela me rappelle un collègue qui me disait « tu sais, en psychiatrie, y’a pas d’urgences, y’a que des gens pressés! ». Donc je ne cours plus. J’en suis pas très fier, mais avec le temps, on apprend à s’économiser. L’énergie rayonnante et bruyante des débuts d’internat se canalise. On gagne en précision. On gagne en efficacité. On apprend. Parfois au dépend des patients. Là, Madame Chichi n’a finalement pas fait de chichis. Trois boîtes de paracétamol. Pas assez pour se tuer. Tout juste assez pour faire fermer l’usine de son corps, son foie. Restrictions budgétaires pour certains, fermeture forcée sur vice de forme pour d’autres. Hop, aux urgences. Pas de chichis. Plus de chichis. Ça m’apprendra. La prochaine fois j’irai peut-être en courant. Ou en valsant.

En tout cas, aujourd’hui, c’était une belle valse à mille temps. Avec des vers peut-être un peu moins beaux qu’une chanson de Brel. Mais on l’aime, cette valse de la différence.

Les voix de la Peur


A lire en écoutant : Coffee Cold – Galt MacDermot

Folie Bizarre Weird

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Monsieur Ikéa a décidé de voyager en ce début d’année. Il vivait pourtant depuis des années confortablement dans son petit village suédois. Ce genre de village qu’on ne voit que dans les films de Noël. Quelques maisons en bois, beaucoup de neige, une atmosphère paisible et feutrée. Isolé depuis des années, Mr Ikéa ne conversait qu’avec une seule personne. Il l’appréciait beaucoup, mais la trouvait par moments très autoritaire. C’était son ami pourtant. Il était toujours là, pour les bons et les mauvais moments. Mais il ne pouvait pas dire son nom. Il arrivait cependant bien à décrire les caractéristiques de sa voix. Une voix forte, sombre et profonde. Il l’avait rencontré un matin, par coïncidence. Ou c’est plutôt cet ami qui était venu à sa rencontre. Il lui a parlé, puis ne l’a plus lâché.

Depuis cette rencontre, Mr Ikéa ne voit plus personne d’autre. Il passe ses journées à discuter de tout et de rien avec son ami. Parfois, Mr Ikéa n’en peut plus d’entendre son ami lui imposer ses débats. C’est qu’il peut être insultant, cet ami! Le genre d’ami qui pense tout savoir, qui se permet de dicter la vie des autres. Le genre d’ami qui ordonne plus qu’il n’écoute. Mais bon, il sait persuader, il faut le reconnaître. Il a l’air d’en savoir, des choses. Alors ça impressionne Mr Ikéa. Et puis il sait faire rire quand il faut. Alors bon, c’est un bon compagnon de vie.

Le problème, c’est qu’un jour, cet ami est allé un peu trop loin. Conscient de l’emprise qu’il avait sur Mr Ikéa, il a voulu tenter une expérience. Peut-être pas au meilleur moment, c’est sûr. Il était énervé. Et cela mettait en rogne Mr Ikéa. Alors la dispute s’est envenimée. Jusqu’au moment où Mr Ikéa n’a plus eu son mot à dire. Son ami en avait marre de Mr Ikéa. Alors il lui a dit de prendre ses affaires et d’aller se jeter du pont qui surplombait la rivière glacée du village. Mr Ikéa n’avait plus le choix. Entièrement sous l’emprise de son ami, son corps a plongé dans les profondeurs glacées de la rivière. Heureusement, un bon samaritain le repêcha. Arrivé aux urgences locales, un médecin lui aurait affirmé que son ami n’avait jamais existé. Quel affront! Comment un type qui ne le connaît que depuis une heure ose nier 3 ans d’amitié riche et mouvementée?! « Schizophrène ». Mr Ikéa n’aime pas ce mot. D’ailleurs, il n’y a pas grand monde qui l’aime ce mot, dans la société. Alors pourquoi lui pourrait l’apprécier?

