Un Court-Métrage de Consultation


À lire en écoutant : Smokey Joe’s La La – Googie Rene

Truman Jim Carrey Psychiatrie Bipolaire

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Presque tous les patients que j’ai revu vont mieux. J’ai eu cette impression qu’on a parfois. L’impression qu’on sait ce qu’on fait, et qu’en plus ça marche. Alors je vais en parler, pour changer un peu.

La journée de consultation s’est déroulée tout en douceur. Aucun retard, ni de mon côté, ni de celui de mes patients. Mr LaPoisse a ouvert le bal. Il m’a expliqué avoir vécu un des plus beaux dimanches de sa vie récemment. Habitué aux déconvenues, le genre de poisse dont personne ne souhaite, son moral s’était érodé, au rythme de ses poussées de douleurs physiques. Des douleurs qui lui collaient à la peau. Il ne pouvait plus sortir de chez lui. Il n’avait plus envie de voir personne. « Le sort s’acharne » me disait-il, abattu par l’accumulation des problèmes qui découlent d’un tel état. On n’a plus la force de s’occuper de l’administratif, alors les dettes s’accumulent. Puis c’est la panne d’électricité. Puis le décès d’un parent. Pourquoi maintenant ? On ne le saura pas. Mais depuis les quelques semaines où l’on se voit, Mr LaPoisse a pu sortir la tête de l’eau. Quelques médicaments, pour l’aider à retrouver un peu plus de force et venir casser le cercle vicieux de la dépression et voilà qu’il a même apprécié un dimanche ensoleillé avec sa famille. Il me sourit et ça me fait du bien. Je lui dis. Pas la peine de garder tout ce positif pour soi dans ces cas-là. Surtout pas. Il repart confiant, j’espère que ça tiendra.

Mme Pipelette lui a pris le pas. Cette jeune retraitée qui s’était présentée toute souriante devant moi et chez qui j’avais découvert un quotidien empreint d’angoisses. Elle n’arrivait pas à s’occuper depuis avoir arrêté son travail. Elle avait l’impression de devenir inutile. Même son mari la rejetait, me confiait-elle. Elle se sentait dans l’impasse, figée dans son présent comme un lapin traversant une route et se retrouvant né à né avec une voiture à pleine allure. On avait trouvé de quoi lui faire traverser la route pour continuer tranquillement son chemin. Et après plusieurs mois, elle venait simplement me dire qu’elle avait retrouvé son autonomie, toute sa joie de vivre et son plaisir à partager ses histoires. Le genre de consultation qu’on souhaiterait avoir tous les jours. J’ai bien essayé de lui dire que j’étais ravi de la voir soulagée, mais elle avait beaucoup de choses à dire. Alors je me suis contenté d’un « bonjour » au début, d’un « vous voulez qu’on se revoit ? Sinon je vous laisse la liberté de me recontacter si nécessaire » au milieu, et d’un « au revoir » à la fin. Débordante de paroles, cette consultation. Mais gratifiante. Elle ne m’a pas dit merci pourtant. Mais ça me plait bien en fait. Quand les gens s’approprient à eux-seuls le fait d’avoir réussi à se relever. Objectif atteint. Pour l’instant.
L’après-midi a continué à défiler sur le même thème. L’une me dit avoir pu se saisir de nos échanges précédents pour renouer des liens avec ses enfants. L’autre m’explique le plaisir qu’il a retiré à s’offrir son après-midi, en osant dire non à son supérieur. En me précisant qu’il a même été encouragé dans ce sens, vu le bon travail qu’il effectuait. Bref, j’avais l’impression d’être dans un film, au début, quand tous les personnages se croisent en se faisant des blagues, des clins d’œil, des petites répliques de potes, tout en marchant d’un pas assuré, certains que rien ne va leur arriver de grave. Tout ça sur un fond de musique des années 60, avec des riffs de piano funk/soul entraînés par une rythmique endiablée.

J’aime bien quand ça se passe comme ça. Ça me donne l’impression de faire un chouette boulot. Et que ça marche, parfois. Alors je vais en profiter, parce que c’est pas tous les jours comme ça. Et après tout, dans un film, si tout se passait bien tout le temps, on arrêterait vite de le regarder.

L’histoire du Docteur Renaud et de Mister Renard


À lire en écoutant : Docteur Renaud Mister Renard – Renaud
renaud renard suicide

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

De l’énergie d’un homme est sorti le pire mais surtout le meilleur. Dr Renaud était un jeune homme plein de couleurs. Il aimait les gens. Il faisait partie des hypersensibles, ceux qui perçoivent les détails de la vie dans ce qu’elle a de plus beau et ce qu’elle a de plus tragique. Il avait le sourire malicieux et l’humour facile. Il aimait faire la fête, quitte à partir dans l’excès. Dans tous les cas, il adorait montrer qu’il aimait la vie.

Il partait voyager avec la même ferveur qu’un aventurier. Tout plein de pays. Et il avait aussi décidé qu’il consacrerait sa vie à aider celle des autres. Il serait médecin.

Il est alors facile d’imaginer qu’à cette vie pleine de poésie se greffait une personnalité de grand romantique, Le romantisme dans toute sa définition. Du Don Juanisme au tragique dévouement de soi. Aux étreintes sensuelles jusqu’aux conflits les plus acerbes. Dr Renaud était entier.

Son talent humain lui faisait rencontrer des tas de gens. Il se liait à l’autre avec une aisance déconcertante. Mais après tout, il aimait les gens. Alors les gens lui rendaient bien.

Evidemment, à ce tableau venait se fondre quelques traits imparfaits. Dr Renaud pouvait parfois se transformer en Mister Renard. La colère pouvait lui monter. Il ne la montrait pas pour autant, bien sûr. Il aimait trop les gens pour s’en opposer. Mais il vivait la colère. Une colère souvent si forte qu’elle venait alors s’abattre directement sur lui, à grand coup de « je devrais avoir honte de penser ça des gens » et de « je ne suis qu’un con ». Ce foutu mélange venait associer la tristesse à son désarroi. Alors le cocktail était fin prêt. La déprime pointait son nez.

Pendant longtemps, Dr Renaud s’était bien gardé d’en parler. Il réservait ce privilège à sa famille. Il aimait trop les gens pour prendre le risque de les attrister. Il était solide et courageux, Dr Renaud. Alors sa vie avançait, rythmée par de la joie entière et de la tristesse profonde.

Puis, comme dans toute vie de grand romantique, les péripéties firent place au noeud dramatique. Le genre de drame impossible à mettre en scène, ni même à pouvoir concevoir ou anticiper. Le genre de drame qui retire tout courage au plus grand des héros romantiques. Ce même drame qui a coupé le souffle du Dr Renaud, pour réveiller Mister Renard. Une perte humaine trop proche de lui pour ne pas lui enlever un peu de son âme, un peu de sa chair.

Dr Renaud a alors tenté de s’accrocher à toutes les branches qu’il a pu. Il est même allé voir des collègues psychiatres. Mais il n’arrivait plus à percevoir le romantisme de sa vie de la même manière. Le romantisme avait laissé sa place à la pensée cartésienne. Celle de Mister Renard. C’était parfois plus rassurant de chercher du sens dans la science que dans les ressentis, quand tout semblait lui échapper. Une science qui vient à la rescousse, comme mise à plat d’émotions trop intenses et ravageuses. Ça protège, des fois.

Bref. Dr Renaud n’allait plus. Mister Renard était trop. J’aurais d’ailleurs pu le recevoir en consultation celui-là, qui sait. Mais non. Les règles déontologiques me l’auraient empêché. Et plus que tout, mon amitié pour lui aurait tout entravé. Oui, je ne parle malheureusement pas d’un patient aujourd’hui.

Rien ni personne n’aura pu l’aider, apparemment. Il a donné ce qui lui restait d’énergie pour s’ôter la vie. Mister Renard l’avait mangé. La victoire au vilain Renard. Mais on aimera toujours Dr Renaud.

C’est étrange quand on le vit de l’autre côté. On se sidère, un peu. On se pose des questions. On pleure. On pense. On ressent. Et puis tout se mélange. Tous les réflexes professionnels acquis disparaissent. Hormis certains peut-être, comme celui de ne pas avoir peur d’être triste. Et puis on se retrouve avec tous les amis, avec la force de la vie, autour d’une boîte en bois qui fait mal. Une boîte en bois qu’on préférerait vide.

En réalité, il n’y avait pas une once de romantisme dans son geste. Juste de la souffrance intolérable. Une dépression trop profonde pour pouvoir retenir son souffle suffisamment longtemps. Et plus rien pour rendre cette réalité plus tolérable. Oui, la dépression tue.

