À lire en écoutant : Remedios – Pizeta
Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.
Un humain s’est encore fait manger par ses biais. L’histoire d’une aventurière qui s’est brûlée les ailes. Au point de ne même plus savoir marcher.
Princesse Parfaite est hospitalisée chez nous suite à un nouvel épisode de dépression. Un de plus. Elle est jeune pourtant. 26 ans. 26 longues années à tenter de se construire. Une voie d’escalade semée d’embûches et d’obstacles. Pas le genre d’obstacles qui saute aux yeux, comme souffrir de la famine, vivre au milieu de la guerre, ou subir une catastrophe naturelle. Non. Juste les obstacles que l’on se construit dans un monde où les besoins primaires d’accès à la nourriture, à la sécurité d’un logement ou de finances stables sont largement comblés. Un monde stable où il convient de trouver d’autres inconvénients à notre existence. Pour atteindre un niveau de perfection encore supérieur. Pour continuer à avancer.
Princesse Parfaite n’affiche pas un sourire radieux dans le service. Elle a plutôt tendance à traîner des pieds, en pyjama, les cheveux en vrac et mal lavés. Elle a l’allure d’une princesse déchue, une princesse qui a un jour brillé en société, mais qui se retrouve sans un sou à présent. Elle m’explique que jusqu’ici, elle avait tout réussi. Elle avait grimpé l’échelle sociale à une vitesse phénoménale. Pour preuve, tout le monde le dit. Elle est douée en tout. Elle apprend vite. Le problème, c’est que depuis peu, ceux qui louaient ses qualités commencent à la critiquer. La remettre en question. Elle se demande si c’est de la jalousie, de la haine. Mais elle conclue finalement que c’est de sa faute. Elle a peut-être failli quelque part. Alors les gens ne l’aiment plus. Elle me déroule toute sa théorie avec la plus grande froideur. Une froideur qui me glace un peu, pour finir par m’ennuyer.
Ce qui est sûr, c’est que son entourage ne semble plus être suffisant pour lui permettre d’exister. Un peu comme si on avait coupé les cordes qui relient une marionnette à son marionnettiste. D’un coup d’un seul, elle n’avait plus d’identité.
Mais ça, Princesse Parfaite n’en avait pas conscience. De ce qu’elle me disait, tout ce qu’elle pouvait constater, c’est qu’elle déprimait à répétition. Bizarrement, la déprime se pointait à chaque fois qu’elle se sentait rejetée, dévaluée, ou qu’elle pensait avoir déçu un être cher à ses yeux. Un rejet qui résonnait tout particulièrement chez elle. Du vécu intense. Le quotidien de son enfance. Le destin d’une enfant trop douée pour un monde trop jaloux.
Le problème quand on est une bête de performance dès l’enfance, c’est qu’on apprend à exister à travers notre capacité à « faire bien ». Alors on devient totalement dépendant du regard de l’autre, qui valide notre performance. Jusqu’à penser que c’est la seule façon d’exister au milieu des autres. Pas de failles possibles. À l’image des sportifs de haut niveau, Princesse Parfaite ne semblait vivre que par l’attention qui lui était portée. Condamnée à exister uniquement par le regard admiratif de l’autre.
Face à ce constat, Princesse Parfaite me disait être perdue. Comme en chute libre, sans personne pour la rattraper. Comment exister autrement qu’en cherchant sans cesse à tourner tous les regards vers soi ? Comme avancer sans la lumière des projecteurs ?
Nous avons alors débuté le travail. Comment changer ses habitudes, celles qui nous ont permis de nous construire jusqu’ici ? Comment modifier son comportement, son mode de pensée, sans savoir si le résultat sera celui que l’on attend ? Princesse Parfaite restait coinçée là, au stade de contemplation. Elle reconnaissait les souffrances que pouvaient lui infliger son fonctionnement. Mais de là à prendre le risque d’en changer, prendre le risque que cela se termine par un échec, c’en était trop pour elle. Je me retrouvais donc face au mur de défense ultime. Celui qui est construit par la rigidité de l’esprit, la peur de l’échec. Celui qui rend le travail du psychiatre plus long, plus lent. Princesse Parfaite exprimait un des biais de pensée les plus invalidants chez l’humain : le biais de statu quo.
Le biais de statu quo, c’est notre propension à voir une nouvelle situation qui s’offre à nous comme plus risquée que bénéfique. Et du coup on préfère ne rien changer. Trop coûteux. C’est cette capacité que l’on a tous à avoir peur du risque. Rien d’anormal, juste un câblage un peu ancien de notre cerveau. À une époque où le risque de s’exposer à un nouvel environnement pouvait nous faire perdre la vie à coup sûr. Mais beaucoup de choses changent dans un environnement sécurisé, comme celui dans lequel beaucoup d’entre nous vivent. Alors on a vite l’impression d’être en danger, sans forcément l’être. Ce biais, on l’a tous. C’est ce qui peut entre autre expliquer pourquoi certains préfèrent rester vivre dans leur ville de naissance, plutôt que de risquer la délocalisation, le danger, l’inconnu. Mais c’est aussi ce qui explique qu’on préfère acheter des produits d’une marque que l’on connaît et qu’on estime plutôt que d’aller voir chez le concurrent.
Ce biais s’exprime différemment en fonction de notre état. Notamment si notre besoin de sécurité n’est plus suffisamment comblé. Prendre un risque, que l’on soit enfant ou adulte, nécessite d’avoir une base sécure où se réfugier si le danger auquel on s’est exposé est finalement trop important. Pour se reposer, mais aussi pour apprendre de ses erreurs, si nécessaire. Ainsi, si l’on se retrouve sans logement, sans famille ou entourage proche, et sans travail, aller s’exposer à une situation inconnue devient trop risqué. On a trop à y perdre.
Pour Princesse Parfaite, ce biais s’est exprimé à sa façon. Pour elle, risquer de décevoir l’autre l’exposait à coup sûr à la séparation, au rejet social. Ce sentiment, elle l’avait trop vécu pour vouloir le ressentir à nouveau. Elle l’avait bien appris. Cela se répétait. Alors elle ne pouvait pas le concevoir autrement.
On va prendre notre temps ensemble, je pense. Le temps pour elle de constater qu’elle peut être en colère, triste ou appeurée face à son psychiatre, sans pour autant que cela lui donne envie de l’abandonner ou de la juger. Puis elle essaiera de l’expérimenter avec d’autres personnes, peut-être. Pour apprendre à être, sans forcément qu’elle ait à faire une performance. Pour apprendre à vivre avec l’autre, plutôt que de vivre grâce à l’autre.