On lui a donné des médicaments. C’était censé faire disparaître son ami. Drôle de logique. Mais pourtant il les a pris, ses traitements. Il ne l’a pas vraiment remise en question, cette logique. Et en effet, son ami est parti. Aussi vite qu’il était apparu dans la vie de Mr Ikéa. Il faut l’avouer, cela l’a quand même bien soulagé. Avec du recul, il était sacrément encombrant cet ami. Dès que Mr Ikéa était angoissé, son ami ne faisait qu’en rajouter, en lui criant dessus jour et nuit. Quand Mr Ikéa se sentait apaisé, cette voix était plus clémente, plus bienveillante. Ils pouvaient du moins discuter.

Mais un jour, comme beaucoup de personnes prenant des traitements quotidiens sur toute une vie, Mr Ikéa en eut assez. Sans en parler à quiconque, il arrêta ces traitements. Quelques jours plus tard, son ami resurgissait des bas-fonds de son cerveau. Et là, son ami ne laissa pas passer l’occasion. Il lui ordonna très vite de partir au Maroc. Pourquoi le Maroc? L’histoire ne le dit pas. Cet homme qui décrivait des difficultés, ne serait-ce que pour s’organiser à faire ses courses, a su organiser son propre voyage vers un pays dont il ne maîtrise pas la langue, en moins de trois jours. Seul problème : Mr Ikéa n’avait pris qu’un billet Aller, et avait tout juste de quoi se payer un billet pour la France. Mais pas plus loin. Il passa alors des rues tortueuses de Casablanca aux bancs des spacieux Aéroports Français.

Discutant de manière virulente avec son ami, il fut identifié par le personnel de sécurité sur place, et nous a été amené aux urgences.

C’est un homme imposant, aux longs cheveux blonds et à la barbe fournie qui s’est présenté à moi. Sa large carrure contrastait avec son calme et sa douceur de contact. Il m’expliqua que sa solitude était sa principale souffrance. Qu’il avait appris à vivre avec cette voix, même si parfois il perdait tout contrôle physique et psychique sur elle. En discutant avec lui, je me suis rappelé une situation dans les transports publics. Je voyais un jeune homme, assez calme, parler doucement à « sa voix » qui l’envahissait certainement. Les gens autour l’ont d’abord regardé, l’air étrange. Puis au fur et à mesure, ils le fixaient, de manière plus insistante. L’étrangeté laissant sa place à la peur. Cette peur qui rend méfiant, qui casse le lien.

Là, je me retrouvais dans la même situation, mais en face à face dans un bureau. Je n’ai bizarrement pas eu peur. Je pourrais vous faire croire que je suis un téméraire qui n’a peur de rien. Mais non. Je suis plutôt froussard de nature d’ailleurs.

En réalité, Mr Ikéa m’a fait découvrir son monde. Le monde d’un solitaire qui souffre de ne pas communiquer comme les autres. Le monde d’un homme qui intéragit avec lui-même comme personne. J’y ai découvert un homme qui avait une histoire plutôt qu’une simple étrange amitié fictive. Et après tout, la limite est subtile entre cette petite voix intérieure qui est la nôtre et cette voix amicale que Mr Ikéa ne pouvait pas attribuer à lui-même. Mais elle représente cependant la frontière entre ce que la société définit comme la « norme » et le « pathologique ».

En tout cas, cette peur, celle que l’on peut ressentir en croisant ces étranges personnages, elle n’était pas là pour entraver la relation humaine. Il m’a fait découvrir son histoire. L’histoire qui dessine et trace la vie de Mr Ikéa. Et cela nous a permis de comprendre nos points de vue respectifs. Et de s’aider. Aujourd’hui, un patient souffrant de schizophrénie m’a appris la tolérance.