Ce qui est sûr, c’est que Dr Renaud aurait préféré qu’on vive. Alors on vivra. Et on souffrira peut-être. Et même si on en a peur, faisons au moins en sorte qu’il y ait toujours un humain pour nous rassurer.

La Chute Parkinsonienne


A lire en écoutant : See you all – Koudlam

violence verbale psychiatrie maladie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

C’est l’histoire d’un homme, Mr Stimulo, qui a beaucoup construit, beaucoup vécu, beaucoup brillé. Un homme droit dans ses bottes, aimé de sa famille qui l’entourait. Un homme qui avait trouvé sa place dans la société.

Et puis la maladie est arrivée. Comme un couperet. Sans rien demander à personne. Certains diront qu’il avait soudainement un privilège rare, celui de connaître les grandes lignes de son destin. Seulement lui ne le voyait pas de cet œil. Savoir que son destin se résumerait à perdre progressivement son autonomie, se ralentir avec le temps, plus ou moins rapidement, et finir inexorablement sa vie plongé dans la démence. Non, ce n’était pas un privilège.

Apprendre le diagnostic de maladie de Parkinson à 50 ans, c’est une transition de vie pour le moins délicate. D’autant plus quand on a eu l’habitude d’avoir de grandes responsabilités. Quand on s’est construit sur la certitude que l’on peut tout contrôler autour de soi. Tout contrôler pour tout influencer. Jusqu’à imposer son point de vue à tout prix. Alors la maladie vient elle aussi s’imposer. Sans prévenir. Elle vient nous voler notre sentiment d’indépendance. Elle vient nous retirer notre sentiment de toute puissance. Brutalement. Sans compassion.

Mr Stimulo s’est alors déprimé. Beaucoup. Jusqu’à ne plus arriver à distinguer comment exister dans ce monde. Privé de sa place privilégiée, qu’il avait acquis au prix de nombreux sacrifices, il se retrouvait sans outil pour s’affirmer face à l’autre. Il était tout à coup mis à nu, vulnérable, fragile, diminué et dépendant. Alors des idées de mort sont apparues dans son esprit. Il n’y avait plus d’autre solution. Il avait besoin d’aide, mais ce n’était pas son tempérament que de demander un soutien. Plutôt mourir que de se faire aider. Et c’est pour cela que son neurologue nous l’a adressé.

On a pas mal discuté ensemble. Il avait d’ailleurs une façon toute particulière de s’adresser à moi. Mr Stimulo voulait bien s’épancher un peu sur ses symptômes et ses difficultés, mais il ne manquait pas de rajouter systématiquement à son discours quelques éléments de son CV.

« Oui, j’ai du mal à me concentrer. Mais vous savez, j’ai été responsable de grands projets dans ma vie professionnelle. J’ai beaucoup voyagé. Je n’ai pas toujours été comme ça »

Mais je devais continuer à explorer ce qu’il traversait comme difficultés actuellement. Alors j’ai voulu insister.

« J’ai l’impression que tous ces symptômes qui vous sont imposés par votre corps ont un rôle important dans les idées de mort que vous avez eu. En avez-vous encore d’ailleurs ? »

Sa réponse ne se fit pas attendre.

« Je trouve vos questions très incisives. Vous devriez apprendre à les poser avec plus de finesse. J’ai écrit des livres sur ce que j’ai vécu, je vous invite à les lire, ça vous apprendra peut-être des choses. Vous ne savez pas ce que c’est de vivre avec la maladie de Parkinson »

En entendant ça, mon cerveau a fait un joli salto arrière. Au départ, je n’ai rien compris à cette réaction. Et puis j’ai essayé d’écouter ce que je ressentais. Ça aide, parfois. J’étais en colère. Bien. Je crois qu’en fait, son besoin incessant de justifier qu’il ait vécu l’exceptionnel, qu’il était un grand monsieur, ça m’agaçait. Je me suis dit qu’il ferait mieux de s’occuper de sa maladie.

J’ai alors probablement dû être plus incisif dans mes questions. Comme s’il fallait que je lui fasse payer son comportement. Et puis après tout, lui aussi a été incisif. On aurait alors pu rentrer dans un jeu de ping-pong. Un jeu où on renverrait la faute à l’autre pour les émotions que chacun vivait.

« Je suis en colère, c’est de ta faute, prends ça dans ta face! »

Lui était en colère de voir que je ne voulais pas reconnaître ses qualités et m’intéresser seulement à ses défaillances. En colère d’être malade. Que la maladie lui ait volé son indépendance et la vie qu’il voulait avoir. Il était encore en deuil. Rien à voir avec moi, en fait. Mais moi, je ne le savais pas. Je ne l’avais pas vu. Je ne voulais pas le prendre en compte. Tout ça parce que j’étais en colère. Énervé de voir cet homme qui voulait étaler son égo. Jusqu’à l’imposer à moi et mes collègues. J’ai vécu ça comme une attaque. Mais c’est pourtant mon boulot que de m’en rendre compte. C’est mon boulot de prendre en compte son vécu pour m’y adapter. Parce que c’est lui qui est en position de vulnérabilité. Pas moi. Et il n’a rien demandé.

Alors j’ai arrêté l’entretien.

« Je vous sens énervé. Je crois que je le suis aussi »

Et puis j’ai vu son livre, celui qu’il avait écrit. Alors je l’ai ouvert, et je l’ai lu. Juste un temps. Pour lui montrer que je n’étais pas indifférent à lui et ses qualités. Il écrit bien en plus, le bougre. Je lui ai dit. Il a souri. Il suffisait peut-être de le complimenter, en fait. Le renarcissiser, comme on dit dans le jargon. L’aider à être fier de qui il est, pour qu’il regagne un peu de sa grandeur et de sa motivation à vivre dans notre société. Il suffisait de le reconnaître. Lui montrer qu’on l’avait vu.

Des fois, il suffit de peu. Il suffit de peu pour faire chuter un homme. Et parfois, il suffit d’encore moins pour l’aider à se relever.

La Vie Secrète de la Souffrance Humaine


A lire en écoutant : Mind Doodles – Alec Troniq

famille-adams

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Et tout ça grâce à une patiente. Une patiente exceptionnelle, peut-être. C’est arrivé bizarrement quelques jours après l’avoir reçue. Un peu à retardement.

J’ai reçu Mme Adams en début de semaine en consultation. Des nouvelles consultations pour une nouvelle année. Un nouveau poste, un nouveau lieu de travail, de nouvelles pratiques. Le genre de truc qui fait perdre pas mal de repères. On en récupère quand même des nouveaux, mais ça donne des fois un peu le vertige. C’est peut-être aussi pour ça que l’envie d’écrire n’était plus là.

Mme Adams, je la connaissais déjà un peu. On s’est vu quelques fois. Mais aujourd’hui, elle est apparue plus livide que jamais. Les yeux creusés, la voix éteinte, l’échine courbée, les cheveux ébouriffés, le regard fuyant vers le sol. Bizarrement, la première image qui m’est venue en tête, c’est celle d’un vampire. Ou celle d’un croque-mort. Une ambiance de froid, sans vie, émanait de Mme Adams. Pas besoin d’avoir des tonnes d’expérience clinique pour se rendre compte qu’elle croulait sous le poids d’une souffrance certaine.

Je lui ai demandé quelques nouvelles de sa vie, mais j’anticipais déjà ses réponses. Mme Adams n’a plus vraiment de vie. Elle fuit la lumière. Elle a trop peur du monde. Elle gît finalement dans son domicile la plus grande partie de ses journées. Toute sortie lui demande un effort incommensurable. Un peu comme si on vous demandait de faire un marathon en rampant avant d’aller chercher votre courrier à la poste, Mme Adams, elle, devait porter le poids de son corps, de ses souffrances et de son histoire à chaque pas. Alors ça avait de quoi la ralentir.

