A la Guerre Comme à la Guerre


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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Des humains se sont impactés, enragés, pour mieux se rencontrer.

Mr Rage avait tout juste l’âge d’avoir eu le temps de vivre l’exceptionnel. La carrière de soldat fait souvent ça. Ce fut une carrière courte, mais suffisante pour avoir quelques anecdotes à sortir en soirée. Ou devant un psy. Il expérimenta suffisamment de temps de vie pour avoir un petit garçon. Suffisamment pour se faire larguer. Et se retrouver seul face à ses anecdotes. Pour se les prendre en pleine gueule. Un coup de fouet de la force d’un ouragan. De quoi tout raser chez lui, de son humanité à sa mobilité, jusqu’à son intime sensibilité. Alors il ne restait plus qu’un type bedonnant, renvoyant par sa longue chevelure blonde des reflets ternes. Des reflets venant signer une déchéance macabre, portée par un fauteuil roulant souillé de rouille.

« Vous êtes en retard de 30 minutes. » C’est comme cela qu’il engagea notre rencontre.

En consultation. Ma collègue neurologue me l’adressait, désemparée. « Je ne comprends rien à ce qu’il dit ! Je crois qu’il délire, il me raconte des trucs de sa vie qui ne me paraissent pas possible. Et puis sa paralysie des jambes là, il n’a rien. Pas de lésions. Il devrait pouvoir marcher normalement ! C’est pour toi du coup. »

C’était une après-midi de consultation chargée. Riche en surprises. Juste avant lui, une maman âgée de la cinquantaine venait de me confier avoir vécue une agression dans sa chair la plus intime, 40 ans plus tôt. Elle n’avait jamais osé en parler avant. Trop d’enjeux, comme souvent. Et à peine sorti de cette séance, encore plein d’émotions multiples et intenses, ce Mur Humain chargé de rage m’accueillait, à 30 centimètres de ma porte. Un type dans la rue m’aurait accosté comme ça, j’aurais sûrement rétorqué. Ou ri. Mais là, je me suis excusé. Parce qu’il venait de débuter une relation, et me demandait finalement d’y rester.

« Vous avez vu juste, je suis en retard. Alors installez-vous pour arrêter cette attente insupportable et rentrer dans le vif du sujet qui vous amène » dis-je en souriant.

« J’aime pas les gens en r’tard, j’vous l’dis direct. Ça commence mal pour vous. » Mon sang ne fit alors qu’un tour.

« Ça nous fait un point en commun. Je n’aime pas être en retard non plus. Tout comme je n’aime pas apprendre de mes patients qu’ils se sont fait agressés étant enfant. Mais pourtant je me dois de les écouter. Alors je ne me vois pas leur couper la parole dans ce cas. Et j’accepte d’être en retard quand il le faut. »

Il y eut un silence de quelques secondes. Puis je repris :

« Vous êtes en colère, et vous devez avoir de nombreuses raisons de l’être. Vous m’en avez fait part, et je vous en remercie. Comme vous avez dû le voir, je suis moi-même en colère pour mes raisons propres. Essayons alors de faire tous les deux avec, et de comprendre surtout ce qui vous amène. »

Pfou. J’ai bien cru que j’allais le perdre là. Et moi avec. Cette improvisation de joute verbale ne devait pas durer plus longtemps. Je suis trop conscient que ces situations sont les plus difficiles pour moi, et que l’enjeu de préserver l’infime espace de relation avec Mr Rage est plus important que ça.

Il passera le reste de la consultation à lancer des confrontations. Je me dis qu’il me teste. Qu’il visite ce qui sera peut-être bientôt son espace d’écoute à lui. Il passe quand même beaucoup de temps à en inspecter les limites. Vraiment longtemps. Mais j’essaie de tenir bon. Après tout, on ne vérifie qu’un bunker soit solide que si l’on a peur qu’une bombe y explose. Alors je tiens.

