Le Statu Quo ou la Vie : Le Destin d’une Surdouée


À lire en écoutant : Remedios – Pizeta

gaston lagaffe psychiatrie statu quo

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un humain s’est encore fait manger par ses biais. L’histoire d’une aventurière qui s’est brûlée les ailes. Au point de ne même plus savoir marcher.

Princesse Parfaite est hospitalisée chez nous suite à un nouvel épisode de dépression. Un de plus. Elle est jeune pourtant. 26 ans. 26 longues années à tenter de se construire. Une voie d’escalade semée d’embûches et d’obstacles. Pas le genre d’obstacles qui saute aux yeux, comme souffrir de la famine, vivre au milieu de la guerre, ou subir une catastrophe naturelle. Non. Juste les obstacles que l’on se construit dans un monde où les besoins primaires d’accès à la nourriture, à la sécurité d’un logement ou de finances stables sont largement comblés. Un monde stable où il convient de trouver d’autres inconvénients à notre existence. Pour atteindre un niveau de perfection encore supérieur. Pour continuer à avancer.

Princesse Parfaite n’affiche pas un sourire radieux dans le service. Elle a plutôt tendance à traîner des pieds, en pyjama, les cheveux en vrac et mal lavés. Elle a l’allure d’une princesse déchue, une princesse qui a un jour brillé en société, mais qui se retrouve sans un sou à présent. Elle m’explique que jusqu’ici, elle avait tout réussi. Elle avait grimpé l’échelle sociale à une vitesse phénoménale. Pour preuve, tout le monde le dit. Elle est douée en tout. Elle apprend vite. Le problème, c’est que depuis peu, ceux qui louaient ses qualités commencent à la critiquer. La remettre en question. Elle se demande si c’est de la jalousie, de la haine. Mais elle conclue finalement que c’est de sa faute. Elle a peut-être failli quelque part. Alors les gens ne l’aiment plus. Elle me déroule toute sa théorie avec la plus grande froideur. Une froideur qui me glace un peu, pour finir par m’ennuyer.

Ce qui est sûr, c’est que son entourage ne semble plus être suffisant pour lui permettre d’exister. Un peu comme si on avait coupé les cordes qui relient une marionnette à son marionnettiste. D’un coup d’un seul, elle n’avait plus d’identité.

Mais ça, Princesse Parfaite n’en avait pas conscience. De ce qu’elle me disait, tout ce qu’elle pouvait constater, c’est qu’elle déprimait à répétition. Bizarrement, la déprime se pointait à chaque fois qu’elle se sentait rejetée, dévaluée, ou qu’elle pensait avoir déçu un être cher à ses yeux. Un rejet qui résonnait tout particulièrement chez elle. Du vécu intense. Le quotidien de son enfance. Le destin d’une enfant trop douée pour un monde trop jaloux.

Le problème quand on est une bête de performance dès l’enfance, c’est qu’on apprend à exister à travers notre capacité à « faire bien ». Alors on devient totalement dépendant du regard de l’autre, qui valide notre performance. Jusqu’à penser que c’est la seule façon d’exister au milieu des autres. Pas de failles possibles. À l’image des sportifs de haut niveau, Princesse Parfaite ne semblait vivre que par l’attention qui lui était portée. Condamnée à exister uniquement par le regard admiratif de l’autre.

Face à ce constat, Princesse Parfaite me disait être perdue. Comme en chute libre, sans personne pour la rattraper. Comment exister autrement qu’en cherchant sans cesse  à tourner tous les regards vers soi ? Comme avancer sans la lumière des projecteurs ?

Nous avons alors débuté le travail. Comment changer ses habitudes, celles qui nous ont permis de nous construire jusqu’ici ? Comment modifier son comportement, son mode de pensée, sans savoir si le résultat sera celui que l’on attend ? Princesse Parfaite restait coinçée là, au stade de contemplation. Elle reconnaissait les souffrances que pouvaient lui infliger son fonctionnement. Mais de là à prendre le risque d’en changer, prendre le risque que cela se termine par un échec, c’en était trop pour elle. Je me retrouvais donc face au mur de défense ultime. Celui qui est construit par la rigidité de l’esprit, la peur de l’échec. Celui qui rend le travail du psychiatre plus long, plus lent. Princesse Parfaite exprimait un des biais de pensée les plus invalidants chez l’humain : le biais de statu quo.

Le biais de statu quo, c’est notre propension à voir une nouvelle situation qui s’offre à nous comme plus risquée que bénéfique. Et du coup on préfère ne rien changer. Trop coûteux. C’est cette capacité que l’on a tous à avoir peur du risque. Rien d’anormal, juste un câblage un peu ancien de notre cerveau. À une époque où le risque de s’exposer à un nouvel environnement pouvait nous faire perdre la vie à coup sûr. Mais beaucoup de choses changent dans un environnement sécurisé, comme celui dans lequel beaucoup d’entre nous vivent. Alors on a vite l’impression d’être en danger, sans forcément l’être. Ce biais, on l’a tous. C’est ce qui peut entre autre expliquer pourquoi certains préfèrent rester vivre dans leur ville de naissance, plutôt que de risquer la délocalisation, le danger, l’inconnu. Mais c’est aussi ce qui explique qu’on préfère acheter des produits d’une marque que l’on connaît et qu’on estime plutôt que d’aller voir chez le concurrent.

Ce biais s’exprime différemment en fonction de notre état. Notamment si notre besoin de sécurité n’est plus suffisamment comblé. Prendre un risque, que l’on soit enfant ou adulte, nécessite d’avoir une base sécure où se réfugier si le danger auquel on s’est exposé est finalement trop important. Pour se reposer, mais aussi pour apprendre de ses erreurs, si nécessaire. Ainsi, si l’on se retrouve sans logement, sans famille ou entourage proche, et sans travail, aller s’exposer à une situation inconnue devient trop risqué. On a trop à y perdre.

Pour Princesse Parfaite, ce biais s’est exprimé à sa façon. Pour elle, risquer de décevoir l’autre l’exposait à coup sûr à la séparation, au rejet social. Ce sentiment, elle l’avait trop vécu pour vouloir le ressentir à nouveau. Elle l’avait bien appris. Cela se répétait. Alors elle ne pouvait pas le concevoir autrement.

On va prendre notre temps ensemble, je pense. Le temps pour elle de constater qu’elle peut être en colère, triste ou appeurée face à son psychiatre, sans pour autant que cela lui donne envie de l’abandonner ou de la juger. Puis elle essaiera de l’expérimenter avec d’autres personnes, peut-être. Pour apprendre à être, sans forcément qu’elle ait à faire une performance. Pour apprendre à vivre avec l’autre, plutôt que de vivre grâce à l’autre.

On verra bien. Peut-être qu’elle ne souhaitera jamais évoluer. Peut-être lui faudra-t-il du temps. Peut-être que ce que je comprends aujourd’hui d’elle à travers ce qu’elle me dit n’a rien à voir avec sa réalité. Mais on va tenter. Parce que c’est aussi ça la psychiatrie. Prendre des risques, travailler dans l’incertitude, entre humains. Et espérer.

Procréation Mentalement Assistée


À lire en écoutant : St James Infirmary – Allen Toussaint

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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un psychiatre s’est remis à écrire. Pourquoi pas. Mais surtout, aujourd’hui, de la psychose est né un enfant sans père. À l’heure où on se questionne sur la possibilité de concevoir un enfant pour des parents de même sexe, où on essaie d’anticiper l’impact des familles recomposées sur la construction psychique d’un enfant, voilà qu’apparaît la possibilité de créer la vie sans père.

Mme Pouponnière a accouché il y a peu. C’est la maternité qui appelle. Et elle qui appelle la psychiatrie de liaison pour étayer une relation entre une maman et son bébé. Une nouvelle maman qui ne se comporte pas comme toutes les autres. Elle paraît trop inquiète, pas assez adaptée, trop ceci, pas assez cela. Comme si une mère devait forcément aimer son premier enfant avec le plus pur amour, mais avec de l’amour mesuré, ni trop, ni pas assez. Un amour raisonnable, une inquiètude sans excès, des gestes adaptés. Parce qu’une mère serait censée connaître tous les gestes utiles pour le nourrisson. Comme si c’était inné. Cette demande m’agace d’avance.

Je vois Madame, le visage tiré de fatigue, les cheveux ébouriffés. On dirait que je la lève du lit, mais c’est aussi une réalité de nouvelle maman. Le bébé sollicite l’attention, contraint par un lien de dépendance maximum à sa mère. Plus question de pouvoir faire passer ses besoins avant ceux de l’autre, ceux du bébé. Au moins pour un temps.

Mme Pouponnière a le regard doux par moments, et très préoccupé à d’autres moments. Elle semble agir comme un enfant sauvage, se méfiant de chaque parole qui lui est amenée, surveillant du coin de l’œil ces assaillants qui osent venir la rencontrer, elle qui m’affirme que l’humain lui a déjà suffisamment prouvé sa non-fiabilité. La confiance n’est plus là. Et Mme m’explique ne plus avoir eu de contact prolongé avec l’humain depuis plusieurs années pour cette raison. Suffisamment longtemps pour forger une théorie solide plaçant l’humanité en grand persécuteur. Parce que lorsque notre cerveau n’arrive plus à voir ses propres défauts dans un miroir, il se tourne vers son environnement à la recherche de causalité. Pour mettre du sens à des difficultés à rentrer en lien avec l’autre. Si ça ne peut pas venir de soi, alors ça vient forcément de l’autre. C’était en tout cas plus simple pour Mme de considérer que l’humanité entière était mauvaise, plutôt que d’imaginer qu’elle pourrait avoir des difficultés à interpréter les codes sociaux qui nous permettent de vivre en société.