La poisse en liaison


A lire en écoutant : Bring Me My Shotgun – Lightnin’ Hopkins

malchance

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Tout a commencé alors que je faisais mon tour en liaison. La liaison, en psychiatrie, ça consiste à passer dans des services de médecine (la cardiologie, la chirurgie orthopédique, la réanimation et d’autres) lorsqu’on nous le demande. Ce sont la plupart du temps des collègues médecins, qu’on appelle dans notre milieu « les somaticiens », qui nous font venir. Les somaticiens, une expression qu’on utilise beaucoup, alors qu’elle n’aurait jamais dû exister (venant de « soma » qui veut dire « le corps » dans une langue d’un autre temps, où les gens se baladaient tout nus sous leur toge). Encore un vestige du bon vieux René. Descartes et sa croyance inébranlable en une séparation entre le corps et l’esprit. Il en a amené un paquet avec lui, le bougre. Au point de donner l’impression ambiante que les médecins « somaticiens non-psychiatres » soient condamnés à ne s’occuper que du corps, et les psychiatres « non-somaticiens », condamnés à ne s’occuper que de la tête. Ça en amène de la confusion quand on « découpe » le corps humain comme ça dans les soins.

En liaison, on rencontre des patients dans des contextes assez étranges. C’est comme ça que j’ai rencontré Freddy. Freddy La Poisse. Un type qui a atteint la barre des 70 ans on se demande encore comment. Le genre de bonhomme qui a tout vécu, mais en plusieurs fois. Et c’est d’autant plus marquant que, quand je le rencontre, il me déverse la chronologie de ces évènements comme s’il passait un entretien d’embauche. Il me balance son Curriculum Vitae. Le CV de La Poisse. « Ah, tiens, le psy! Vous tombez bien. C’est mon docteur qui a du vous prévenir. Ouais, j’ai déconné… Mais j’en avais vraiment marre hein! Faut dire, je les enchaîne. D’abord je perds ma femme. C’était il y a 15 ans. C’était une petite bonne femme, je l’aimais bien. Mais le stress la bouffait. Alors elle fumait. Beaucoup. Puis elle avait soif après, alors elle se prenait un p’tit verre. Moi j’lui disais « t’es un peu alcoolique, quand même! ». Elle a eu un truc au cerveau, les vaisseaux ont pété. Ça l’a emportée en un jour. Un an plus tard, je me tape une déprime carabinée, avec des idées de mort et tout! Ça prévient pas ça! Bon, mon médecin traitant m’a filé des trucs, ça allait mieux après. Mais un an plus tard, c’était le cancer de la prostate! Un truc de plus. Coup de bol, le traitement par radiothérapie me garde en vie. Mais ça aurait été trop simple. Alors j’me suis chopé un cancer du rein. J’y ai perdu un rein. Mais ça m’a fait tenir. Quelques années. Mais bon, l’année dernière, on m’a trouvé un cancer du pancréas. J’savais même pas que ça existait, ce truc! Pi ça tape fort, ça! ».

Il me regarde. Je crois que j’ai gardé la bouche ouverte quelques secondes, l’air figé, comme hébété. Tu dis gentiment « bonjour », et on t’envoie 10 roquettes dans la face en réponse. Ça m’a fait un peu perdre mes repères. Alors j’ai tenté de reprendre mes esprits. Comme on le fait souvent, par défense, je m’applique à poser des questions plus classiques, rationnelles, froides. Ça évite d’avoir trop d’émotions désagréables dans ce genre de cas. J’aime pas trop ça. Mais bon, là, ça faisait beaucoup d’un coup pour moi. Lui, il en parle comme si c’était classique et pas si pire que ça. Mais moi ça me paraît beaucoup. Et le coup du « j’imagine que ça doit être dur » n’aurait pas été vrai dans ce cas. Comment imaginer une vie comme ça?