D’ailleurs, je lui avais conseillé d’aller voir un de mes collègues, le Dr Yakafokeu, lors de notre dernière consultation, pour faire un bilan de santé, pour vérifier tout ça quand même. Elle n’a finalement pas répondu à l’appel. Mon collègue m’en avait d’ailleurs parlé un peu plus. Il m’avait dit s’être mis en colère :

« Oui, c’est quoi ces gens qui ne rappelle pas alors qu’on leur laisse des messages ?? Je travaille moi, j’ai pas que ça à faire ! Maintenant, si elle veut venir, elle n’a qu’à m’appeler ! »

Mme Adams était aux abonnés absents. Comme souvent. Ça a déjà été très compliqué d’instaurer un peu de confiance pour qu’elle vienne à mes consultations. Alors je n’étais pas vraiment étonné de son comportement. J’ai quand même tenté d’expliquer au Dr Yakafokeu les intentions de Mme Adams :

« Mme Adams, lorsqu’elle ne répond pas, c’est qu’elle pleure. Lorsqu’elle ne rappelle pas, c’est qu’elle a honte de ne pas avoir répondu la première fois. Parce qu’elle a peur aussi. 
Mme Adams, c’est le genre de femme à continuer à aider ses proches coûte que coûte, même dans les moments où elle est pétrie d’angoisses par son passé, même si chaque élément de sa vie la fige de peur. C’est pas le genre de personne qui va tenter un geste malpoli ou ne pas respecter son prochain. Si tant est que ce genre de personne existe vraiment. Alors je ne pense pas qu’elle ne te rappelle pas pour volontairement cracher sur le service que tu veux lui proposer.
Mme Adams a autant du mal à se faire confiance qu’à placer sa confiance dans la première personne venue. Quand elle doit rencontrer une nouvelle personne, les premières questions qu’elle se posent sont plutôt du genre :

« Comment vais-je faire pour sortir de chez moi seule ? »
« Qui va bien vouloir m’accompagner ? »
« Cette personne va-t-elle aussi me rejeter comme tant d’autres l’ont fait ? »

Ça peut paraître étonnant, ces réflexions. Excessif, même. Mais c’est le résultat de 40 ans de vie à porter le poids d’une trahison ultime. Celle qui touche l’essence même du principe de relation de confiance. La confiance d’un enfant à son parent. Celle d’un enfant à sa famille. Un truc que tu n’as même pas envie d’imaginer dans tes pires cauchemars. Ça s’est passé il y a 40 ans, et elle ne t’en parlera sûrement pas. Encore moins si tu l’appelles pour l’engueuler pour lui dire qu’elle aurait dû rappeler.
Elle ne te dira pas ça. Elle te sortira d’autres raisons, que tu appelles « des excuses », pour expliquer son comportement. Elle te dira que le frère de son compagnon est décédé récemment. Et que ça l’a achevée. C’était un des seuls à l’avoir complimentée sur sa personne. Un ersatz de ce qu’on peut appeler une figure d’attachement. Une personne en qui elle avait réussi à placer sa confiance, enfin. Un parent de substitution. Une personne qui la valorisait un peu. Mais il n’est plus là. Alors à quoi bon continuer, si la vie ne l’aide pas, malgré ses efforts. À quoi bon répondre aux appels. À quoi bon aller voir le Dr Yakafokeu, si c’est pour recevoir une leçon de morale. Elle n’a pas besoin de ça. Alors elle va fuir. Elle va esquiver. »

Je ne sais pas si le Dr Yakafokeu a compris ce que j’essayais de lui dire. En même temps, ce n’est jamais facile de se mettre à la place de personnes qui ont vécu l’exceptionnel, dans le pire sens du terme. D’ailleurs, je m’y suis retrouvé aussi plein de fois, dans ce genre de situation. A me rendre compte que je parlais de mes patients avec une certaine froideur. Ou même que je leur parlais directement avec cette même froideur. Avec un certain automatisme, comme pour me protéger de visions d’horreurs. Des visions qu’on préférerait ne jamais avoir eu, ou qu’elles n’aient jamais existé.

Mais cette nuit, j’y ai repensé bizarrement. Et pour la première fois, je me suis mis à pleurer pour une de mes patientes. Profondément. Sans pouvoir rien contrôler. Et c’était une sensation étrange, où plein de pensées se sont bousculées :

« Peut-on se permettre de pleurer pour nos patients ? Pourquoi j’en ai honte ? Qu’en penseraient mes collègues si je leur racontais ça ? Son histoire est atroce, j’espère que ça ne m’arrivera jamais… Comment peut-on vivre aussi figé par la peur, sclérosé par l’angoisse ? Que fait-elle de ses journées si elle n’arrive même pas à sortir de chez elle ? Comment fait-elle pour encore croire à la vie ? »

Ça peut paraître bizarre, mais ça ne m’était jamais arrivé. Autant d’années au contact de patients sans jamais une fois pleurer… Je ne pouvais même pas percevoir l’intérêt de ça. Et puis le sentiment de honte que j’ai pu ressentir s’est finalement progressivement transformé en fierté. Je crois que pleurer m’a permis d’encore mieux comprendre ce qu’elle pouvait vivre. Enfin, j’en sais rien. Comme si ça m’avait rapproché d’elle. Une sorte de Nirvana de l’empathie. Je ne me suis pas senti submergé par la tristesse, comme je pouvais le craindre avant. Juste touché, d’un humain à un autre.

Peut-être que je lui en parlerai. Je ne sais pas. En tout cas, j’espère pouvoir pleurer à nouveau face à la souffrance que peuvent traverser mes patients. Pour continuer à rester humain, avant tout. Croisons les doigts.

Le Statu Quo ou la Vie : Le Destin d’une Surdouée


À lire en écoutant : Remedios – Pizeta

gaston lagaffe psychiatrie statu quo

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un humain s’est encore fait manger par ses biais. L’histoire d’une aventurière qui s’est brûlée les ailes. Au point de ne même plus savoir marcher.

Princesse Parfaite est hospitalisée chez nous suite à un nouvel épisode de dépression. Un de plus. Elle est jeune pourtant. 26 ans. 26 longues années à tenter de se construire. Une voie d’escalade semée d’embûches et d’obstacles. Pas le genre d’obstacles qui saute aux yeux, comme souffrir de la famine, vivre au milieu de la guerre, ou subir une catastrophe naturelle. Non. Juste les obstacles que l’on se construit dans un monde où les besoins primaires d’accès à la nourriture, à la sécurité d’un logement ou de finances stables sont largement comblés. Un monde stable où il convient de trouver d’autres inconvénients à notre existence. Pour atteindre un niveau de perfection encore supérieur. Pour continuer à avancer.

Princesse Parfaite n’affiche pas un sourire radieux dans le service. Elle a plutôt tendance à traîner des pieds, en pyjama, les cheveux en vrac et mal lavés. Elle a l’allure d’une princesse déchue, une princesse qui a un jour brillé en société, mais qui se retrouve sans un sou à présent. Elle m’explique que jusqu’ici, elle avait tout réussi. Elle avait grimpé l’échelle sociale à une vitesse phénoménale. Pour preuve, tout le monde le dit. Elle est douée en tout. Elle apprend vite. Le problème, c’est que depuis peu, ceux qui louaient ses qualités commencent à la critiquer. La remettre en question. Elle se demande si c’est de la jalousie, de la haine. Mais elle conclue finalement que c’est de sa faute. Elle a peut-être failli quelque part. Alors les gens ne l’aiment plus. Elle me déroule toute sa théorie avec la plus grande froideur. Une froideur qui me glace un peu, pour finir par m’ennuyer.

Ce qui est sûr, c’est que son entourage ne semble plus être suffisant pour lui permettre d’exister. Un peu comme si on avait coupé les cordes qui relient une marionnette à son marionnettiste. D’un coup d’un seul, elle n’avait plus d’identité.

Mais ça, Princesse Parfaite n’en avait pas conscience. De ce qu’elle me disait, tout ce qu’elle pouvait constater, c’est qu’elle déprimait à répétition. Bizarrement, la déprime se pointait à chaque fois qu’elle se sentait rejetée, dévaluée, ou qu’elle pensait avoir déçu un être cher à ses yeux. Un rejet qui résonnait tout particulièrement chez elle. Du vécu intense. Le quotidien de son enfance. Le destin d’une enfant trop douée pour un monde trop jaloux.

Le problème quand on est une bête de performance dès l’enfance, c’est qu’on apprend à exister à travers notre capacité à « faire bien ». Alors on devient totalement dépendant du regard de l’autre, qui valide notre performance. Jusqu’à penser que c’est la seule façon d’exister au milieu des autres. Pas de failles possibles. À l’image des sportifs de haut niveau, Princesse Parfaite ne semblait vivre que par l’attention qui lui était portée. Condamnée à exister uniquement par le regard admiratif de l’autre.

Face à ce constat, Princesse Parfaite me disait être perdue. Comme en chute libre, sans personne pour la rattraper. Comment exister autrement qu’en cherchant sans cesse  à tourner tous les regards vers soi ? Comme avancer sans la lumière des projecteurs ?