Ça ne posait pas tellement de soucis à Mme Pouponnière jusque-là. Elle vivait seule, dans un monde restreint mais rassurant. Et par-dessus cela s’est immiscé l’instinct de reproduction. Mme a puissamment ressenti un besoin de donner la vie. Et pourquoi pas. Mais face à sa haine hermétique de l’humain, concevoir un enfant avec un autre humain était inimaginable. Bizarrement, elle ne souhaitait pas non plus transmettre son patrimoine génétique, persuadée d’être le produit d’une union consanguine.

Alors Mme s’est tournée vers les nouvelles technologies. Pas en France évidemment. Mais vers d’autres pays qui proposent sans limites d’âge, ni conditions spécifiques, une procréation assistée, programmée, quitte à ce qu’elle ne soit qu’une mère porteuse. Ses finances y passent, un petit cadeau pour son égo, 9 mois de gestation et la voilà avec son bébé. Et je me retrouve devant cette petite famille sortie tout droit de la science-fiction.

C’est à ce moment que je me demande comment ce petit bonhomme va accueillir tout ça. Comment il va se construire. Comment va-t-il réagir quand on lui racontera l’histoire de sa conception ? L’histoire de sa vie ?

« Tu vois Pierrot, tu es né de l’imaginaire de ta mère. Une mère qui ne croyait plus en l’humanité. Face à l’impossibilité de convaincre qui que ce soit de son scepticisme envers l’humain, elle a décidé de te créer. Ou plutôt de te commander. Dans tous les sens du terme. Elle pourra ainsi enfin avoir un allié face à ce monde hostile. Tel un colis Chronopost, tu es vite arrivé. Enfin, il a quand même fallu 9 mois pour confectionner le paquet. Pas d’accusé de réception, le suivi s’est fait en instantané. Une fois arrivé à destination, tu n’avais plus rien d’un colis, en réalité. Tu étais un être d’exception. Un produit de la biotechnologie. Tu allais pouvoir découvrir ce monde. Mais pas comme tout le monde. Le privilège de l’exception vient avec son lot de différences. Ta mère est en réalité ta mère porteuse, la factrice d’une commande issue d’un extrait de femme anonyme et d’homme anonyme. Ce qui se fait de mieux sur le marché du bébé programmé. Dans son rêve, cette maman factrice n’avait pas inclus d’autre homme. C’est pourquoi tu n’as pas de père. Mais rassure-toi, l’administration française t’a permis d’en avoir un. Et par la même occasion, cela a aidé ta maman factrice à réaliser son fantasme de créer une famille protégée du monde des humains. Elle a pu inventer le nom de ton père. Il en fallait un, après tout. C’est écrit dans le logiciel de la Préfecture. Un enfant a toujours un père. Alors il en fallait un. Au moins tu as son nom. Mais je dois te le dire dès maintenant, c’est une coquille vide.

Voilà donc ton statut. Enfant adopté, porté, conçu comme une commande de colis, amputé d’un père dès la naissance et projeté dans la vie fantasmée d’une mère pétrifiée par la méfiance à l’égard du monde qui l’envahit. Tu pourras remercier ceux qui n’ont pas souhaité se pencher sur les chartes éthiques et tous ces « concepts philosophiques un peu trop pensés » pour un monde qui doit aller vite, être performant, et accéder à tous les désirs les plus fous d’humains qui se pensent sans limites. »

Je suis en colère. Et tout ça va très vite dans ma tête. En quelques secondes, voilà qu’un jugement fort apparaît, alors qu’avant ça je n’y avais même pas pensé. Il va falloir que je retourne dans la réalité, face à Mme Pouponnière. Il va falloir que je l’accompagne. Parce que des collègues vigilants ont déjà prévu de placer son enfant. Pour de multiples raisons en lien avec la sécurité de ce bébé, dans ce climat d’étrangeté face à cette conception. Mme Pouponnière ne va pas bien. Ça se comprend. Mais je ne suis pas sûr que ce monde aille si bien que ça non plus par moment.

Sûrement Dieu a déjà dû jouer à être un Homme un jour, pour s’amuser. Mais peut-on laisser l’Homme jouer à se rêver en Dieu ? À vos stylos, vous avez deux heures. Et c’est Dieu qui notera les copies. Le philosophe ne concluera pas, le psychiatre donnera son avis, peut-être.

Ce qui est sûr, c’est que l’Homme devra comme toujours poser une limite à sa folie créatrice. Parce que sans limites, il se peut que la liberté ne soit finalement qu’un infini chaos.

Le Suicide ou la Vie


A lire en écoutant : Dans Tes Yeux – Anis

la mort de marat barbie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Non, en fait non. Aujourd’hui, il s’est passé un truc qui se passe trop fréquemment. Toutes les 4 minutes exactement. Aujourd’hui, une personne, parmi tant d’autres, a tenté de se donner la mort.

Mme Monroe est arrivée dans le service après 24h passée aux urgences. Elle avait le regard dans le vague, encore assez endormie. Son visage rond ne reflétait plus aucune émotion, en dehors peut-être d’une sensation de stupeur. Ses longs cheveux bruns ondulés venaient se déposer sur de fortes épaules et une large ossature. Elle était là, imposante dans son lit.

Mme Monroe m’a expliqué sa vie. Sa solitude. Oui, elle avait quelques amis, mais personne n’était là pour combler son vide affectif quotidien. Elle avait grandi dans un petit village de France. Son père était le boulanger du coin. Un type dur, ferme dans l’éducation de sa seule et unique fille. Il la destinait à reprendre l’entreprise familiale. Mais elle ne voulait pas. Alors elle est partie. Loin. Elle a coupé les ponts, pour être sûre que personne ne la gêne dans sa quête ultime. Sa quête, elle ne l’a jamais vraiment trouvée. Alors elle a décidé de faire un métier dans la norme, d’avoir une vie dans la norme. Mais le problème de la norme, c’est qu’elle est propre à chaque individu. Elle s’est donc fixée l’objectif de bien faire. Être une amie parfaite, une employée modèle. Par contre, pour ce qui est de la vie familiale, il n’y en aurait pas. Elle avait coupé les ponts avec la notion de famille. Alors non.

Mais chassez le naturel, il revient au galop. À vivre à travers les valeurs des autres, elle en avait oublié les siennes. En fait, enfant, Mme Monroe aimait les réunions de famille. Elle aimait sa tante et son oncle qui lui racontaient des histoires merveilleuses de voyage. Plus tard, elle serait aventurière, elle rencontrerait son amoureux durant l’une de ses épopées, et elle le présenterait à sa famille.

Tous ces souvenirs ont réapparu dans un de ses rêves. Alors elle s’est mise à y repenser. Puis elle a fait le constat de sa vie. Pas d’aventure. Pas d’homme. Pas de famille. Elle s’est mise à voir la norme qui la guidait d’habitude comme un boulet auquel elle était attachée. Et aucune solution autour pour s’en détacher. Comment réinventer sa vie quand on l’a fuie toute sa vie ?

Au bout de quelques semaines, Mme Monroe s’est mise à penser à la mort. Comment en finir avec cette vie remplie de vide, sans essence, sans solution ? Comment partir avec dignité, quand la honte et le désespoir sont les seuls sentiments qui nous reste ? Elle a alors commencé à élaborer une histoire. Non pas l’histoire de sa vie, mais plutôt celle de sa mort. Pendant des jours, elle a réfléchi au scénario, à la mise en scène, jusqu’à fixer la date fatidique. Dans le plus grand silence. Elle a écrit les derniers mots de sa vie sur un papier boudoir, qu’elle est allée déposer en évidence sur sa table. Elle a alors soigneusement avalé 110 comprimés de médicaments qui ornaient une pharmacie personnelle beaucoup trop fournie. Elle a placé un rasoir au bord de sa baignoire. Elle a rempli sa baignoire d’eau. Elle s’est déshabillée. Puis elle s’est allongée dans ce bain qu’elle pensait être le dernier, et elle a attendu que les médicaments l’endorment. Au mieux, ces comprimés la tueraient d’overdose. Si cela ne suffisait pas, elle pourrait alors rejoindre la mort par noyade. Enfin, si elle venait à se réveiller, elle avait toujours la possibilité de se trancher les veines.

Oui, c’était un scénario très élaboré. Comme souvent. Seulement parfois, on a envie de vivre, inconsciemment. Alors on fait des erreurs dans notre scénario. Parfois aussi, la chance nous sourit. Bon gré, mal gré. Mme Monroe a reçu le jour d’après la visite d’un ami proche, qui avait les clés de chez elle. Il l’a trouvé nue dans sa baignoire, en pleine sieste. Mme Monroe était imposante. Suffisamment pour ne pas glisser sous l’eau dans une baignoire. Son ami, dévasté par cette découverte, a appelé les secours, qui l’ont réanimée. Ramenée à la vie.

Mme Monroe n’était pas la plus heureuse à son réveil. Encore moins dans notre service. Il faut dire qu’on lui avait donné un pyjama pour l’occasion. Le modèle spécial, avec dos nu-cul nu. Oui, le premier réflexe pour un psychiatre lorsqu’il est face à une personne qui a tenté de se donner la mort, c’est de la mettre en pyjama. Étrange. Et pourtant si utile. Parfois, limiter les moyens de pouvoir se donner la mort, couplée à la gêne sociale que procure le fait d’être en pyjama face à des inconnus, empêche un nouveau passage à l’acte. Même si ça n’empêche cependant pas certains de se retrouver culs nus à courir dans la rue après s’être échappés des urgences. En réalité, retirer tous les moyens les plus fréquents de se donner la mort dans notre environnement limitent drastiquement le nombre de tentatives de suicides. L’humain est fainéant de nature. Plus on lui rend la vie facile, et plus il agira. Donc moins il sera facile de trouver de quoi se donner la mort, et plus on gagnera du temps pour se protéger.