Alors je me recentre sur la raison de ma venue. « Votre médecin m’a signalé que vous avez tenté récemment de vous donner la mort… C’est la première fois que ça vous arrive? » – « Que ça m’arrive à moi? Oui. Mais mon père, lui, il s’est jeté sous les roues d’une voiture, il y a 30 ans. »

Bon, ok. Là, j’avoue que je commence à me dire qu’il a en effet vraiment la poisse. On en voit des histoires atroces en psy. On pourrait croire que ça ne nous fait plus rien, à force. Oui, c’est vrai. Parfois, ce type d’information nous glisse dessus sans que l’on bouge d’un cil. Ça nous rend d’ailleurs moins empathique, et on peut passer à côté de beaucoup de choses. Et puis à d’autres instants, ça nous touche beaucoup plus. Sans savoir pourquoi. Certains diraient que ça nous renvoie à nos propres peurs. Pourquoi pas, après tout.

J’essaie alors autre chose: « j’imagine que cela a du vous affecter d’apprendre cette nouvelle… » (Tentative d’empathie, on s’accroche aux branches comme on peut, quand l’imaginaire ne permet plus de se mettre à la place de l’autre) – « oh, c’était un emmerdeur. Ça ne m’a pas fait grand chose. Bon, j’ai un peu pleuré quand on l’a enterré, c’est tout. » Freddy versus le psy, vainqueur par KO.

Finalement, il en vient à m’expliquer qu’après cette vie d’embûches, il a eu soudainement envie d’en finir. Comme ça, après 70 ans de péripéties vécues sans broncher. Il a décidé de s’enfiler 30 comprimés d’anxiolytiques avec un verre de gnôle. Il a bien dormi. Et s’est réveillé. « Là, je me suis dit que Dieu n’avait pas voulu de moi. Même ça, ça ne marche pas… ». À croire que certains cumulent les poisses pour que d’autres soient épargnés. Peut-être qu’on devrait l’appeler Freddy Le Martyr, finalement.

Le comble dans tout ça, c’est ce réflexe qu’il me dit avoir eu, sans que cela ne lui paraisse étrange. Alors qu’il planifiait de s’intoxiquer jusqu’à la mort avec ses anxiolytiques, il a regardé la boîte.
Cette boîte qu’il avait depuis des années. Il l’a regardée juste pour s’assurer que les comprimés n’étaient pas périmés. On ne sait jamais, faudrait pas s’intoxiquer avec des médicaments périmés, ça pourrait être dangereux.

Un coup dans l’pif, Tryphon!


A lire en écoutant : I Don’t Need No Doctor – Ray Charles

tournesol

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

C’est l’histoire d’un bonhomme qui avait pris l’habitude de s’en mettre un petit peu trop dans l’pif. Au point que ça devienne quotidien. Au point où ce n’est plus le bonhomme qui contrôle ce qu’il boit, mais plutôt ce qu’il boit qui contrôle le bonhomme. Et puis un jour, cet homme, qui fut enfant, puis adolescent, pour devenir adulte, puis parent, s’en vint finir sa course dans la catégorie des déments.

De petite corpulence, les cheveux ébouriffés, l’œil divergent, le pas ébrieux, je l’ai rencontré la première fois dans un couloir d’un hôpital, en psychiatrie. Cette première rencontre m’a fait penser au Professeur Tournesol. J’avais le privilège de voir Tryphon Tournesol en personne! Sourd comme un pot, perdu comme à son habitude. Seulement là, on aurait dit que l’alcool avait décidé de le figer dans un état d’ébriété pour toujours. Ça arrivait beaucoup quand le capitaine Haddock laissait ses bouteilles traîner partout. Mais maintenant, il n’avait plus besoin de ces liqueurs pour tanguer, le pas hésitant. Rien qu’à le voir, on pouvait s’imaginer sur un bateau emporté par les houles! Mais il avait cet allure de gentilhomme, qu’il gardait en toutes circonstances. La classe de l’âge dira-t-on. Et ça le rendait attachant.