Nous avons alors débuté le travail. Comment changer ses habitudes, celles qui nous ont permis de nous construire jusqu’ici ? Comment modifier son comportement, son mode de pensée, sans savoir si le résultat sera celui que l’on attend ? Princesse Parfaite restait coinçée là, au stade de contemplation. Elle reconnaissait les souffrances que pouvaient lui infliger son fonctionnement. Mais de là à prendre le risque d’en changer, prendre le risque que cela se termine par un échec, c’en était trop pour elle. Je me retrouvais donc face au mur de défense ultime. Celui qui est construit par la rigidité de l’esprit, la peur de l’échec. Celui qui rend le travail du psychiatre plus long, plus lent. Princesse Parfaite exprimait un des biais de pensée les plus invalidants chez l’humain : le biais de statu quo.

Le biais de statu quo, c’est notre propension à voir une nouvelle situation qui s’offre à nous comme plus risquée que bénéfique. Et du coup on préfère ne rien changer. Trop coûteux. C’est cette capacité que l’on a tous à avoir peur du risque. Rien d’anormal, juste un câblage un peu ancien de notre cerveau. À une époque où le risque de s’exposer à un nouvel environnement pouvait nous faire perdre la vie à coup sûr. Mais beaucoup de choses changent dans un environnement sécurisé, comme celui dans lequel beaucoup d’entre nous vivent. Alors on a vite l’impression d’être en danger, sans forcément l’être. Ce biais, on l’a tous. C’est ce qui peut entre autre expliquer pourquoi certains préfèrent rester vivre dans leur ville de naissance, plutôt que de risquer la délocalisation, le danger, l’inconnu. Mais c’est aussi ce qui explique qu’on préfère acheter des produits d’une marque que l’on connaît et qu’on estime plutôt que d’aller voir chez le concurrent.

Ce biais s’exprime différemment en fonction de notre état. Notamment si notre besoin de sécurité n’est plus suffisamment comblé. Prendre un risque, que l’on soit enfant ou adulte, nécessite d’avoir une base sécure où se réfugier si le danger auquel on s’est exposé est finalement trop important. Pour se reposer, mais aussi pour apprendre de ses erreurs, si nécessaire. Ainsi, si l’on se retrouve sans logement, sans famille ou entourage proche, et sans travail, aller s’exposer à une situation inconnue devient trop risqué. On a trop à y perdre.

Pour Princesse Parfaite, ce biais s’est exprimé à sa façon. Pour elle, risquer de décevoir l’autre l’exposait à coup sûr à la séparation, au rejet social. Ce sentiment, elle l’avait trop vécu pour vouloir le ressentir à nouveau. Elle l’avait bien appris. Cela se répétait. Alors elle ne pouvait pas le concevoir autrement.

On va prendre notre temps ensemble, je pense. Le temps pour elle de constater qu’elle peut être en colère, triste ou appeurée face à son psychiatre, sans pour autant que cela lui donne envie de l’abandonner ou de la juger. Puis elle essaiera de l’expérimenter avec d’autres personnes, peut-être. Pour apprendre à être, sans forcément qu’elle ait à faire une performance. Pour apprendre à vivre avec l’autre, plutôt que de vivre grâce à l’autre.

On verra bien. Peut-être qu’elle ne souhaitera jamais évoluer. Peut-être lui faudra-t-il du temps. Peut-être que ce que je comprends aujourd’hui d’elle à travers ce qu’elle me dit n’a rien à voir avec sa réalité. Mais on va tenter. Parce que c’est aussi ça la psychiatrie. Prendre des risques, travailler dans l’incertitude, entre humains. Et espérer.

Le Suicide ou la Vie


A lire en écoutant : Dans Tes Yeux – Anis

la mort de marat barbie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Non, en fait non. Aujourd’hui, il s’est passé un truc qui se passe trop fréquemment. Toutes les 4 minutes exactement. Aujourd’hui, une personne, parmi tant d’autres, a tenté de se donner la mort.

Mme Monroe est arrivée dans le service après 24h passée aux urgences. Elle avait le regard dans le vague, encore assez endormie. Son visage rond ne reflétait plus aucune émotion, en dehors peut-être d’une sensation de stupeur. Ses longs cheveux bruns ondulés venaient se déposer sur de fortes épaules et une large ossature. Elle était là, imposante dans son lit.

Mme Monroe m’a expliqué sa vie. Sa solitude. Oui, elle avait quelques amis, mais personne n’était là pour combler son vide affectif quotidien. Elle avait grandi dans un petit village de France. Son père était le boulanger du coin. Un type dur, ferme dans l’éducation de sa seule et unique fille. Il la destinait à reprendre l’entreprise familiale. Mais elle ne voulait pas. Alors elle est partie. Loin. Elle a coupé les ponts, pour être sûre que personne ne la gêne dans sa quête ultime. Sa quête, elle ne l’a jamais vraiment trouvée. Alors elle a décidé de faire un métier dans la norme, d’avoir une vie dans la norme. Mais le problème de la norme, c’est qu’elle est propre à chaque individu. Elle s’est donc fixée l’objectif de bien faire. Être une amie parfaite, une employée modèle. Par contre, pour ce qui est de la vie familiale, il n’y en aurait pas. Elle avait coupé les ponts avec la notion de famille. Alors non.

Mais chassez le naturel, il revient au galop. À vivre à travers les valeurs des autres, elle en avait oublié les siennes. En fait, enfant, Mme Monroe aimait les réunions de famille. Elle aimait sa tante et son oncle qui lui racontaient des histoires merveilleuses de voyage. Plus tard, elle serait aventurière, elle rencontrerait son amoureux durant l’une de ses épopées, et elle le présenterait à sa famille.

Tous ces souvenirs ont réapparu dans un de ses rêves. Alors elle s’est mise à y repenser. Puis elle a fait le constat de sa vie. Pas d’aventure. Pas d’homme. Pas de famille. Elle s’est mise à voir la norme qui la guidait d’habitude comme un boulet auquel elle était attachée. Et aucune solution autour pour s’en détacher. Comment réinventer sa vie quand on l’a fuie toute sa vie ?

Au bout de quelques semaines, Mme Monroe s’est mise à penser à la mort. Comment en finir avec cette vie remplie de vide, sans essence, sans solution ? Comment partir avec dignité, quand la honte et le désespoir sont les seuls sentiments qui nous reste ? Elle a alors commencé à élaborer une histoire. Non pas l’histoire de sa vie, mais plutôt celle de sa mort. Pendant des jours, elle a réfléchi au scénario, à la mise en scène, jusqu’à fixer la date fatidique. Dans le plus grand silence. Elle a écrit les derniers mots de sa vie sur un papier boudoir, qu’elle est allée déposer en évidence sur sa table. Elle a alors soigneusement avalé 110 comprimés de médicaments qui ornaient une pharmacie personnelle beaucoup trop fournie. Elle a placé un rasoir au bord de sa baignoire. Elle a rempli sa baignoire d’eau. Elle s’est déshabillée. Puis elle s’est allongée dans ce bain qu’elle pensait être le dernier, et elle a attendu que les médicaments l’endorment. Au mieux, ces comprimés la tueraient d’overdose. Si cela ne suffisait pas, elle pourrait alors rejoindre la mort par noyade. Enfin, si elle venait à se réveiller, elle avait toujours la possibilité de se trancher les veines.

Oui, c’était un scénario très élaboré. Comme souvent. Seulement parfois, on a envie de vivre, inconsciemment. Alors on fait des erreurs dans notre scénario. Parfois aussi, la chance nous sourit. Bon gré, mal gré. Mme Monroe a reçu le jour d’après la visite d’un ami proche, qui avait les clés de chez elle. Il l’a trouvé nue dans sa baignoire, en pleine sieste. Mme Monroe était imposante. Suffisamment pour ne pas glisser sous l’eau dans une baignoire. Son ami, dévasté par cette découverte, a appelé les secours, qui l’ont réanimée. Ramenée à la vie.

Mme Monroe n’était pas la plus heureuse à son réveil. Encore moins dans notre service. Il faut dire qu’on lui avait donné un pyjama pour l’occasion. Le modèle spécial, avec dos nu-cul nu. Oui, le premier réflexe pour un psychiatre lorsqu’il est face à une personne qui a tenté de se donner la mort, c’est de la mettre en pyjama. Étrange. Et pourtant si utile. Parfois, limiter les moyens de pouvoir se donner la mort, couplée à la gêne sociale que procure le fait d’être en pyjama face à des inconnus, empêche un nouveau passage à l’acte. Même si ça n’empêche cependant pas certains de se retrouver culs nus à courir dans la rue après s’être échappés des urgences. En réalité, retirer tous les moyens les plus fréquents de se donner la mort dans notre environnement limitent drastiquement le nombre de tentatives de suicides. L’humain est fainéant de nature. Plus on lui rend la vie facile, et plus il agira. Donc moins il sera facile de trouver de quoi se donner la mort, et plus on gagnera du temps pour se protéger.