Mme Monroe m’a dit qu’elle se sentait blessée. Elle m’expliquait avoir vécue comme un manque de respect le fait d’être encore en vie du fait de l’intervention des réanimateurs. On n’aurait pas dû la ramener à la vie. Elle avait fait elle-même son choix, et par principe nous vivons dans une société où nous sommes libres de choisir ce qu’on veut ou non. Beaucoup de personnes dans cette situation nous disent ça. Et dans un sens, c’est vrai. On a souvent le droit de choisir dans notre société. Mais dans des conditions bien spécifiques. Le choix « libre et éclairé », qui se fait lorsqu’on a été suffisamment bien informé, est aussi régi par l’absence d’altération du jugement. En gros, il faut qu’on soit en pleine possession de ses moyens. C’est ce qui fait qu’une personne qui tape une autre personne, alors qu’il est en plein délire, n’est pas mis en prison mais plutôt orienté vers un dispositif de soins. Il a fait un choix qu’il peut regretter plus tard, parce qu’il ne contrôlait plus grand chose, que son libre arbitre avait disparu. Alors je lui ai rappelé ça. Que 60% des personnes suicidées souffrent d’une dépression avant de se donner la mort, et que 30% agissent sous emprise d’un délire aigu. Que le regret du geste arrive parfois plusieurs mois après la tentative, mais qu’il arrive toujours. Que de façon surprenante, seules 1/3 des personnes préviennent leur entourage de leur intention de se donner la mort. Qu’on pourrait d’ailleurs croire que parler de la volonté de suicide avec celui qui souffre ne ferait que lui donner de mauvaises idées, alors qu’en réalité, en parler avec la personne qui souffre, en l’écoutant sans jugement, réduit considérablement la mortalité par suicide. Que l’on soit professionnel de santé mentale ou non. Il suffit de savoir écouter. D’oser poser la question. Et d’aider à orienter.

Son histoire m’a évidemment touché. Elle est allée jusqu’à me dire qu’elle voulait vivre sa dernière épopée avec ce suicide. Très littéraire, comme façon de voir la vie. Ou plutôt la mort. Seulement là, c’est la colère qui m’a envahi. Parce qu’il n’y a rien de romantique dans la mort. Seuls quelques écrivains, qui se sont trouvés très déprimés dans leur parcours de vie, l’ont décrite comme un don de soi, tentant de mettre un sens glorieux à un geste qui ne reflète que le désespoir et le sentiment d’impasse. Je me devais de le lui dire. Pourtant, j’aime plus que tout mettre la vie en histoire. Conter une anecdote comme une grande épopée héroïque. Mais dans la tentative de suicide, il n’y a jamais rien d’héroïque. Mettre fin à sa vie, c’est ne pas laisser son histoire évoluer, c’est ne plus donner l’opportunité de raconter son histoire de vie, préférer contrôler sa mort plutôt que de se laisser porter un temps par sa vie. Parfois le manque de contrôle sur sa propre vie peut nous faire paniquer. Et pourtant, parler de son désespoir autour de soi suffit la plupart du temps à reprendre ce contrôle.

Vous l’aurez compris, quand je reçois Mme Monroe parce qu’elle a tenté de se tuer, je suis surpris, mais aussi en colère. J’ai peur aussi. Et je suis triste. Le cocktail Molotov émotionnel. Pour n’importe quel humain. Et pourtant, même si toutes ces émotions m’arrivent en même temps, je me dis qu’elles vont toutes me servir.

La surprise d’abord, qui permet d’apprendre. Apprendre qu’il existe toujours une solution, pour chaque humain, qu’une sensation d’impasse n’est qu’une sensation temporaire. Un obstacle artificiel créé par le désespoir.

La colère ensuite, qui permet d’avoir l’énergie d’aider l’autre, pour réfléchir avec lui ou elle sur les solutions qui existent, face à une situation que nous ne voyons pas comme une impasse, alors même que la personne voit son destin figé par le désespoir.

La peur aussi, qui permet d’identifier le danger, le risque qu’une personne s’isole ou perde la vie. Cette peur qui, associée à la colère et la surprise, permet d’agir pour protéger l’autre. Il arrive aussi qu’elle nous fige. On se retrouve figé par sa propre peur de mourir, de façon paradoxale.

La tristesse, enfin, qui permet de faire le bilan. De voir que l’isolement social, le fonctionnement actuel de notre société, peut parfois mener au suicide collectif. Triste de voir que l’on définit « malades » celles et ceux qui n’ont plus, pour un temps, les ressources nécessaires pour vivre dans une société parfois malade elle-même.

Alors on se demande parfois qui, dans une société malade, doit être considéré comme malade. La personne qui estime, même inconsciemment, que la violence et l’exclusion sociale sont la norme, ou la personne qui souffre de cela et crie à l’aide pour réveiller les consciences solidaires ?

Ce qui est sûr, c’est que la mort, comme la tentative de mort, éteint l’espoir et perpétue la violence, en l’enracinant dans la souffrance de nos proches à tout jamais. Alors il vaut peut-être mieux tenter de s’aider à vivre ensemble plutôt que de se laisser mourir tout seul. Parce que la joie est aussi une émotion utile.

La Manie du Biais : Une Histoire de Religion et de Croyances


À lire en écoutant : Walking On the Moon – Roseaux (feat. Aloé Blacc)

Trinité Jésus Christianisme

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un homme s’est fait biaisé. Peut-être un peu plus que d’habitude.

Mr Trinité s’est présenté aux urgences amené par sa compagne. Ils venaient de se disputer. Ça avait fait beaucoup de bruit. Beaucoup de paroles déplacées. Beaucoup de gestes déplacés. Au point où Mr Trinité se blessa. Il s’était un peu emballé dans son argumentaire. Il avait un peu trop agité ses bras, et il s’en était cassé le doigt en se tapant contre la cheminée.

C’est un collègue urgentiste qui les a accueillis. Il s’est occupé du doigt. Très pro. Il en a même profité pour s’intéresser à la vie de Mr Trinité. Notamment pour mieux comprendre d’où venait cette fracture. C’est rarement anodin, une fracture. Alors le type lui a expliqué qu’il s’était disputé. Rien de bien extraordinaire pour le service des urgences. Et puis il a rajouté une phrase qui l’amènera à rester à l’hôpital un peu plus longtemps que prévu.

« Ma copine m’a saoulé ! Mais je m’en fous, la Trinité m’aidera, maintenant qu’on est un quatuor ! »

En entendant cette phrase, certains médecins, peut-être par fatigue, auraient laissé couler, en répondant un « Mmhh, oui oui, c’est ça » sans chercher plus loin. Parce que s’il faut gratter plus, alors ça va prendre plus de temps. Mais ce collègue a réagi. « Avant de partir, j’aimerais que vous voyez un collègue quand même ». Alors je l’ai rencontré. Un type sympa, la trentaine, avec des petites lunettes rondes qui relevaient un visage plutôt terne. Quelques poils rebelles parsemés sur ses joues et son menton. Un regard doux malgré tout. Un corps frêle mais qui s’agitait dans tous les sens. Et sa compagne, plutôt désemparée, le visage défait par l’étonnement. Leur dispute n’était en fait pas si anodine que ça. Depuis plusieurs mois, Mr Trinité assenait sa copine de ses théories mystiques qui le reliaient à la Terre. Mr Trinité était croyant. Un catholique pure souche. Depuis tout petit. Il avait fait tous les rituels d’acceptation, du baptême à la communion, en appliquant à la lettre les valeurs bibliques. Puis, un jour, la trinité l’a contacté. Les trois éléments. Ce fut la révélation. La trinité n’existait pas. Il n’y avait pas des religions, mais une méta-religion qui réunissait Chrétiens, Musulmans, Juifs et Bouddhistes. Il devait devenir le prophète qui allait guider le peuple vers l’unité. Il allait transformer la Trinité en Quatuor. Les trois éléments… Et Lui.

Les signes appuyant cette théorie pleuvaient soudainement de toute part. Il n’y avait pas trois signes cardinaux, mais bien quatre. Il n’y avait pas que l’eau, la terre et le feu. Il y avait aussi le vent. Et coïncidence, la révélation arriva le 4 avril. 04/04. Entendant cela, je lui ai proposé de rajouter à sa liste le fait qu’une voiture avait aussi quatre roues, mais il ne lui a pas semblé utile de le relever.

Ce qui m’a marqué chez Mr Trinité, c’est sa capacité à faire des liens entre des notions qui n’étaient pas prévues pour se lier. Penser en dehors des normes. En plus de traverser une phase maniaque intense, qui signe quand même bien un trouble bipolaire naissant, qui décuple les sens, les jugements, et la capacité à penser et faire du lien, Mr Trinité était en fait victime d’un biais de pensée que chaque humain vit quotidiennement : le biais de confirmation.

Le biais de confirmation, c’est notre tendance à nous focaliser sur des informations qui confirment nos préjugés. On les cherche, on ne veut voir qu’elles, et même notre mémoire va jusqu’à prioriser les souvenirs qui vont abonder dans le sens de nos idées préconçues. Parce que c’est toujours plus simple et agréable pour notre cerveau d’aller vers ce qu’il connaît déjà. Et à l’inverse, ce biais nous amène aussi à être beaucoup moins intéressés par les messages qui vont à l’encontre de nos opinions ou de nos croyances.

On a tous eu cette sensation. Parce qu’on a tous des idées préconçues. Un exemple classique, c’est le fait qu’on lise des médias qui correspondent principalement à notre vision du monde. Une personne de droite lira plutôt le Figaro ou le Nouvel Obs, et une personne de gauche lira plutôt l’Huma, Charlie Hebdo ou Courrier International. Parce que lire des avis qui vont à l’encontre de nos pensées est trop coûteux. C’est d’ailleurs très difficile de changer nos opinions. Ceux ayant des avis divergents du nôtre peuvent tenter de nous convaincre par tous les moyens. Mais c’est souvent peine perdue.