Il arrivera finalement à pleurer face à moi. Se rendre vulnérable comme il peut face à un inconnu, pour me confier à demi-mots qu’on l’a forcé à commettre des atrocités, qu’en bon soldat qu’il voulait être, il a dû effacer certaines de ses valeurs humanistes. Jusqu’à en perdre son humanité. Jusqu’à subir des tortures que seuls des monstres de guerre peuvent infliger. Qu’il a pu vivre avec ça plus de dix ans. Et qu’à présent il n’est plus maître ni de son corps ni de son esprit. Réalité ou construction délirante, le temps du jugement n’était pas venu, et pas au centre du débat.

Pour l’instant, on va passer du temps ensemble. D’abord pour lui rappeler qu’il est humain. Puis pour lui expliquer qu’il va pouvoir récupérer son corps, et son esprit avec. On va le rassurer. Lui dire que ce n’est pas lui qui est anormal, mais plutôt ce qu’il a vécu. Lui raconter que l’on ne peut pas vivre l’exceptionnel sans le devenir un peu. On va essayer de vivre des émotions. Je lui dirai que je continuerai à le voir malgré ses colères et ses violences. Je lui rappelerai mes limites quand il le faudra, parce qu’il peut de nouveau avoir confiance. Et pour le reste on verra.

J’ai l’impression qu’il n’y a rien de pire pour un soignant que d’être soumis à la violence de ses patients. Ou peut-être que c’est plus personnel que ça. C’est dur à encaisser, en tout cas. Et j’ai du boulot. Mais heureusement, même sous les bombardements bruyants de la violence, garder en vue l’objectif, celui d’avoir une relation de confiance, ça permet d’espérer. Et de ne rien lâcher.

Mr Rage est parti en colère, encore, mais soulagé. Alors il a essayé de me le dire à sa façon. En me serrant la main. Fort. Très fort. En me fixant des yeux. Et en me tirant d’un coup sec vers lui. Pour me laisser entendre un chuchotement. « On se reverra. Bien joué. »

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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Des parcours de vie se sont croisés. Toute la journée. Chaque vie plus exceptionnelle que l’autre. Avec son lot de surprises, bonnes ou mauvaises.

Mr Esbrouffe d’abord. Un type imposant, au charisme bombé par les nombreux projets ambitieux qu’il a menés au cours de sa vie. Il se décrivait comme le pilier de son entreprise, le pilier de sa famille. Un homme qui aimait porter les gens. Une vie à cent à l’heure, avec ses excès, jusqu’à mettre sa santé et son corps de côté. Jusqu’au jour où son corps s’est littéralement retourné contre lui. Une maladie auto-immune. Son corps en a eu assez peut-être. Sa génétique ne devait peut-être pas l’aider. Son système de défense immunitaire s’est retourné contre lui, jusqu’à lui attaquer le cerveau. Fulgurant. Mr Esbrouffe a alors vu ses émotions s’intensifier. Dépression. Manie. Tout y est passé. Il a perdu le contrôle de son comportement. Adultère, dépenses folles dans les casinos, isolement social. Sa famille s’est déchirée. Il a arrêté de travailler depuis deux ans. Il ne se reconnaît plus. Il s’est retrouvé seul. Parce que les gens bizarres, on les évite. Sans vouloir comprendre. Sans se poser de questions. Alors je le reçois, pour dépoussiérer tout ça. Pour l’aider à restaurer ce qui peut l’être. Peut-être même retrouver cette humanité qui le définissait si bien. Et pour le reste on verra.

Il y eut ensuite Mme Bijou. C’était une employée modèle. La quarantaine bien tassée, elle tenait un petit magasin qui tournait bien. Elle servait les gens avec passion et générosité. Et puis la convoitise a mené un homme à braquer sa boutique. Des coups de feux, beaucoup. Des menaces de mort. Toute la vie de Mme Bijou a défilé devant ses yeux. Puis il est reparti avec le butin. En trois minutes.