Mme Monroe m’a dit qu’elle se sentait blessée. Elle m’expliquait avoir vécue comme un manque de respect le fait d’être encore en vie du fait de l’intervention des réanimateurs. On n’aurait pas dû la ramener à la vie. Elle avait fait elle-même son choix, et par principe nous vivons dans une société où nous sommes libres de choisir ce qu’on veut ou non. Beaucoup de personnes dans cette situation nous disent ça. Et dans un sens, c’est vrai. On a souvent le droit de choisir dans notre société. Mais dans des conditions bien spécifiques. Le choix « libre et éclairé », qui se fait lorsqu’on a été suffisamment bien informé, est aussi régi par l’absence d’altération du jugement. En gros, il faut qu’on soit en pleine possession de ses moyens. C’est ce qui fait qu’une personne qui tape une autre personne, alors qu’il est en plein délire, n’est pas mis en prison mais plutôt orienté vers un dispositif de soins. Il a fait un choix qu’il peut regretter plus tard, parce qu’il ne contrôlait plus grand chose, que son libre arbitre avait disparu. Alors je lui ai rappelé ça. Que 60% des personnes suicidées souffrent d’une dépression avant de se donner la mort, et que 30% agissent sous emprise d’un délire aigu. Que le regret du geste arrive parfois plusieurs mois après la tentative, mais qu’il arrive toujours. Que de façon surprenante, seules 1/3 des personnes préviennent leur entourage de leur intention de se donner la mort. Qu’on pourrait d’ailleurs croire que parler de la volonté de suicide avec celui qui souffre ne ferait que lui donner de mauvaises idées, alors qu’en réalité, en parler avec la personne qui souffre, en l’écoutant sans jugement, réduit considérablement la mortalité par suicide. Que l’on soit professionnel de santé mentale ou non. Il suffit de savoir écouter. D’oser poser la question. Et d’aider à orienter.

Son histoire m’a évidemment touché. Elle est allée jusqu’à me dire qu’elle voulait vivre sa dernière épopée avec ce suicide. Très littéraire, comme façon de voir la vie. Ou plutôt la mort. Seulement là, c’est la colère qui m’a envahi. Parce qu’il n’y a rien de romantique dans la mort. Seuls quelques écrivains, qui se sont trouvés très déprimés dans leur parcours de vie, l’ont décrite comme un don de soi, tentant de mettre un sens glorieux à un geste qui ne reflète que le désespoir et le sentiment d’impasse. Je me devais de le lui dire. Pourtant, j’aime plus que tout mettre la vie en histoire. Conter une anecdote comme une grande épopée héroïque. Mais dans la tentative de suicide, il n’y a jamais rien d’héroïque. Mettre fin à sa vie, c’est ne pas laisser son histoire évoluer, c’est ne plus donner l’opportunité de raconter son histoire de vie, préférer contrôler sa mort plutôt que de se laisser porter un temps par sa vie. Parfois le manque de contrôle sur sa propre vie peut nous faire paniquer. Et pourtant, parler de son désespoir autour de soi suffit la plupart du temps à reprendre ce contrôle.

Vous l’aurez compris, quand je reçois Mme Monroe parce qu’elle a tenté de se tuer, je suis surpris, mais aussi en colère. J’ai peur aussi. Et je suis triste. Le cocktail Molotov émotionnel. Pour n’importe quel humain. Et pourtant, même si toutes ces émotions m’arrivent en même temps, je me dis qu’elles vont toutes me servir.

La surprise d’abord, qui permet d’apprendre. Apprendre qu’il existe toujours une solution, pour chaque humain, qu’une sensation d’impasse n’est qu’une sensation temporaire. Un obstacle artificiel créé par le désespoir.

La colère ensuite, qui permet d’avoir l’énergie d’aider l’autre, pour réfléchir avec lui ou elle sur les solutions qui existent, face à une situation que nous ne voyons pas comme une impasse, alors même que la personne voit son destin figé par le désespoir.

La peur aussi, qui permet d’identifier le danger, le risque qu’une personne s’isole ou perde la vie. Cette peur qui, associée à la colère et la surprise, permet d’agir pour protéger l’autre. Il arrive aussi qu’elle nous fige. On se retrouve figé par sa propre peur de mourir, de façon paradoxale.

La tristesse, enfin, qui permet de faire le bilan. De voir que l’isolement social, le fonctionnement actuel de notre société, peut parfois mener au suicide collectif. Triste de voir que l’on définit « malades » celles et ceux qui n’ont plus, pour un temps, les ressources nécessaires pour vivre dans une société parfois malade elle-même.

Alors on se demande parfois qui, dans une société malade, doit être considéré comme malade. La personne qui estime, même inconsciemment, que la violence et l’exclusion sociale sont la norme, ou la personne qui souffre de cela et crie à l’aide pour réveiller les consciences solidaires ?

Ce qui est sûr, c’est que la mort, comme la tentative de mort, éteint l’espoir et perpétue la violence, en l’enracinant dans la souffrance de nos proches à tout jamais. Alors il vaut peut-être mieux tenter de s’aider à vivre ensemble plutôt que de se laisser mourir tout seul. Parce que la joie est aussi une émotion utile.

Le Piège Déprimant D’une Grossesse Rêvée


A lire en écoutant : Via Con Me – Paolo Conte

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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une maman a préféré ne pas être mère. Une histoire de guerre, face à un instinct maternel pas si instinctuel que ça.

Maman Glaçon est venue en consultation par elle-même. Elle s’est présentée comme une jeune femme qui paraissait épanouie, le visage doux, les cheveux fins, torsadés dans un chignon qui ne demandait qu’à se dénouer. Le pas hésitant, elle s’est avancée dans mon bureau en poussant une poussette, comme on avance un caddie. Elle contenait cependant bien un enfant. Juste derrière suivait son compagnon, un trentenaire en costume de travail, fraîchement sorti de son bureau de consultant. Les deux se sont assis en même temps. On a pris le temps de placer la poussette-caddie bien entre les deux.

Je n’étais pas seul face à cette famille. Il est toujours important de pouvoir garder un équilibre dans ce genre de situation. Trois face à deux, c’est déjà mieux. Une collègue infirmière m’épaulait donc aujourd’hui. Une manière implicite de s’assurer que la parole circulerait de façon équilibrée pendant l’entretien.

Le contact a été hésitant. Comme si chacun de nous ne savait pas trop par où commencer. Comprendre la situation d’une personne est une chose. Prendre en considération les souffrances de trois personnes en même temps, dont une qui ne parle pas, c’en est une autre. Alors ça ne me rendait pas très à l’aise. Je savais d’emblée qu’il me faudrait plusieurs entretiens pour avoir suffisamment d’éléments pour proposer une prise en charge adaptée. Je leur ai dit. Même si je me doutais que cette nouvelle n’allait pas les réjouir. On préfère toujours ressortir d’une consultation avec des solutions toutes faites. Mais la souffrance psychique est complexe, tissée de multiples facteurs à prendre en considération. Alors la pensée simpliste du seul médicament tout puissant face à la maladie est peu satisfaisante. Elle est nécessaire, mais rarement suffisante.

Maman Glaçon tenta alors de m’expliquer ce qu’elle vivait, pourquoi elle venait là. Elle déroula une série de faits décousus, partant d’une tristesse ressentie quelques jours après l’accouchement, qui avait duré, duré, duré. Trop pour continuer à s’occuper du quotidien. Et puis vint la colère. Une colère contre l’équipe de soins qui l’avait aidée à accoucher. C’était long. Elle n’avait pas prévu ça. Et de toute façon, les sages-femmes couraient dans tous les sens. Elles ne se sont pas occupées d’elle à 100%. Elle ne s’était pas sentie écoutée. Elle aurait attendu une heure pour avoir une péridurale, pour lui soulager les douleurs. Et le comble, c’est qu’au moment où le bébé voulait sortir, on lui aurait demandé de se retenir. Comme si elle était aux toilettes. Aurait-on pris son bébé pour de la merde? D’une interprétation à une vérité, il n’y a parfois qu’un pas. Et puis il y avait l’histoire de sa mère. De sa vie. Quelques années avant sa naissance, sa mère avait eu une fausse couche. Un faux départ, ou une fausse arrivée. Un truc fréquent, certes. Mais un truc traumatique, souvent. Alors Maman Glaçon s’était posée la question de sa naissance. L’avait-on voulue? Etait-elle la remplaçante? Et dans ce cas, qui était le titulaire?