Dans tous les cas, ce phénomène était devenu chez Mr Trinité son seul mode de pensée. Peu importe les preuves que l’on pouvait lui amener, tout abondait dans le sens de sa théorie. Et c’est bien là ce qui peut déconcerter un psychiatre au départ. Quand la logique n’est plus là, que l’émotion biaise un peu trop la perception d’un humain, alors le bizarre surgit, avec son lot de conséquences. Face à l’évidence, on a toujours très envie de lui balancer un truc du genre « non mais tu te rends quand même compte de l’absurdité de ce que tu es en train dire là ? » Seulement, pour l’avoir déjà tenté (avec un peu plus de bienveillance dans le propos tout de même), ça braque la personne, évidemment. Et ça casse l’alliance thérapeutique. En cadeau. Et sans alliance, pas de travail. Imaginez que votre médecin vous dise que non, la Terre n’est pas ronde, et que le monde dans lequel vous vivez n’est pas réel. Je pense que vous le trouveriez bizarre. C’est exactement ce que ça fait pour une personne en plein délire mystique.

Mais ne nous méprenons pas, le biais de confirmation n’est pas l’adage des seules personnes souffrant d’un trouble bipolaire. Il est seulement exacerbé chez eux. Tout humain en quête de sens va s’engouffrer dans ce biais, de l’apprenti terroriste convaincu que tuer toute personne ayant une pensée différente de la sienne lui permettra de devenir martyr, jusqu’au milliardaire persuadé d’être le nouveau leader mondial d’une pensée originale.

Pas de folie donc, mais plutôt des biais. Après tout, nous ne sommes que des humains, avec un cerveau un peu simpliste, un gros morceau de graisse et d’électricité.

Régression et Gymnastiques Psychiatriques


À lire en écoutant : Maria Casquito – Systema Solar

 

Winnie ourson pooh

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un baby-foot a fait un salto avant. Avec une réception parfaite. Curieusement, les meubles font parfois de la gymnastique dans les services de psychiatrie.

C’était une journée plutôt calme. Du moins pendant les cinq premières minutes. En tant que psychiatre, arriver à rejoindre son bureau le matin pour poser ses affaires sans se faire arrêter par des patients ou des soignants relève parfois du miracle. Mr Machin aimerait avoir une permission, Mme Truc a une confidence à nous faire et y a pensé toute la nuit, Mr Colère vous engueule en vous expliquant par A+B que vous êtes un mauvais soignant qui n’a rien compris à l’humain et qui sera puni par Satan. Parfois, on aimerait se contenter d’un bonjour. Mais lorsqu’on travaille dans un lieu qui réunit les souffrances psychiques, on ne peut pas s’attendre à ce que les codes soient les mêmes qu’à la maison.

Après quelques roulades, esquives, jeux de cache-cache, sourires polis, j’atteignis mon bureau. Puis direction les transmissions du matin. Un moment privilégié pour échanger avec l’équipe de soins qui est au front, au plus près des patients, et qui repère tous les événements ou sujets importants à prendre en compte. Bon, la plupart du temps, ça ressemble plus à une énumération des entrées et sorties de produits comestibles ou non comestibles des patients, signé d’un « sinon il a bien dormi ». Mais parfois, parmi les « constipation », « a uriné six fois cette nuit », « a demandé un somnifère à 3h du matin », il se glisse un indice qui peut être important à repérer. Aujourd’hui, c’était pour Mr Winnie l’Ourson. « Il a été grognon cette nuit. Il s’est levé toutes les 2h en tremblotant et en faisant les 100 pas ». Une phrase qui aura toute son importance aujourd’hui.

Mr Winnie l’Ourson n’est pas un de mes patients. Son psychiatre est absent cette semaine. Il est parti en laissant des consignes précises, dont une qui m’a paru étrange sur le coup. « Mr Winnie l’Ourson ne peut fumer qu’entre 8h et 9h et entre 16h et 17h ». Il y a dû avoir une longue discussion avant qu’une telle consigne soit décidée. Mais quand même, fumer deux heures par jour, à des horaires si précis, quand on a l’habitude de fumer trois paquets par jour, ça doit être atroce. D’autant plus lorsqu’on est hospitalisé.

Et j’allais bientôt m’en apercevoir. Mr Winnie l’Ourson est venu taper fort à la porte de mon bureau. Des bruits graves qui faisaient vibrer ma porte et qui ne s’arrêtaient pas. Je me doutais que c’était lui.

« Je veux mes cigarettes ! »

Le dilemme éternel. On y est confronté quotidiennement dans les soins. Là, on pourrait se dire que lui rendre ses cigarettes résoudrait le problème, et permettrait de continuer la journée plus sereinement. Oui, en effet, si c’était mon patient et que j’étais à l’origine de cette consigne. Or, il se joue quelque chose de plus insidieux et plus subtile entre ces murs. C’est là que le symbole prend une place importante, quoi qu’on en dise. Et c’est cette réflexion qui m’est passée par la tête :

Humainement, retenir les cigarettes de quelqu’un contre son gré paraît assez dégradant. Donc plutôt à éviter. On n’est pas là pour torturer nos patients. Médicalement, placer quelqu’un en situation de manque l’amène à devenir plus irritable, plus anxieux, plus tendu. À quoi bon ? Au niveau institutionnel par contre, abonder dans le sens du patient, pour ne pas le frustrer et éviter des violences, assez classiques dans ce contexte, m’obligerait à critiquer les consignes de mon confrère, et montrer par la même occasion à mon patient que notre service n’est pas une entité unie, et qu’il pourrait donc demander à n’importe qui de modifier les consignes. Et ainsi il pourrait faire ce qu’il veut de l’institution de soins. Je ne suis pourtant pas du genre à aimer le principe de confrérie qu’on peut voir en médecine. Le problème, c’est que si j’acceptais de remettre en question la consigne de mon collègue sans avoir pu en discuter avec lui avant, Mr Winnie l’Ourson perdrait ce que lui apporte l’institution que l’on représente, c’est-à-dire un cadre pour s’exprimer en toute liberté et en toute sécurité, et un lieu de soins où il peut régresser s’il le souhaite. Régresser, c’est un peu comme retomber en enfance en fonction d’une situation donnée, à savoir ici être dépendant des soins de l’autre. L’hôpital en général place les patients dans cette situation. On accueille ces patients-enfants dans une chambre. C’est leur chambre, et il va falloir qu’ils en prennent soin. Tous les jours, les soignants représentant l’institution-mère passent voir les patients-enfants pour les nourrir, les soigner, leur parler, les informer voire parfois les éduquer. Les dynamiques familiales se rejouent. Et suivant la famille qu’on a eu, on va réagir différemment. Ce qui est sûr, c’est que dans la souffrance, l’humain a souvent besoin de régresser, pour trouver du réconfort.

Alors ça peut paraître étrange de se dire ça, mais j’ai bien refusé de lui rendre ses cigarettes. Je lui ai quand même proposé de compenser son manque de nicotine avec des patchs et autres outils de sevrage. Mais il n’en voulait pas. Comme un enfant qui te regarde en essayant de passer de l’autre côté d’une barrière alors que tu viens de lui dire que c’était interdit, Mr Winnie l’Ourson m’a alors regardé, avec un regard qui te précise que « ok, tu veux pas me donner ce que je veux, mais je vais quand même aller les chercher. »

Quelques minutes plus tard, il tenta de les récupérer. Mes collègues ont tenus bon. Alors Mr Winnie l’Ourson était au summum de sa frustration, le cadre lui résistant, et il était hors de question pour lui de céder et accepter des substituts de nicotine. Il ne l’a pas fait avec ses parents, il ne le fera pas ici. Et c’est bien sympa le réconfort, mais il s’est déjà battu pour gagner son indépendance d’adulte auprès de ses parents, c’est pas pour la perdre à nouveau ! Alors le manque de nicotine aidant, il est allé soulever le baby-foot de la salle commune pour lui faire faire un salto digne des plus grands gymnastes. Un gros bruit a retenti, puis le silence. On tenta de calmer la situation. Mr Winnie l’Ourson s’apaisa, puis reçu le traitement qu’il nous a demandé pour calmer un peu ses ardeurs. Et on est allé le border quand il est parti se coucher.

C’est vraiment étrange de devoir agir parfois comme des parents avec des adultes. On n’en a jamais envie, et pourtant l’institution nous y oblige. Et retomber dans l’enfance n’est pas au goût de tous. Encore faut-il avoir apprécié son enfance. Et encore.

Alors peut-être qu’en communiquant mieux avec mon collègue psychiatre, en rediscutant l’intérêt de ce genre de frustration souvent improductive, on aurait pu éviter ça. Parfois la nicotine est essentielle, même sans fumée. Pour éviter de mettre le feu aux poudres. On aurait peut-être même pu sauver ce pauvre baby-foot dans cette histoire, qui sait.

 

Résilience et Hystérie


À lire en écoutant : Worry – Jack Garratt

resiliency volcano

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

La force de Résilience a dominé le tsunami d’Hystérie. Et de ça est né un nouvel être.

C’est l’histoire de Mme Guérilla, cette femme d’une quarantaine d’années qui n’avait plus grand chose d’une femme. Les cheveux courts, très courts, elle portait toujours un pantalon très serré et un T-shirt ample. Elle ne regardait jamais les gens dans les yeux. Du moins, elle ne les regardait PLUS dans les yeux. Ces yeux étaient éteints. Son visage fermé. Elle avait cette démarche de femme dure sans arriver à en assumer la posture. Elle avait le pas hésitant, comme une blessée de guerre qui cherche à rentrer au camp de base.

Oui, parce qu’on va parler de guerre. Une guerre qui se passe un peu partout dans le monde, qui fait des ravages. Mme Guérilla y a participée. Pourtant, elle ne s’était pas portée volontaire au combat.

La première attaque fut brève et violente. Elle venait de récupérer son courrier hebdomadaire. La frappe a été rapide. Elle est tombée à terre. Figée par la surprise, son corps ne répondait plus. L’assaillant a alors agi selon les codes de la guerre. Hors de toute valeur morale. Des cris, du sang. Déchirée, tiraillée, son intimité volée, Mme Guérilla venait de rentrer dans sa guerre.

Quelques jours passèrent, hors du temps et du monde. Mme Guérilla était sous le choc. Mais Mme Guérilla avait continué sa routine de vie, tant bien que mal. Elle faisait tout comme un robot, tout en automatique, parce qu’il fallait bien se raccrocher à quelque chose.