Si seulement ça n’avait pu arriver qu’une seule fois… Non. Mme Bijou a subi sept braquages en six mois. Sa direction n’a rien voulu changer. Mme Bijou a eu l’impression de ne pas être entendue. Elle vit depuis lors avec la peur au ventre. Elle sursaute dès qu’elle voit un homme. Elle fait des cauchemars. Elle n’arrive plus à aller sur son lieu de travail. Elle n’arrive plus à réfléchir. Elle ne retrouve plus son sourire d’antan. Son corps et son cerveau n’arrivent pas à sortir du mode survie. Mme Bijou vit tel un gibier qu’on aurait attaché dans une cage remplie de prédateurs. Et tous ses proches et collègues de travail agissent comme s’ils venaient voir ce spectacle au zoo.

« C’est son problème, après tout. Elle n’a qu’à s’en sortir toute seule »

Alors je la reçois, pour dépoussiérer tout ça. Pour l’aider à restaurer ce qui peut l’être. Peut-être même retrouver cette humanité qui la définissait si bien. Et pour le reste on verra.

Je vis aussi Mr Fixe. Il me dit avoir arrêté de prendre ses traitements. Il souffre de bipolarité. Mais des fois, il en souffre moins. Voire pas du tout. Au début de sa vie, il oscillait de dépressions en manies, rajoutant à chaque période un fardeau supplémentaire à sa vie. Un accident de la route avec un peu trop d’alcool dans le sang, après un excès de vitesse, qui lui coutera un bras.

« J’avais l’impression que j’allais pouvoir m’envoler avec la voiture! J’étais invulnérable! »

Une tentative de suicide avec les médicaments qui trainaient chez lui. Coma. Ça lui coutera une partie de son cerveau. Et puis depuis quelques mois, il a décidé d’arrêter le traitement qui lui avait permis de ne plus avoir ces crises. Il avait pourtant pu rencontrer une femme qu’il aimait, construire une famille. Il avait même pu reprendre un travail. Il passait ses journées à aider les gens. A les aimer. C’était un type concerné par l’autre. Une belle personne. Mais le ras-le-bol a pris le dessus. Il est à présent dans une phase dépressive si sévère qu’il ne bouge plus. Catatonique. Figé par l’afflux d’émotions qui envahit son cerveau et son corps tout entier. Comme si on l’avait pris en photo et qu’il n’avait plus voulu bouger de sa pose depuis. Sa femme l’a quitté, c’en était trop. Ses enfants ne veulent plus le voir. Il n’a plus de travail. Il ne peut plus vivre seul chez lui. Son psychiatre veut l’hospitaliser. Alors je le reçois, pour dépoussiérer tout ça. Pour l’aider à restaurer ce qui peut l’être. Peut-être même retrouver cette humanité qui le définissait si bien. Et pour le reste on verra.

La journée a défilé à cent à l’heure. Ça n’a pas arrêté. Toutes ces personnes qui ont un temps brillé par leurs qualités, et qui par la force des choses se voient mises de côté. Consultation après consultation, j’étais de plus en plus troublé par ces histoires, triste de voir tant de personnes isolées, écartées de la société. Triste de voir que le monde du travail reste si peu éduqué à accompagner et prendre soin de son personnel en souffrance mentale.

Alors pour me remonter le moral, je suis allé lire les nouvelles sur mon téléphone. Comme si les informations pouvaient avoir ce pouvoir. Parfois, je suis assez naïf. Même un peu con. Et en effet, tout ce que j’ai lu, c’est qu’un infirmier s’était à nouveau suicidé.

Je me suis dit que personne n’aura pu l’aider à restaurer en lui ce qui pouvait l’être. Pourtant, c’est beau, un humain qui en aide un autre. Mais peut-être que personne ne l’a vu. Peut-être qu’il n’a jamais osé parler de sa souffrance. Peut-être que paradoxalement, le monde du soin n’est pas fait pour ceux qui souffrent. Comme s’il était impensable qu’un soignant puisse souffrir.

C’est vrai qu’on confond trop souvent soignant avec sauveteur. Parce qu’on croit que les Super-Héros existent. Alors qu’on vit simplement entre humains.