Et puis elle s’était demandée quelle mère elle serait. Quelle mère elle voulait être. Elle ne voulait pas rejouer la vie de sa mère. Mais elle ne connaissait pas d’autres façons de faire. Bref, elle n’avait pas trouvé de réponse. Alors elle avait préféré arrêter d’y penser. De toute façon, elle était enceinte. Et elle l’avait bien voulue. Il n’y aurait donc aucun problème.

Mais il y en eut. La grossesse rêvée n’était pas si agréable que ça. Pourtant, Maman Glaçon avait bien fait comme on lui avait dit de faire. C’était une bonne élève-maman. L’élève-papa se préparait lui aussi. Mais ça ne suffit pas à la vie. Des surprises arrivent toujours aux moments les moins attendus. L’accouchement fut aussi différent de celui imaginé. Les espoirs d’idéal de Maman Glaçon eurent pour effet de faire venir les regrets. L’attente d’un résultat parfait avait pris le pas sur le plaisir de l’instant. Et à trop attendre d’un futur qui reste impossible à anticiper, on en vient à regretter des choix qui nous paraissaient judicieux au moment voulu. Plutôt que d’espérer vivre un moment nouveau, elle s’était attendue à vivre un moment parfait.

Le problème du regret, c’est qu’il nous fige dans un passé rêvé, un passé qui aurait pu être présent, mais qui ne sera plus. Une histoire de conjugaison, en fait. Alors le regret se mêle à la nostalgie, et crée de la tristesse.

Au début de l’entretien, Maman Glaçon m’a ennuyée. J’avais du mal à l’écouter. En plus, elle regardait rarement son enfant. Comme s’il n’existait pas. Souvent, quand je m’ennuie, c’est un bon indice pour moi. Je sais qu’en face le discours est souvent vide d’émotion. Qui n’a jamais été fasciné par le discours d’un homme politique qui exprime sa peine sincère face à la perte d’un concitoyen. L’émotion est utile pour mieux attirer l’attention sur son discours. L’émotion vibrante et transmise aide bien à captiver l’auditoire. Alors quand elle est absente, que le discours est froid, ou l’émotion fausse, on s’ennuie. Avec Maman Glaçon, rien ne se dégageait. C’était la banquise dans les tropiques. Et par dessus le marché, elle me sortit une phrase qui confirmait sa déshumanisation, sa déconnexion complète de ses émotions.

« Finalement, j’ai l’impression d’être piégée avec cette grossesse, avec cet enfant. Je ne peux plus voir mes amies comme avant, je ne suis plus aussi autonome qu’avant »

Résultat d’une grossesse peu pensée? Elle avait pourtant anticipée beaucoup d’aspects techniques. Non, pas besoin de plonger dans le jugement. Maman Glaçon n’arrivait plus à écouter son corps, elle n’écoutait plus ses émotions. Peut-être n’avait-elle jamais eu l’occasion de le faire, d’apprivoiser ses émotions, d’apprendre à vivre avec, plutôt que de lutter contre. Ce qui est sûr c’est qu’elle mettait sur la table une question digne d’un sujet de philosophie. A-t-on le droit de regretter une grossesse en tant que femme?

Et moi je suis resté scotché là. Tous ces jugements qui découlent de mes valeurs morales se sont mis à défiler à pleine vitesse. « Piégée » par son enfant? Mais c’est horrible de dire ça! Pourquoi tu parles de ta grossesse comme si tu l’avais cochée de ta liste de choses à faire, au milieu de « acheter du PQ » et « changer l’ampoule du salon »? J’étais en colère. Une couche d’émotion qui s’est rajoutée à mon malaise de départ. J’en avais bien le droit, après tout. On ne vit pas les émotions de la même manière, et on ne partage pas les mêmes valeurs.

J’avais le droit de ressentir de la colère. Mais je n’avais pas le droit d’être violent. Pourtant, l’ennui que je ressentais en l’écoutant était une forme de violence. Plus insidieuse. Le désintérêt comme rempart face à cette situation déshumanisée. Pas besoin d’attaquer. Le retrait est une défense comme une autre. Certes, personne ne m’accuserait d’avoir été violent. Mais mon désintérêt rendra probablement de moins bonne qualité les soins que je pourrai lui proposer. On le constate bien chez les médecins qui se désintéressent de certains patients ayant eu des problèmes judiciaires, des problèmes d’obésité, ou qui ne partagent pas de manière générale les mêmes valeurs qu’eux. Maman Glaçon m’a ennuyé, je n’aime pas m’ennuyer, ça m’a mis en colère, et mon attention a alors été détournée des soins. Tout ça va très vite. Et pourtant, Maman Glaçon est bien déprimée. Et ce n’est pas de sa faute.

La dépression du post-partum fait beaucoup parler. Et pour cause. Tellement de facteurs sont en jeu. La vulnérabilité génétique, les hormones, les traitements, la relation de couple, les histoires traversant les générations familiales, notre représentation de la grossesse, de la maternité, de la parentalité et de l’enfant, notre manière de faire des choix, l’importance que l’on porte au regard des autres face à nos choix, notre intelligence émotionnelle. Et on peut en lister encore d’autres. On ne compte pas là les conséquences de la dépression sur ces mêmes facteurs. C’est le tsunami émotionnel dans le tourment hormonal.

Dans cette tempête, le couple peut être emporté, malmené. La famille peut être impactée. Et parfois la société toute entière peut s’en mêler. Alors la naissance d’un enfant passe du statut d’événement rêvé à celui de situation redoutée. Et en tant que psychiatre, la bienveillance à ce sujet devrait être inébranlable.

Mais voilà. Aujourd’hui, je n’ai pas identifié consciemment certaines de mes émotions. Des émotions désagréables, qui voulaient me parler. Me dire que c’était une situation délicate. Que je n’allais pas aimer. Et ma machine de défense réflexe ne m’a pas attendu pour se mettre en marche. Peut-être que la prochaine fois je réagirai plus vite. Ou peut-être pas. On est humains, ça se passe comme ça.

De la relation à tricoter


A lire en écoutant : Sueño en Paraguay – Chancha Via Circuito

Laine Pelote

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une pelote de laine a été retrouvée dans le ventre d’une femme. Quelle étrange découverte.

Mme Tricot était une dame d’une cinquantaine d’années. Elle ne s’élevait pas au-dessus du mètre cinquante, et ne souriait pas souvent. Sa vie, c’était ses enfants. Elle les avait chéris pendant plus de vingt ans. Elle leur avait appris des tas de choses, elle avait joué avec eux. Elle avait aussi rangé, nettoyé, cuisiné. Elle s’était épuisée à la tâche. Avec l’amour, on ne compte pas, à ce qu’il paraît. Cela lui avait tout de même valu quelques angoisses. Du moins, c’est comme ça qu’elle me l’a annoncé.

Je l’ai vue en consultation, quelques temps après son opération. Du temps était passé depuis ces quelques angoisses. Elles n’étaient quasiment pas perceptibles pour Mme Tricot au départ. Une petite accélération du rythme du cœur, un sentiment de malaise qui s’évanouissait en quelques secondes. Puis, l’angoisse a grandi. Les petits événements du quotidien, qui chamboulent l’emploi du temps de tout un chacun, avaient pris chez Mme Tricot une ampleur beaucoup plus importante. Son fils ne voulait pas mettre ses chaussures? Elle allait forcément arriver en retard à son rendez-vous, elle ne pouvait pas se le permettre. On se moquerait d’elle, on ne croirait pas son excuse. Mieux valait ne pas y aller, plutôt que de devoir affronter le regard malveillant des autres. Une tasse de café se renversait? Il fallait tout nettoyer, pas une tâche ne devait rester. Le risque était trop grand pour elle. Quelle risque? Elle ne le savait pas. Mais ce n’était pas ça l’important.

L’angoisse a continué de monter. Jusqu’à devenir quotidienne. Au point où elle ne pouvait plus sortir. Elle restait chez elle, figée par l’angoisse. Ses fils lui rendaient visite de temps en temps quand même. Mais les entendre parler de leur vie, des petits soucis du quotidien, ça l’inquiétait encore plus. Pas une simple inquiétude de maman. Non. Une inquiétude telle que Mme Tricot en était rendue à mordiller ses pulls. Comme une enfant qui dévore son doudou. Son corps se rappelait. Étant enfant, il est vrai que les moments d’angoisses étaient facilement contenus avec le bout de tissu qui lui servait de doudou. Très vite, elle associa à nouveau ce mordillement de tissu à la sensation d’apaisement que cela avait pu lui procurer.