Malheureusement, le fardeau de la guerre continua.

Au même endroit. Le même soldat. Mme Guérilla aurait pu être sur ses gardes, seulement son corps ne répondait toujours pas. Le soldat avait pour sa part campé sur sa position, prêt à détruire Mme Guérilla, porté par une pulsion de mort qui le dominait complètement. Il sauta de nouveau sur sa proie. Et dévora chaque particule physique et psychologique qui restait de Mme Guérilla. Et on se suffira à ces mots. Parce que l’horreur n’a pas besoin de plus de détails.

Depuis, Mme Guérilla est en guerre. En guerre contre le monde. En guerre contre elle-même. Elle ne sort plus sans ses six chiens. Des gardes du corps garants d’une protection maximale. Elle ne fréquente plus personne, et agit comme un tyran avec toute personne qui croise son chemin. Ça évite de penser, ça évite le danger. Elle ne veut plus ressentir. Parce que l’émotion, c’est la porte d’entrée de l’âme. Et elle n’en veut plus de cette âme. Peut-être même n’en a-t-elle plus.

Dix ans ont passés. Mme Guérilla a eu le temps de découvrir cette partie d’elle qui dormait en silence au fond de son âme, celle qu’on nomme Hystérie. Hystérie, c’est cette enfant dépendante qui ne recherche qu’une chose, c’est d’être aimée. Une enfant pleine de fougue et d’impulsivité, mais aussi du genre à ne pas supporter la moindre frustration, la moindre attente ou la moindre surprise désagréable. Fascinée par son image, elle n’en reste pas moins douteuse de la qualité de sa personne. Mais elle n’arrive que rarement à se comparer à l’autre. L’autre n’existe pas. Elle ne sait pas ce que c’est. Alors tout tourne autour de sa vie et du mini-monde dans lequel elle vit, en sécurité.

Hystérie est souvent perdue dans ce monde. Elle a peur de ce vaste inconnu si imprévisible. En fait, la peur dirige sa vie comme une balle de Flipper se fait envoyer d’un coin à l’autre du plateau par les obstacles qui le composent. Elle est ballottée sans savoir comment reprendre un peu de contrôle. Sans savoir s’il est même possible d’avoir un peu de contrôle sur sa vie.

Hystérie est souvent critiquée dans cette société. Trop immature, trop impulsive, trop dirigée par ses émotions, trop imprévisible dans ses réactions, trop égoïste. Trop. Alors Hystérie souffre et Hystérie s’isole. Et avec un peu de chance parfois, Hystérie arrive aux urgences. Parfois même elle rencontre un soignant bienveillant, parfois même un psychiatre. En réalité, Hystérie est souvent rejettée, parce que Hystérie est incompréhensible et Hystérie fait des histoires. Hystérie fait désordre et reproche tout ce qui est possible au monde. Souvent en injectant la même quantité de violence qu’on a pu lui infliger. Parce que la guerre laisse des traces.

J’ai eu l’occasion de discuter avec Hystérie, cette partie qui avait pris tant de place chez Mme Guérilla. Une enfant dans un corps d’adulte. Les psychiatres la connaissent bien. Et elle m’a surtout insultée au départ. C’est « la vérité qui sort de la bouche des enfants ». Sans filtre.

Parfois, elle réveille en nous nos failles les plus profondes. Alors ça peut faire mal. Mais l’erreur serait de rester dans ce cercle vicieux de violence en répondant ou en agissant primitivement face à ces attaques. Sans apercevoir cette enfant qui pleure de ne plus voir le monde comme un grand champ de tournesols en chocolat entouré de papillons-licorne en sucre d’orge. Alors j’essayais de garder cette image bucolique dans la tête quand Hystérie venait m’insulter, me reprocher tout ce qui était possible de reprocher à un psychiatre. Et pourtant, ça fait toujours mal de se faire insulter par sa patiente.

Elle m’expliquera un peu sa vie, et puis aussi sa dernière longue hospitalisation. Mais la chance qu’a sûrement eu Mme Guérilla sur son chemin, c’est d’avoir croisé une équipe de soins d’une rare bienveillance. Elle m’a décrit ce moment comme le tournant de sa vie. Le moment où Hystérie a rencontré son alter ego, Résilience. Pour un ultime combat.

Résilience, c’est une partie que chacun a en soi. Un petit bout de nous qui s’exprime avec plus ou moins de force en fonction de chaque parcours de vie. Résilience aime la vie. Résilience aime s’exprimer quand on prend soin d’elle. Résilience est sensible à la bienveillance. Résilience est bien consciente qu’une route est faite de bosses, de virages, de portions en travaux, de surprises. Mais ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est explorer. Parcourir cette route, y observer tous ces paysages, rencontrer tous ces gens différents, et toujours continuer à avancer. Partir en voyage pour un road-trip qui durera toute la vie. Résilience n’est pas forcément optimiste, mais au moins elle est réaliste.

Après un temps long, Mme Guérilla en était venue à se demander si les chiens que voulait Hystérie plairaient à Résilience. La réponse était arrivée rapidement. Résilience aimait avancer sans chaînes aux pieds, alors les chiens ont été éjectés. Puis Résilience a voulu explorer son quartier. D’abord le pâté de maison, puis le supermarché, puis la rue d’à côté. Et plus Résilience explorait ce monde, et moins Hystérie pouvait donner son avis.

Alors oui, parfois Hystérie arrivait à réunir suffisamment d’énergie pour remontrer le bout de son nez. Mais c’est pour ça que je voyais Mme Guérilla. Elle n’en pouvait plus de cette enfant capricieuse. Dans un mouvement de révolution, Mme Guérilla voulait tuer Hystérie et ne vivre qu’avec Résilience. Elle voulait devenir Mme Reziliencia. Seulement, en tuant une partie d’elle-même, elle faisait le choix de s’handicaper. Et ce n’était pas ce qu’elle voulait.

On a donc travaillé cette transition ensemble. Mme Guérilla a progressivement redécouvert son corps, ses sensations, à travers Hystérie comme à travers Résilience. Et c’est ce qui m’a marqué le plus chez elle. Mme Guérilla avait vécu la guerre, contre son gré. Elle s’était battue corps et âme, au point de se retrouver bloquée dans une guerre plus insidieuse, celle qui confrontait deux parties d’elle-même. Et malgré tout cela, elle avait réussi à trouver l’énergie vitale pour faire signer un pacte de paix entre Hystérie et Résilience.

Et des milliers de pacte de paix comme celui-ci sont signés chaque jour dans l’ombre de notre société grouillante. Des guerres sont stoppées chaque jour. Et d’autres démarrent instantanément. Mais Mme Guérilla m’a donné confiance. L’humain a bien conservé cette force qui lui permet de s’adapter à toutes les situations. La Résilience a surpassé l’Hystérie, pour en tirer le meilleur compromis.

La Femme Volcan


À lire en écoutant : Line of Fire – Junip

Angry Colère Vice Versa Psychiatrie Blog

Aujourd’hui, il s’est passé deux trucs exceptionnels.

Un psychiatre est revenu de vacances, et une femme a découvert qu’elle avait le droit d’être en colère. Mais on va se concentrer sur le deuxième événement. On va parler du droit de ressentir, qui va de soi pour beaucoup, mais qui ne vient pas forcément à l’esprit d’autres.

Mme Piton des Neiges avait trouvé le chemin de l’hôpital à l’aide de son médecin généraliste. Le genre de médecin qui répond présent dans des moments charnières de vie. Le maillon décisif face à la détresse qui démunit. Mme Piton des Neiges n’en pouvait plus. Trop de choses s’étaient accumulées. Et elle n’en pouvait plus de rien dire. Elle n’en pouvait plus de prendre sur elle.

Cette jeune femme avait l’allure de la femme active comme on se la décrit dans notre imaginaire collectif. Svelte, sportive, faisant attention à son alimentation, faisant attention à son allure. Hyperactive, présente sur tous les fronts. Une femme magazine. Femme parfaite, épouse de luxe, jeune mère idéale. Tout dans les clous. Jusqu’à veiller à respecter la bienséance, celle d’un milieu aux normes strictes dans lequel elle a appris à interagir. Sa chevelure blonde relevait un visage aux traits fins, saupoudrés de tâches de rousseur ravivant des yeux verts émeraude. Il aurait suffi d’y rajouter un sourire pour y amener une géométrie parfaite. Seulement le sourire n’était plus là. Voire il n’avait jamais authentiquement occupé son visage. Ses traits fins avaient surtout tendance à se durcir, pour y faire refléter une colère vive.

Mme Piton des Neiges a toujours été un volcan endormi. Face à sa mère, d’abord. Une mère qui se met en colère, mais seulement dans les cris, ou avec la violence de mots voire de gestes. Une mère qui décontenance. Une mère imprévisible, qui exige plus qu’elle ne demande. L’exigence du faire. Faire pour bien faire. Accompagnée de mouvements d’émotions intensément violents, menant aux cris en cas de colère, jusqu’à l’étreinte étouffante en cas de culpabilité.

L’enfant qu’était Mme Piton des Neiges ne savait plus où donner de la tête. Elle ne savait plus comment agir. Elle interprétait les mouvements d’étreintes affectueuses de sa mère comme de l’amour, jusqu’à penser qu’on ne pouvait aimer que dans l’intense, que seule la violence permettait l’interaction. Elle se tournait bien vers son père parfois, les yeux attendrissants, le corps écrasé par les bras de sa mère. « Est-ce bien comme ça qu’on aime, Papa? ». Mais Papa n’était pas là. Papa était malade. Et il ne pouvait pas s’interposer entre elle et sa mère.