Mais aujourd’hui, il était dans sa chambre, en psychiatrie. Il avait abusé de ce que font ceux qui n’ont plus la capacité d’inhiber leurs pulsions animales. Il avait tapé. Plusieurs fois. En même temps, on lui avait refusé de sortir tout seul de chez lui. Ses enfants, plus précisément. Vous me direz, si on vous empêchait de sortir seul(e) de chez vous, ça vous mettrait aussi probablement en rogne. Oui, mais là, Tryphon a perdu cette capacité que nous avons tous d’avoir du recul sur nous, sur ce qui nous arrive, et dans quel contexte tout ceci se passe. Cette capacité, qui nous paraît innée, immuable, il suffit d’une petite lésion dans le cerveau pour qu’elle disparaisse. On n’est pas grand chose quand on constate ça. Et quand ça nous arrive, l’avantage est que cela nous permet de ne plus prêter attention à nos défauts, à notre inadaptation au monde, aux incongruités du quotidien. Le bonheur du naïf inconscient. L’inconvénient, c’est qu’on perd la conscience de notre attitude, de nos comportements bizarres face au monde. Cela a mené Tryphon à taper son fils à plusieurs reprises parce qu’il l’avait frustré. Juste pour ça. Alors qu’il avait toujours été un gentilhomme, un père aimant.

Bref, Tryphon n’avait pas été très fin sur ce coup-là, lui qui avait réussi à cacher ses difficultés jusqu’ici. Voilà qu’il avait fait « du bruit ». Il devenait soudainement « un trouble de l’ordre public » aux yeux de la société.

Alors on l’a reçu. Et aujourd’hui, je l’ai vu parce que l’infirmière trouvait qu’il avait les doigts bleus, et voulait que je l’examine. Il m’attendait, assis sur son lit, le regard vide, le geste rare, envahi d’apathie, cette sensation étrange qui ne nous fait plus ressentir le besoin de faire quoi que ce soit. Je me présente à lui, je lui explique pourquoi je suis là. Mais je sens bien qu’il ne me comprend pas, ou peut-être qu’il s’en fiche juste. Je ne sais pas. Et ça me met assez mal à l’aise. Alors je lui parle, pour remplir le vide. Je lui prends les mains, pour débuter l’examen. Elles sont froides. Et très rigides. « Allez aidez-moi Tryphon, desserrez les mains, je ne suis pas là pour vous faire du mal, vous le savez bien! ». D’un coup, je remarque que son regard se noircit. Et sans prévenir, voilà qu’il me lance son point en pleine figure, faisant voler mes lunettes dans la pièce par la même occasion! À partir de là, tout est allé très vite. Il s’est levé, à essayer de m’en mettre une autre. Il marmonnait. Sans réfléchir, je lui prends alors les bras. Je les mets dans son dos. Le voilà plaqué sur le mur. Et moi lui tenant les bras, comme un flic maîtriserait un forcené. L’infirmière arrive. Les yeux écarquillés. Bouton d’urgence. Tout le service déboule en trombe dans la chambre. « Ça arrive souvent, ça, en psychiatrie » qu’on me dit. Tout le monde arrive, la foule d’humain impressionne suffisamment pour que tout le monde se calme rapidement. Comme un feedback, un rappel pour la personne « agitée » qu’elle ne fera pas le poids. Et la violence s’arrête là. Seulement, vous vous rappelez, Tryphon a perdu un truc sur le chemin de sa vie. Sa capacité à analyser l’environnement et son comportement. Alors il ne voit pas pourquoi il devrait s’arrêter. Alors on sera obligé de le mettre sur son lit à plusieurs, pour le ramener au calme. Pas de contention, heureusement. J’aime pas trop ça de toute façon. Tiens, mes lunettes sont cassées. Ça me rappelle une autre aventure de Tintin.

J’espère que je vais réussir à ne pas lui en vouloir de m’avoir tapé… Je l’aimais bien moi, Tryphon.

Bienvenue en Psychiatrie !


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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Ce site vient de naître (comment il se la pète, le type). Comme j’ai pu l’écrire dans la page de présentation, vous trouverez ici non pas un journal intime, mais plutôt un récit d’expérience. L’expérience maigre d’un jeune psychiatre, avec ses doutes, ses interrogations, mais aussi ses réactions face à la réalité de ce quotidien parfois loufoque, parfois étrange, parfois tendre mais surtout toujours humain.