Elle restait donc assise toute la journée à ronger ses angoisses dans ses pulls en laine. Le problème avec la laine, c’est que ça s’effiloche. Avec le temps, tous ces petits bouts de laine se sont accumulés. Oui, le corps humain ne digère pas la laine. Et notre tube digestif, fait de milliers de petits plis, est parfait pour accumuler cette laine en pelote. Mélangé au reste des aliments, Mme Tricot s’est finalement bouchée les intestins.

Vomissements, maux de ventre, urgences de l’hôpital, chirurgie. Et voilà, Mme Tricot était sauvée. De peu. La pelote faisait 8cm de diamètre.

Mme Tricot devait trouver une autre façon de soulager ses angoisses. Et c’est ce que nous allons réfléchir ensemble.

« Vous savez Mme Tricot, la laine n’est pas la solution à tout. »

C’est ce que je lui ai dit. J’ai failli éclater en fou rire en lui disant cette phrase sans aucun sens. Curieuse rhétorique pour curieuse situation. Finalement, mon fou rire intérieur est sorti par un simple sourire en coin. Un rire contenu. Mme Tricot n’a peut-être pas vu mon sourire. Ou alors elle l’a vu et a pensé que c’était un sourire de compassion. Je ne sais pas. Elle non plus.

J’ai eu un peu honte de rire au départ. Ça arrive de temps en temps. J’ai cru que je me moquais de ma patiente. En fait, je pense que je me moquais surtout de cette situation. Mais j’ai préféré lui cacher. Je me suis dit qu’en riant, elle me verrait autrement. Que je l’empêcherais d’imaginer ce qu’elle souhaitait de moi. En bon ou en mauvais. Que je l’influencerais un peu trop. Et que ça pourrait changer ma façon de l’accompagner en thérapie. Peut-être ai-je un peu trop anticipé sa réaction.

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a quelque chose d’asymétrique dans la relation qu’on a avec nos patients. On ne peut pas vraiment agir comme avec nos amis. On ne peut pas tout confier de nous à nos patients, comme eux le font. Ils nous le demandent parfois. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’y répondre. Le risque serait pour eux trop grand. Ils ne pourraient trouver ce qu’ils viennent chercher. Un dévouement complet et une écoute entière de ce qui se joue dans leur vie. Et ceci inconditionnellement de ce qui peut se jouer dans la nôtre. Alors il vaut mieux laisser nos patients imaginer ce qu’ils souhaitent.

On ne correspond peut-être pas à ce que nos patients pensent de nous. Mais l’important n’est pas là. A nous de prendre part à cette rencontre, avec notre patient, pour créer une relation qu’ils viennent chercher.

Les angoisses de Mme Tricot m’ont fait penser à beaucoup de choses aujourd’hui. Elle ne le saura peut-être jamais. J’aimerais lui dire plein de choses. J’aimerais qu’elle sache que je ne lui dirai pas tout de moi, mais que c’est seulement pour mieux l’aider.

Peut-être que je lui confierai au moins ça. Je garde quelques précautions pour l’instant. C’est plus rassurant.

La collection de Mamie


À lire en écoutant : Underground – Mariama

hoarding collection people

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une femme a failli être tuée par des magazines. C’est vrai que parfois, la Presse peut tuer. Mais là, je parle de magazines. Un amas de magazines. Une collection entière étalée sur dix ans.

C’est elle qui a appelé les pompiers. La fatigue se faisait trop forte. Elle ne pouvait plus s’occuper d’elle comme avant. Alors les pompiers sont venus la chercher. Mais la porte était impossible à ouvrir. Alors ils sont passés par la fenêtre. Et ils ont plongé. Ils ont plongé dans le monde de Mamie Paparazzi, la reine de la presse People. Ils ont marché sur une mer de magazines. Étalés sur toute la surface du sol, ils s’étaient accumulés sur trois mètres de hauteur. L’odeur marquante permettait de retracer dix ans d’un parcours chaotique teinté d’un profond isolement. L’accès à la salle de bain était devenu impossible. La cuisine ressemblait à présent à une décharge de papiers. Et Mamie Paparazzi se fondait dans le paysage. Les cheveux ébouriffés, légèrement édentée, la peau sur les os, elle paraissait à la fois horrifiée et gênée. Elle n’avait pas l’habitude de recevoir des invités en robe de chambre. En fait, elle n’avait pas l’habitude d’inviter qui que ce soit.

Alors on l’a hospitalisée. Pour faire le point, pour la sortir de ce cercle vicieux. Pour lui redonner des forces. En arrivant, Mamie Paparazzi ressemblait plutôt à Tonton le Cro-magnon. Elle ne sentait pas la rose, et n’avait pas mis de laque sur ses cheveux depuis longtemps. Elle était toute gentille, Mamie Paparazzi. Elle répétait sans cesse qu’elle n’avait pas besoin d’aide. Qu’elle ne méritait pas qu’on s’occupe d’elle. Un peu comme certaines personnes âgées qui disent à leur famille « je ne sers plus à grand chose maintenant, c’est pas la peine que vous veniez me voir » ou encore « ne perdez pas votre temps, vous avez mieux à faire ». Certains appellent ça la vieillesse. Nous on appelle ça la dépression du sujet âgé. On pense souvent que c’est normal de dire ça, à leur âge. Mais quand on voit une personne du même âge qui continue à faire sa vie, qui continue à discuter avec des gens, qui croque la vie comme jamais, alors on se dit que non, ce n’est pas normal.

Mamie Paparazzi m’a raconté qu’elle aimait beaucoup lire la Presse People. Elle y passait ses journées. Après avoir fini d’écumer tous les articles à sensation, elle déposait sa lecture soigneusement sur une pile déjà bien fournie. Et quand elle n’avait plus de magazines à lire, elle prenait les publicités qui remplissaient sa boîte aux lettres. Elle faisait des découpages avec. Sans trop savoir pourquoi.

Et puis la vie allant, il semblerait que tous ces papiers se soient amassés. Au point où Mamie Paparazzi n’y voit plus l’encombrement. La normalité était dans l’accumulation. Elle en était arrivée à un stade où elle ne pouvait même plus accéder à son lit. C’était embêtant. Elle se l’était bien dit. Au début, elle n’y prêtait pas trop attention. Et puis les quelques tas s’étaient transformés en petites collines. Les collines, on peut facilement les surmonter. Alors ça ne l’inquiétait toujours pas. Seulement après tant d’années, elle se retrouvait face à une montagne. Une montagne de magazines à gravir seule. L’effort qui lui était nécessaire pour tout nettoyer paraissait alors trop important en rapport au bénéfice qu’elle pouvait en retirer. La fatigue se faisait sentir. Elle n’avait jamais été une grande grimpeuse, de toute façon. Alors elle s’était mise à dormir sur ses magazines, par dépit. Et elle s’était plongée dans ses préoccupations, dans le gouffre de ses angoisses. Elle se sentait coupable de se retrouver dans cette situation. Et la honte la poussait encore plus à s’isoler. Pourvu que personne ne voit ça. Pourvu que personne ne la voit dans un tel état. Elle se le répétait en boucle.

Évaluer la situation de Mamie Paparazzi n’a pas été facile. Il y avait beaucoup de choses auxquelles il fallait penser. J’ai dû prendre beaucoup de temps. C’était un peu rebutant. Les odeurs diffusaient, l’incontinence s’écoulait, sa surdité faisait répéter. Et puis son dentier, il fallait le ramasser. Mais ce n’est pas la première fois que je vois des patients dans ce genre de conditions. Et dans ces cas-là, j’essaie de penser à ma grand-mère. Ça m’aide un peu à passer outre ce qui pue, ce qui dégoûte, ce que je ne veux pas voir. Ça m’aide à agir comme j’aurais aimé qu’un collègue agisse pour ma grand-mère. Bon, en réalité, j’ai surtout fait comme j’ai pu.

Ce n’est jamais facile de se mettre à la place d’une personne âgée. Imaginer le monde qui tourne plus lentement, moins bien entendre, moins bien voir, être plus dépendant de l’autre. Quand on est jeune, on sous-estime facilement l’impact de tout ça pour la personne. Voire on le néglige. Comme si ce n’était pas si important que ça. Comme si une personne âgée n’était finalement plus si utile que ça à la société. Il faut dire que sur le marché de la vieillesse, il y a plus de candidats que de métiers à disposition dans notre société. Alors oui, on aurait pu se dire qu’elle n’était plus très utile pour le monde, dans son état. Et la dépression n’arrangeait pas les choses.