Mais vint le jour où le volcan endormi allait vivre par lui-même. Sans la pression constante appliquée par ses parents. Le volcan allait vivre seulement avec la pression qu’il avait intériorisé. Alors Mme Piton des Neiges ne répondit plus qu’à ses codes moraux. Elle aima donc avec violence. En détruisant chaque homme qui croisait son chemin. Parce que c’est comme ça qu’elle avait appris à aimer. Elle en a aimé beaucoup. Jusqu’à trouver un homme qui arrivait à voir ce qu’il y a avait derrière la violence. Voir cette enfant écorchée qui ne demandait qu’à être aimée. Cet homme, elle le trouva. Un homme qui avait subi tellement de violences dans l’enfance qu’il ne percevait pas celle de Mme Piton des Neiges comme une violence gênante. Rien de bien méchant en comparaison à la torture constante d’un père sur son fils. Alors ça permet de voir autre chose de l’autre. De voir le positif, le sourire, l’affection.

Et puis est arrivé le moment où elle devint mère. Alors ses désirs se sont percutés. Celui d’être une bonne mère, sans trop savoir ce que cela voulait dire, et celui de déverser toute cette colère accumulée sur un être sans défense, complètement dépendant d’elle. Quelle drôle d’idée, se dirait-on. Et pourtant. Mme Piton des Neiges avait appris à exprimer sa colère, enfin. Alors elle n’allait pas se gêner. Le problème, c’est qu’elle s’exprimait par la violence. Et elle ne concevait pas qu’il existe d’autres outils pour partager cette émotion si intense et désagréable.

Et c’est bien ce qui m’a le plus marqué chez elle. Lors de nos rencontres, Mme Piton des Neiges pouvait me décrire sans broncher et en détails comment elle avait pu torturer son petit lapin étant petite. Comment elle avait détruit psychologiquement les hommes qui l’entouraient. Elle sortait des insultes par kilos, comme quelqu’un qui vient de découvrir un nouveau gadget et qui ne peut s’empêcher de l’utiliser frénétiquement. Et elle restait stoïque. Impassible. Contemplatrice d’une violence qu’elle ne voyait pas.

Alors après quelques séances où on avait appris à se connaître et se faire confiance, je lui ai sorti un truc dans le genre « je dois vous dire que je suis assez choqué… Je sens bien que vous êtes en colère, c’est sûr. Mais quand vous insultez vos proches parce qu’ils n’ont pas fait ce que vous souhaitiez, ou qu’ils ne correspondent pas à vos attentes, j’ai remarqué que rien de votre corps ne ressort. Comme si c’était un robot qui débitait ce pour quoi il était programmé. Comme si vous n’aviez plus conscience de l’impact de vos mots sur les autres. » Mme Piton des Neiges n’a pas tout compris de ce que je venais de lui dire. Je dois admettre que moi-même, je m’étais un peu perdu dans cette longue tirade. Alors j’ai essayé autrement :

« Si je vous dis que vous m’emmerdez, et que je préfère que vous sortiez maintenant, ça vous fait quoi? »

Après avoir dit ça, j’avais l’impression d’avoir sauté de 20 mètres dans un trou d’eau, et d’être à ce moment juste avant de toucher l’eau où tu te dis « pourquoi j’ai sauté en fait? ». Mais bon, la phrase était sortie, il allait falloir faire quelque chose avec.

Elle me répondit : « heu… Bah je vais sortir alors! »

J’essaie de rattraper la chose (parce que j’avais quand même une idée derrière la tête) : « Mais attendez, ça vous fait quoi? Vous ressentez quoi quand je vous dis ça? »

« Bah je me dis que vous êtes énervé, alors je sors! »

« Ça, c’est ce que vous pensez. Mais qu’est-ce que vous ressentez physiquement quand je vous dis ça? »

Rien. Comme si les millions de connexions qui relient son cerveau à son corps s’étaient fait la malle. Plus de réseau. Ou du moins, ça captait mal.

Elle ne voyait même plus les insultes ou les reproches qu’on pouvait lui faire. Son psychiatre l’insulte et elle ne trouve même pas ça bizarre. Ça donnait l’impression qu’elle ne vivait même plus la violence comme un danger, mais plutôt comme une base de relation.

Et pourtant, elle me disait avec fierté qu’elle arrivait enfin à exprimer sa colère, son désaccord, après des années de silence et de soumission. Mais j’avais du mal à distinguer ce qui était le pire, entre s’infliger une violence à soi, par le silence et la soumission, ou infliger des violences à l’autre parce qu’on est en colère. Y-a-t-il une franche différence?

Ça m’a rappelé mon adolescence. Ce moment étrange où nos émotions augmentent en intensité, où on découvre ces sensations physiques étranges, dont on ne sait pas trop quoi faire. Alors on fait comme on a vu, d’abord. L’imitation de nos parents, loin d’être un mythe, c’est même plutôt utile. Et puis on voit ce que ça fait. Pour soi, pour les autres. Et on s’adapte. Si on peut. Ou on reste adolescent. Pour le meilleur, mais surtout pour le pire. Pour ma part, j’étais plutôt l’adolescent qui voulait bien faire, pour ne pas décevoir. Mais aussi un adolescent avec un esprit de contrariété. Alors la colère, la violence, je l’ai vécue. Pour le meilleur et aussi pour le pire. Mais on s’en sort, je vous rassure. Il suffit de croiser les bonnes personnes.

Mme Piton des Neiges avait trop entendu qu’elle n’avait pas le droit d’être en colère. Peut-être aurait-il suffi qu’elle entende que ce droit de ressentir de la colère, elle l’avait. Mais qu’elle n’avait pas le droit d’être violente. Seulement parfois la société confond colère et violence.

Le droit d’exister est ce qu’il y a de plus vital dans la vie. Et le problème quand on dénigre le vécu émotionnel de l’autre, c’est qu’on lui fait comprendre qu’il n’a pas le droit d’exister. Et c’est alors que le volcan s’allume. Alors il est trop tard pour s’étonner.

Le Piège Déprimant D’une Grossesse Rêvée


A lire en écoutant : Via Con Me – Paolo Conte

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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une maman a préféré ne pas être mère. Une histoire de guerre, face à un instinct maternel pas si instinctuel que ça.

Maman Glaçon est venue en consultation par elle-même. Elle s’est présentée comme une jeune femme qui paraissait épanouie, le visage doux, les cheveux fins, torsadés dans un chignon qui ne demandait qu’à se dénouer. Le pas hésitant, elle s’est avancée dans mon bureau en poussant une poussette, comme on avance un caddie. Elle contenait cependant bien un enfant. Juste derrière suivait son compagnon, un trentenaire en costume de travail, fraîchement sorti de son bureau de consultant. Les deux se sont assis en même temps. On a pris le temps de placer la poussette-caddie bien entre les deux.

Je n’étais pas seul face à cette famille. Il est toujours important de pouvoir garder un équilibre dans ce genre de situation. Trois face à deux, c’est déjà mieux. Une collègue infirmière m’épaulait donc aujourd’hui. Une manière implicite de s’assurer que la parole circulerait de façon équilibrée pendant l’entretien.

Le contact a été hésitant. Comme si chacun de nous ne savait pas trop par où commencer. Comprendre la situation d’une personne est une chose. Prendre en considération les souffrances de trois personnes en même temps, dont une qui ne parle pas, c’en est une autre. Alors ça ne me rendait pas très à l’aise. Je savais d’emblée qu’il me faudrait plusieurs entretiens pour avoir suffisamment d’éléments pour proposer une prise en charge adaptée. Je leur ai dit. Même si je me doutais que cette nouvelle n’allait pas les réjouir. On préfère toujours ressortir d’une consultation avec des solutions toutes faites. Mais la souffrance psychique est complexe, tissée de multiples facteurs à prendre en considération. Alors la pensée simpliste du seul médicament tout puissant face à la maladie est peu satisfaisante. Elle est nécessaire, mais rarement suffisante.

Maman Glaçon tenta alors de m’expliquer ce qu’elle vivait, pourquoi elle venait là. Elle déroula une série de faits décousus, partant d’une tristesse ressentie quelques jours après l’accouchement, qui avait duré, duré, duré. Trop pour continuer à s’occuper du quotidien. Et puis vint la colère. Une colère contre l’équipe de soins qui l’avait aidée à accoucher. C’était long. Elle n’avait pas prévu ça. Et de toute façon, les sages-femmes couraient dans tous les sens. Elles ne se sont pas occupées d’elle à 100%. Elle ne s’était pas sentie écoutée. Elle aurait attendu une heure pour avoir une péridurale, pour lui soulager les douleurs. Et le comble, c’est qu’au moment où le bébé voulait sortir, on lui aurait demandé de se retenir. Comme si elle était aux toilettes. Aurait-on pris son bébé pour de la merde? D’une interprétation à une vérité, il n’y a parfois qu’un pas. Et puis il y avait l’histoire de sa mère. De sa vie. Quelques années avant sa naissance, sa mère avait eu une fausse couche. Un faux départ, ou une fausse arrivée. Un truc fréquent, certes. Mais un truc traumatique, souvent. Alors Maman Glaçon s’était posée la question de sa naissance. L’avait-on voulue? Etait-elle la remplaçante? Et dans ce cas, qui était le titulaire?

Et puis elle s’était demandée quelle mère elle serait. Quelle mère elle voulait être. Elle ne voulait pas rejouer la vie de sa mère. Mais elle ne connaissait pas d’autres façons de faire. Bref, elle n’avait pas trouvé de réponse. Alors elle avait préféré arrêter d’y penser. De toute façon, elle était enceinte. Et elle l’avait bien voulue. Il n’y aurait donc aucun problème.

Mais il y en eut. La grossesse rêvée n’était pas si agréable que ça. Pourtant, Maman Glaçon avait bien fait comme on lui avait dit de faire. C’était une bonne élève-maman. L’élève-papa se préparait lui aussi. Mais ça ne suffit pas à la vie. Des surprises arrivent toujours aux moments les moins attendus. L’accouchement fut aussi différent de celui imaginé. Les espoirs d’idéal de Maman Glaçon eurent pour effet de faire venir les regrets. L’attente d’un résultat parfait avait pris le pas sur le plaisir de l’instant. Et à trop attendre d’un futur qui reste impossible à anticiper, on en vient à regretter des choix qui nous paraissaient judicieux au moment voulu. Plutôt que d’espérer vivre un moment nouveau, elle s’était attendue à vivre un moment parfait.