Cette idée est née dans un contexte particulier : il est vrai qu’en tant que psy (chiatre ou -chologue d’ailleurs), nos amis, nos proches, nos patients nous exposent leur curiosité en nous posant souvent les mêmes questions ou réflexions sur notre métier : “Ça doit être costaud comme métier, quand même!”, “Tu fais comment pour décompresser après tes journées?”… Ou dans un autre registre : “En fait psychiatre, c’est pas vraiment médecin, non?” ou “Ça doit être cool d’être payé à écouter les gens!”, “C’est quoi déjà la différence entre psychologue, psychiatre, psychanalyste et psychothérapeute?”. Et plus récemment, suite aux terribles attentats survenus à Paris, nous avons tous constaté un regain d’intérêt pour la profession et son rôle, si ce n’est son utilité, dans notre société.

Seulement, il semble persister un flou dans la tête de beaucoup de personnes. Que se passe-t-il vraiment chez un psychiatre? Chez un psychologue? Doit-on se suffire des simples préjugés classiques sur la profession? Je ne pense pas. De l’ignorance naît le préjugé. Du préjugé naît l’incompréhension. De l’incompréhension naît le doute. Du doute jaillit la méfiance. Et alors le lien est rompu. En tant que “chirurgiens du lien”, comme j’aime à voir notre profession, on ne peut se permettre de rompre ce lien.

Alors l’idée d’un site communiquant sur les coulisses du métier m’a paru une bonne façon de rétablir ce lien. Certains l’ont déjà fait, notamment en médecine générale. Des types géniaux comme Baptiste Beaulieu et son « Alors Voilà » qui ramène de l’humanité par sa plume. Des femmes charismatiques comme Jaddo et son regard magique sur la profession. Ils ont su nous montrer que plonger dans ce quotidien ne nous mettait pas en situation de vulnérabilité. Non, ils nous rendaient simplement plus transparents. Et je pense que c’est un besoin pour la psychiatrie, qui paraît bien poussiéreuse et obscure par moments.

Ma démarche s’appuie donc sur deux principes. Deux principes défendus par deux personnalités reconnues : Gandhi et la Reine Victoria (rien que ça!).

L’un a dit “Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde”

Une situation récurrente dans notre métier est de constater la difficulté de tout un chacun de comprendre notre rôle, notre position, nos intentions. La solution facile serait d’accuser ce “tout un chacun” : “ils n’ont qu’à comprendre après tout !”. Je préfère ici prendre le parti qu’en tant que psychiatre, nous contribuons pour une grande part à ce flou. Il est de notre responsabilité d’informer de manière plus “transparente” la société sur notre travail au quotidien. Voici donc le premier principe appliqué à ces confidences de psy.

L’autre principe émane de la Reine outre-Manche qui, face à son dévouement pour son pays, conseillait à son fils “never complain, never explain” ou “ne jamais se plaindre, ne jamais se justifier”

Ces confidences n’ont pas pour but de placer les professionnels de santé en victimes ou en “pauvres-petites-bêtes-à-cajoler-parce-que-vraiment-leur-boulot-n’est-pas-facile”. Elles ne se veulent pas non plus comme des arguments justifiant les agissements (bons ou mauvais) de ces mêmes professionnels. Cela serait trop simple. Et inutile. Non. Ce que je souhaite, c’est pouvoir placer le regard de ceux qui le veulent dans les yeux d’un psychiatre, l’instant d’un moment, pour y voir le monde à travers ce prisme. Et je m’efforcerai tant que je peux de garder ce cap, cette ligne éditoriale, tout au long de ces récits.

Ces confidences ont donc pour intention d’amener un regard discret sur le monde parfois obscur de la psychiatrie, de manière à en dessiner les contours et rendre je l’espère moins floues nos pratiques.
Alors une bonne lecture !