Pourtant, dans son grand désarroi, elle a aimablement pris le temps de m’apprendre les noms des nombreux enfants d’Angelina Jolie et de me détailler l’actualité de la famille royale anglaise. Parce qu’elle en connaissait un rayon sur les stars. Et j’avais bien besoin d’une mise à jour sur le sujet.

Alors peut-être serait-il intéressant de considérer que ces êtres humains, même ridés, ont quand même beaucoup à nous transmettre. Peut-être plus qu’un simple bonbon à la violette à chaque Noël.

Le paradoxe de Barbie


A lire en écoutant : Timing – Kevin Johansen

Barbie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une dame d’une cinquantaine d’années nous est arrivée tout droit de chez elle. Au départ, je l’ai juste croisée furtivement dans le couloir, sur son lit à roulettes. Le lino du couloir crissait au rythme des tours de roues. Deux pompiers l’accompagnaient.

J’ai eu un moment d’arrêt. La plupart des patients débarquent gentiment allongés sur leur brancard. Elle, en revanche, avait semble-t-il gardé la position dans laquelle on l’avait récupérée. Une statue vivante. Avec les bras en avant, figés. Comme si elle avait voulu prendre un grand bol. Les yeux écarquillés, comme si on l’avait éblouie avec des phares. Ça m’a fait penser à ces films fantastiques où un super-méchant est capable de figer le temps et les gens, et qu’il en fait ce qu’il veut. Là, cette dame s’était faite en statue de cire. Le temps s’était figé. Et on l’avait embarquée comme tel.

Le temps de faire un peu (trop) de paperasse administrative, je m’en vais la rencontrer pour comprendre la situation. Toc toc. Pas de réponse. Je rentre. « Bonjour ». Pas de réponse. Je lui tends ma main. Je me prends un vent. Je retire ma main. Elle regarde le plafond. Je regarde ce qu’elle regarde. Pas de réaction. Souvent, quand les gens font des trucs bizarres et qu’on les imite, ils réagissent. La plupart du temps ça fait rire. Mais là, ma patiente ne veut pas rire. On dirait une Barbie dans sa boîte. À part qu’elle n’est pas blonde. Qu’elle n’a pas vingt ans. Et qu’elle ne porte pas de slip en plastique.

En fait, on dirait qu’on est venu la récupérer en pleine répétition de Break Dance. Les bras pliés à 90 degrés, le regard figé, la bouche tremblante. Et le silence. Total. Je demande à Barbie Break Dance si ça ne lui fait pas mal de rester dans cette position. Mais pas de réponse. L’entretien va être difficile.

Comme la parole n’est plus de la partie, je ressors mes vieux outils de médecin pour lui faire un examen physique, histoire d’avoir quelques trucs à noter dans le dossier avant de voir sa fille. Rigidité totale. Impossible de lui bouger un membre. Bon, ok, je fais pas du body-building. Mais bon, une petite Barbie d’1m50 et 50 kgs à tout péter sur la balance, ça devrait pas avoir cette force-là. Elle paraît figée de peur. Son visage est crispé. Ses muscles tendus. En mode danger, comme si elle était en face d’un lion et qu’il ne fallait pas qu’il la voie. Ça me rappelle un documentaire animalier que j’ai vu il y a quelques temps (oui, ma vie est trépidante), où un vétérinaire s’amusait à faire peur à une petite chèvre. Prise par surprise, elle essayait de s’échapper en courant et se retrouvait figée en l’air, et retombait lourdement au sol, paralysée. Ça m’a fait beaucoup rire. Mais bizarrement, chez Barbie Break Dance, ça me fait moins rire.

Sa fille me révélera la partie immergée de l’iceberg. Barbie Break Dance s’appelait en fait Barbie Déprime. Un modèle pas encore sorti. Pas cette déprime qu’on entend souvent autour de nous. Elle n’était pas « en déprime ». Elle vivait ce qu’on appelle un épisode dépressif caractérisé. Sévère. De la tristesse, certes. De la colère, peut-être. De la peur, sûrement. Des émotions si fortes qu’elles ont envahi le corps et l’esprit de Barbie Déprime. Après tout, une émotion, avant d’être pensée, est vécue physiquement. Lorsqu’on est heureux, la chaleur nous enlasse entièrement et tendrement. Lorsqu’on est triste, le corps se serre. Il se tend. Il se refroidit. Et se ralentit. Quand la peur s’y mèle, une tension interne peut apparaître, avec le cœur qui bat fort, de l’énergie pour fuir la menace. Ça en fait, des sensations.

L’avantage de toutes ces émotions, c’est qu’elles permettent à Barbie de s’adapter à tout ce qui se passe autour d’elle. Ken lui fait un reproche? Colère. Ken a oublié son anniversaire? Tristesse. Ken l’a larguée? Non. N’allons pas trop loin quand même. En tout cas, comme un radiateur va s’éteindre s’il fait trop chaud, Barbie Déprime va ralentir. Se figer. Finalement, son thermostat émotionnel a pété. Et rien ne va plus. Les émotions sont libérées de tout. Plus aucun contrôle conscient. Alors que toute sa vie, on lui avait dit qu’une bonne Barbie ne se mettait jamais en colère, elle crie subitement. Alors que maman Barbie lui avait répété d’être une Barbie forte, qui n’a pas peur, la voilà figée, stuporeuse face à l’inconnu.

À croire qu’une émotion n’a peut-être pas besoin d’être gérée. À croire qu’une émotion ne demande pas à être jugée. Un radiateur ne juge pas son thermostat, il l’écoute. Mais non, l’humain ne peut pas se réduire à un radiateur. Peut-être. Je dois cependant admettre que mon quotidien de psychiatre m’a fait revoir drastiquement ce postulat.

Barbie Déprime vit une des formes les plus graves de dépression. Le genre de déprime qui empêche tout fonctionnement. Plus d’alimentation. Ou alors ça file du mauvais côté, direct dans les poumons. Plus aucune autonomie. Plus aucun mouvement spontané. Une Barbie, en somme. Les quelques mots qu’elle reste capable d’exprimer se résument à « peur » et « stressée ». En boucle.

Alors il va falloir l’aider. Comme un enfant prendrait soin de sa poupée, nous allons nous occuper de Barbie Déprime. Et de Ken aussi. Et de la fille de Ken et Barbie. Parce que la catatonie, ça peut fait peur quand on n’en a jamais vu. Et encore plus quand ça touche nos proches. Ken était désemparé. Barbie avait toujours été souriante. Pleine de vie. Et maintenant si figée. Emprisonnée dans son propre corps. Sa fille était effondrée. Épuisée. Envahie de tristesse, de frustration, de colère et d’incompréhension. Dans cette tornade d’émotions, le plus marquant était de constater leur force de vie malgré tout. Avec un espoir sans faille en toile de fond. L’espoir de retrouver Barbie Sourire.

Toute une batterie d’examens avait déjà été réalisée. On en est maintenant sûr, la dépression sévère doit être traitée en urgence. Sinon Barbie Déprime va mourir. Déjà de nombreux traitements ont tenté de l’extraire de sa torpeur. Rien n’a marché.

On lui programme des séances d’électroconvulsivothérapie. Oui, vous avez bien lu. Des électrochocs. Je sais, je sais. « Vol au-dessus d’un nid de coucou », tout ça tout ça. On l’entend souvent, cette rengaine.

« C’est une pratique moyenâgeuse ».

On n’en est plus là. La technique s’est affinée. L’anesthésie est née. Et cela reste le traitement de référence le plus efficace et le mieux toléré dans la dépression. Je parle des dépressions aussi sévères, évidemment. Face à une personne qui va mourir de sa dépression, on ne peut se contenter de faire de la médecine alternative. Ce n’est pas de l’homéopathie qui la sauvera, c’est sûr. Pas dans son état. Ce n’est pas l’écoute bienveillante qui la transformera. Elle n’entend plus. Elle a perdu une certaine forme de conscience de soi. Elle est coinçée dans son corps. Alors il faut essayer d’initier un changement. Même infime. Pour casser le cercle vicieux. Voilà ce que j’ai dit à Ken et sa fille.

Pratiquer l’électroconvulsivothérapie n’a rien d’agréable. On a beau dire que tout cela a évolué, les clichés ont la vie dure. On le fait. Le cœur pincé. En gardant en tête toutes ces études qui montrent son efficacité. Et on appuie sur le bouton. En espérant que ça reparte.

On n’aime pas trop quand on nous propose une Barbie Déprime. On préférerait que ce modèle n’ait jamais été inventé. Mais il existe bien. Et on la préfère dans les rayons plutôt qu’à la poubelle.