Le problème du regret, c’est qu’il nous fige dans un passé rêvé, un passé qui aurait pu être présent, mais qui ne sera plus. Une histoire de conjugaison, en fait. Alors le regret se mêle à la nostalgie, et crée de la tristesse.

Au début de l’entretien, Maman Glaçon m’a ennuyée. J’avais du mal à l’écouter. En plus, elle regardait rarement son enfant. Comme s’il n’existait pas. Souvent, quand je m’ennuie, c’est un bon indice pour moi. Je sais qu’en face le discours est souvent vide d’émotion. Qui n’a jamais été fasciné par le discours d’un homme politique qui exprime sa peine sincère face à la perte d’un concitoyen. L’émotion est utile pour mieux attirer l’attention sur son discours. L’émotion vibrante et transmise aide bien à captiver l’auditoire. Alors quand elle est absente, que le discours est froid, ou l’émotion fausse, on s’ennuie. Avec Maman Glaçon, rien ne se dégageait. C’était la banquise dans les tropiques. Et par dessus le marché, elle me sortit une phrase qui confirmait sa déshumanisation, sa déconnexion complète de ses émotions.

« Finalement, j’ai l’impression d’être piégée avec cette grossesse, avec cet enfant. Je ne peux plus voir mes amies comme avant, je ne suis plus aussi autonome qu’avant »

Résultat d’une grossesse peu pensée? Elle avait pourtant anticipée beaucoup d’aspects techniques. Non, pas besoin de plonger dans le jugement. Maman Glaçon n’arrivait plus à écouter son corps, elle n’écoutait plus ses émotions. Peut-être n’avait-elle jamais eu l’occasion de le faire, d’apprivoiser ses émotions, d’apprendre à vivre avec, plutôt que de lutter contre. Ce qui est sûr c’est qu’elle mettait sur la table une question digne d’un sujet de philosophie. A-t-on le droit de regretter une grossesse en tant que femme?

Et moi je suis resté scotché là. Tous ces jugements qui découlent de mes valeurs morales se sont mis à défiler à pleine vitesse. « Piégée » par son enfant? Mais c’est horrible de dire ça! Pourquoi tu parles de ta grossesse comme si tu l’avais cochée de ta liste de choses à faire, au milieu de « acheter du PQ » et « changer l’ampoule du salon »? J’étais en colère. Une couche d’émotion qui s’est rajoutée à mon malaise de départ. J’en avais bien le droit, après tout. On ne vit pas les émotions de la même manière, et on ne partage pas les mêmes valeurs.

J’avais le droit de ressentir de la colère. Mais je n’avais pas le droit d’être violent. Pourtant, l’ennui que je ressentais en l’écoutant était une forme de violence. Plus insidieuse. Le désintérêt comme rempart face à cette situation déshumanisée. Pas besoin d’attaquer. Le retrait est une défense comme une autre. Certes, personne ne m’accuserait d’avoir été violent. Mais mon désintérêt rendra probablement de moins bonne qualité les soins que je pourrai lui proposer. On le constate bien chez les médecins qui se désintéressent de certains patients ayant eu des problèmes judiciaires, des problèmes d’obésité, ou qui ne partagent pas de manière générale les mêmes valeurs qu’eux. Maman Glaçon m’a ennuyé, je n’aime pas m’ennuyer, ça m’a mis en colère, et mon attention a alors été détournée des soins. Tout ça va très vite. Et pourtant, Maman Glaçon est bien déprimée. Et ce n’est pas de sa faute.

La dépression du post-partum fait beaucoup parler. Et pour cause. Tellement de facteurs sont en jeu. La vulnérabilité génétique, les hormones, les traitements, la relation de couple, les histoires traversant les générations familiales, notre représentation de la grossesse, de la maternité, de la parentalité et de l’enfant, notre manière de faire des choix, l’importance que l’on porte au regard des autres face à nos choix, notre intelligence émotionnelle. Et on peut en lister encore d’autres. On ne compte pas là les conséquences de la dépression sur ces mêmes facteurs. C’est le tsunami émotionnel dans le tourment hormonal.

Dans cette tempête, le couple peut être emporté, malmené. La famille peut être impactée. Et parfois la société toute entière peut s’en mêler. Alors la naissance d’un enfant passe du statut d’événement rêvé à celui de situation redoutée. Et en tant que psychiatre, la bienveillance à ce sujet devrait être inébranlable.

Mais voilà. Aujourd’hui, je n’ai pas identifié consciemment certaines de mes émotions. Des émotions désagréables, qui voulaient me parler. Me dire que c’était une situation délicate. Que je n’allais pas aimer. Et ma machine de défense réflexe ne m’a pas attendu pour se mettre en marche. Peut-être que la prochaine fois je réagirai plus vite. Ou peut-être pas. On est humains, ça se passe comme ça.

Ma Petite Entreprise Connaît Parfois La Crise


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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Des humains ont travaillé ensemble. Ça s’est passé dans une grosse entreprise. Une entreprise qui emploie des milliers de personnes, générant beaucoup de profit, mais surtout beaucoup de dépenses. Dans les interstices de cette structure existe un service que l’on pourrait qualifier de ressources humaines. Un service qui gère de l’humain par l’humain. Un chef de service à la tête, et un arbre hiérarchique ancestral, avec des séniors, qui n’ont pas forcément de cheveux gris, des jeunes chefs de clinique, qui ne sont pas chefs d’une clinique, des internes, dont seulement une minorité vivent en internat. Et puis il y a les externes, qui travaillent en interne, puis d’autres stagiaires, qui eux sont bien en stage. Sans compter l’huile essentielle au bon fonctionnement du moteur entrepreunarial, le personnel paramédical & associés. En réalité, cette entreprise, c’est l’hôpital. Ce service, c’est celui de psychiatrie.

Comme dans toute entreprise, chacun est amené à jouer un rôle spécifique. Chaque acteur est relié à l’autre par un lien très particulier. Le sénior supervise les jeunes chefs et internes, les jeunes chefs supervisent les internes et forment les étudiants à la pratique clinique (on y voit soudainement mieux le lien avec le nom de leur grade). Les internes font la revue des produits de l’entreprise. Le personnel paramédical s’occupe d’affiner ces mêmes produits, voire de compenser les manquements du corps médical, pour assurer un produit fini de qualité optimale. Le chef de service gère l’ensemble, parfois en simple dictateur, parfois en diplomate, ou en « manager », voire en médiateur, dirigeant, responsable des ressources humaines, formateur, et même parfois en tant que médecin. Il peut tout faire ou ne rien faire. Rien n’est bien défini clairement à vrai dire. Parce que l’hôpital n’est pas vraiment une entreprise comme les autres. C’est une institution gérée par des humains formés à gérer des humains pour soigner d’autres humains. C’est une maison qui tourne grâce au personnel soignant. Et tout le monde s’occupe du même produit : le patient.

L’approche marketing est plus ou moins identique pour tous, elle est basée sur le système de santé. Le business plan est infaillible : produire une offre qui correspond au produit, pour entretenir la qualité de ce même produit et permettre de faire tourner l’entreprise. Cette entreprise vit donc de ce produit et cible comme valeur et objectif l’entretien d’un patient bien-portant, pour un meilleur équilibre de la société.

En d’autres termes, plus nos patients sont en bonne santé, mieux l’entreprise se porte. La logique peut paraître étrange pour un libéraliste pur, mais l’hôpital n’est peut-être pas une entreprise comme les autres. Pourtant, par certains aspects, cela y ressemble beaucoup.

Aujourd’hui en a été un exemple. Nous étions réunis en staff, une réunion qui nous permet de parler de certaines prises en charge complexes. On parlait de patients. De leurs difficultés. De nos difficultés. Et au milieu de ces histoires, certaines remarques sont apparues. Insidieusement, elles se sont glissées au milieu des récits de souffrance de patients.

« Ah, Dr machin! Oui, lui, il ne passe jamais voir ses patients! »

« Dr Truc n’y comprend rien à la psychologie humaine, c’est pas moi qui l’invente, beaucoup de patients le disent »

« Les médecins de ce service oublient toujours de demander les antécédents psychiatriques, c’est vraiment n’importe quoi! »

Chacun dans sa spécialité y va de sa critique. Chaque personnalité y ajoute sa touche de couleur. La psychiatrie n’y échappe pas. Et ça me fait beaucoup penser à Mme Hystéro.

Parce que Mme Hystéro, elle agit souvent de cette manière. Elle pointe du doigt les dysfonctionnements d’un service. Elle lance des reproches, dès que ça ne va pas. Mais jamais à la personne concernée. Dans ce genre de situation, on appelle ça un « mécanisme de clivage ». Un symptôme parmi un cortège d’autres symptômes. Cliver, c’est diviser pour mieux régner. Casser du sucre sur le dos de quelqu’un, en diffusant à des personnes non concernées les reproches qu’on a à faire à l’égard d’une personne qui nous énerve, nous frustre, nous contrarie ou nous fait peur. On s’en sert souvent quand on ressent une émotion trop désagréable pour être vécue consciemment. On préfère alors devenir violent dans la relation, de manière insidieuse, pour diffuser cette désagréable émotion loin de nous. Et en retirer des bénéfices, parfois. Un de nos nombreux mécanismes de défense, en somme.

Et là, alors qu’on est tous assis en staff, je me demande ce qui se passe. Ne serions-nous pas en train de faire comme Mme Hystéro? Ces reproches qui fusent, c’est du clivage? Parler de nos difficultés à prendre en charge un patient serait-il si désagréable qu’il faille en devenir violent envers nos propres collègues? Serions-nous en train d’agir de manière hystérique? Pourquoi personne ne trouve cela étrange?

En débutant la psychiatrie, je pensais que les psychiatres étaient protégés de ça. Je pensais que le fait d’avoir conscience de ces mécanismes permettaient une meilleure communication. Que les psychiatres étaient de fins joueurs d’escrime dans l’art d’interagir. Mais l’hôpital est une entreprise humaine. Et il semblerait que les mêmes conflits se retrouvent partout. Qu’aucun psychiatre n’a attendu ses études de psychiatrie pour apprendre à interagir. Chacun avec son style.

Alors oui, les psychiatres adaptent leur façon de communiquer avec la plupart de leurs patients. Mais entre collègues, il y a souvent du relâchement. Et parfois, on se déchire. Pour l’égo. Pour se libérer d’une émotion parfois trop désagréable à vivre. Pour s’attirer les flatteries des uns aux dépens des autres. Alors même que l’on passe son temps à aider nos patients à mieux accepter et communiquer leurs émotions, nos propres émotions surgissent et nous font réagir de manière réflexe, animale. Et pourquoi pas.

Cette façon de communiquer est tellement répandue qu’elle est parfois difficilement identifiable. D’ailleurs, en relatant dans cet article ce que certains de mes collègues ont pu dire ou en pointant du doigt d’autres collègues qui ont utilisé le reproche comme défense face à l’émotion, j’agis de la même manière. Le reproche face au reproche. Œil pour œil, dent pour dent. Pour vous dire comme les habitudes sont tenaces. Et le clivage insidieux.

Pratiquer l’art d’interagir est une forme de graal pour certains, un aspect secondaire pour d’autres, une chose insignifiante pour quelques-uns. Mais le rapport humain ne s’évite pas dans ce métier. Que l’on travaille seul en cabinet ou en équipe dans une institution, il y aura toujours un humain en face de nous. Nos patients, leur famille, nos confrères et consœurs, les infirmiers et infirmières du service, aides-soignants, agents d’entretien, membres de l’administration. Toujours de l’humain. Comme dans n’importe quelle entreprise.

Mais c’est vrai que le confort que procure le reproche envers l’autre, en nous plaçant en position haute, est parfois plus attirant que l’effort conscient d’indulgence. Regarder par moments le monde de haut pour se donner l’impression de s’éloigner du danger, des prédateurs, de l’imperfection, de la maladie, des ennemis, ou des gens désagréables. C’est peut-être humain. Mais là où les uns considèrent que c’est un symptôme pathologique de dysfonctionnement, c’est vu comme un reproche légitime pour les autres. On voit souvent midi à sa porte.

Et entre la théorie et la pratique, il y a souvent un gouffre. Ce n’est pas tout d’avoir quelques clés en main. Encore faut-il savoir les utiliser dans les bonnes serrures.

Fable d’une Religion Moderne


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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Jésus est revenu parmi les siens. Et ce sont les pompiers qui l’ont d’abord rencontré. Une sacrée histoire. Ou peut-être une histoire sacrée.

Jésus était né dans une famille modeste. Fils unique, il avait grandi sous la surveillance de ses parents, qui n’aimaient pas trop le voir fréquenter d’autres enfants de son âge. Son éducation avait été marquée par la rigidité d’une époque révolue. Sensible aux valeurs telles que la justice et l’équité, il s’était tourné vers le métier qui lui permettait d’exercer la loi. Il avait ainsi défendu le pauvre et l’opprimé pendant de nombreuses années. Seulement vers 33 ans, rien n’allait plus. Jésus ne comprenait plus ce monde. Il perdit progressivement sa fougue et son ardeur à défendre son prochain, et décida de disparaître de la société. Il se sacrifia ainsi du monde social, pour se réfugier vers d’autres cieux.

Jésus avait été, mais à présent il n’était plus. Il n’apparaissait en public que pour se fondre dans la masse. Au marché, pour acheter quelques aliments. Sur internet, pour fournir quelques travaux rémunérateurs. Il était devenu progressivement invisible. Il avait fait le vœu pieu de vivre dans l’immatériel. Son sacrifice l’avait mené à négliger jusqu’à sa propre personne. Il ne se lavait plus. Il n’entretenait plus son image. Par ces actes, il laissait la nature reprendre ses droits sur son corps. Il observait ainsi le monde sans pour autant y appartenir.

Au bout de quelques années, il en vint à changer son eau en vin. Premier miracle malheureux. Il y arriva avec tellement de facilité que bientôt l’eau ne fit plus partie de sa vie. L’alcool comme seul compagnon, pris par sa fougue miraculeuse. A force de ne plus se laver, son corps se transforma. Deuxième miracle malheureux. A défaut de changer son corps en pain, il se dégrada plutôt en miettes. Des croûtes, des plaques. Des cheveux longs. Une barbe longue qui prenait l’allure d’une broussaille. Et la maigreur squelettique d’un homme abandonné à la nature.

Bientôt, son état ne lui permit plus de fonctionner correctement. Avaler le moindre aliment devenait une corvée. Jusqu’au jour où il accomplit son dernier miracle. 33 ans après son auto-crucifixion, il transforma sa salive en sang. Il en crachait quotidiennement. Au point où il se décida à demander de l’aide. Jésus n’y arrivait plus. Jésus avait besoin de revenir auprès des siens.

C’est dans ce contexte que je l’ai rencontré. Les pompiers l’avaient amené aux urgences. Les médecins urgentistes l’avaient examiné, et avaient décidé d’une hospitalisation pour explorer son état physique. Ils avaient trouvé son histoire étrange. Ils ont alors décidé de faire appel à un psychiatre.

Jésus ne m’a pas vraiment donné la foi au premier contact. Il me paraissait si éloigné du monde des humains que je n’y voyais qu’un être perdu, choqué, sauvage, à l’allure quasiment plus humaine. Je suis resté longtemps à l’écouter. A la fois fasciné par son parcours, et consterné par son état. Comment un homme peut-il perdre tout intérêt en l’humanité aussi soudainement et avec autant de conviction? La maladie s’était probablement immiscée dans sa vie. En tant que psychiatre, l’hypothèse d’une schizophrénie vient rapidement en tête, bien que d’autres causes soient également à prendre en considération. On fera d’ailleurs tout un bilan pour lui.

La perte d’intérêt pour l’autre, de manière aussi marquée, est un des traits majeurs de l’entrée dans cette maladie. En réalité, c’est souvent l’émotion qui disparaît. Plus de plaisir, plus de libido, plus d’aversion aux désagréments de la vie. Et donc plus d’intérêt pour grand-chose, en soi. Il reste souvent quelques domaines qui maintiennent la personne en vie. Pour Jésus, c’était les travaux de traduction, un peu de lecture, l’alcool et le tabac.

Après toutes ces années d’isolement social, Jésus voulut me dire une chose en particulier. Une chose qui m’a marqué.

« Je suis surpris de voir comme les gens me sourient et sont bienveillants envers moi, malgré mon apparence. Je ne pense pas que j’aurais été capable d’en faire autant face à quelqu’un comme moi »

Jésus testait encore l’humain. Comme pour vérifier si l’humanité avait été préservée malgré son absence.

Aussi bizarre que cela puisse paraître, Jésus était en effet traité comme n’importe quel autre patient. J’ai d’ailleurs remarqué une chose assez étrange chez les soignants de services non psychiatriques. Lorsqu’ils prennent en charge un patient qui vient pour un problème physique mais qui souffre également d’une maladie mentale insidieuse et non diagnostiquée, leur bienveillance à son égard est grande. Du moins quand le patient est calme. Comme si le fait de ne pas se rendre compte de la maladie mentale dont souffre le patient protégeait ces soignants de possibles gestes discriminatoires face au préjugé. Comme si la peur n’apparaissait que face au diagnostic. « Oh, il est un peu bizarre, voilà tout ». Et pourquoi pas.

Lorsqu’un patient est hospitalisé en psychiatrie, les choses sont parfois plus variables. L’œil des soignants n’est peut-être plus aussi candide que celui des soignants en hôpital général face à la maladie mentale. Ce qui est accessible à leur vision est peut-être différent. La maladie mentale est parfois comprise, ou banalisée, voire redoutée. Dans tous les cas, elle est prise en compte.

Alors un patient hospitalisé pourra générer chez les soignants des comportements de bienveillance, mais aussi parfois de méfiance, voire de malveillance en fonction de la pathologie mentale en jeu. Et tout ça se passe rarement consciemment. Cela fait plutôt appel aux habitudes, au primitif, à l’inconscient. Le terme ancien pour désigner ça, c’est le contre-transfert. J’en ai déjà parlé au sujet de Mr Parano. Il peut être positif, et nous amener à être bienveillant. Il peut aussi être négatif, et nous amener à être négligent, voire malveillant. C’est comme ça, c’est l’humain. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne doit faire aucun effort pour l’identifier. Bien au contraire, certaines équipes se réunissent même régulièrement pour réfléchir leurs comportements face aux patients en fonction de contextes difficiles. Face à la violence. Face à l’incompréhension. Face aux situations qui génèrent de la peur. Parce que la peur a parfois trop envahi l’institution. Au point de la figer, de la rigidifier, en perdant sa capacité à s’adapter à l’individualité de chaque patient. Alors parfois, certains soignants deviennent moins empathiques. À regret.

Bref. Aujourd’hui, j’avais peut-être un prophète en face de moi. Je me demande si, en sachant ça, j’en changerais ma façon de le prendre en charge, de l’aborder, de le considérer. Après tout, on voit bien comme on peut devenir plus précautionneux quand on s’occupe d’une personne connue du public, une « personnalité ». C’est injuste. Pourquoi devrait-on prendre plus de temps pour l’un que pour l’autre? C’est peut-être juste humain. Ou très occidental.

Peut-être que Jésus n’était pas un prophète. Peut-être était-il simplement un humain parmi d’autres. Le prophète comme l’humain ont peut-être d’ailleurs souffert tous les deux de troubles mentaux. Ce n’est pas pour autant qu’ils en deviennent repoussants. Au contraire même, Jésus m’a fasciné. Et pourtant, je ne suis pas croyant.