Régression et Gymnastiques Psychiatriques


À lire en écoutant : Maria Casquito – Systema Solar

 

Winnie ourson pooh

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un baby-foot a fait un salto avant. Avec une réception parfaite. Curieusement, les meubles font parfois de la gymnastique dans les services de psychiatrie.

C’était une journée plutôt calme. Du moins pendant les cinq premières minutes. En tant que psychiatre, arriver à rejoindre son bureau le matin pour poser ses affaires sans se faire arrêter par des patients ou des soignants relève parfois du miracle. Mr Machin aimerait avoir une permission, Mme Truc a une confidence à nous faire et y a pensé toute la nuit, Mr Colère vous engueule en vous expliquant par A+B que vous êtes un mauvais soignant qui n’a rien compris à l’humain et qui sera puni par Satan. Parfois, on aimerait se contenter d’un bonjour. Mais lorsqu’on travaille dans un lieu qui réunit les souffrances psychiques, on ne peut pas s’attendre à ce que les codes soient les mêmes qu’à la maison.

Après quelques roulades, esquives, jeux de cache-cache, sourires polis, j’atteignis mon bureau. Puis direction les transmissions du matin. Un moment privilégié pour échanger avec l’équipe de soins qui est au front, au plus près des patients, et qui repère tous les événements ou sujets importants à prendre en compte. Bon, la plupart du temps, ça ressemble plus à une énumération des entrées et sorties de produits comestibles ou non comestibles des patients, signé d’un « sinon il a bien dormi ». Mais parfois, parmi les « constipation », « a uriné six fois cette nuit », « a demandé un somnifère à 3h du matin », il se glisse un indice qui peut être important à repérer. Aujourd’hui, c’était pour Mr Winnie l’Ourson. « Il a été grognon cette nuit. Il s’est levé toutes les 2h en tremblotant et en faisant les 100 pas ». Une phrase qui aura toute son importance aujourd’hui.

Mr Winnie l’Ourson n’est pas un de mes patients. Son psychiatre est absent cette semaine. Il est parti en laissant des consignes précises, dont une qui m’a paru étrange sur le coup. « Mr Winnie l’Ourson ne peut fumer qu’entre 8h et 9h et entre 16h et 17h ». Il y a dû avoir une longue discussion avant qu’une telle consigne soit décidée. Mais quand même, fumer deux heures par jour, à des horaires si précis, quand on a l’habitude de fumer trois paquets par jour, ça doit être atroce. D’autant plus lorsqu’on est hospitalisé.

Et j’allais bientôt m’en apercevoir. Mr Winnie l’Ourson est venu taper fort à la porte de mon bureau. Des bruits graves qui faisaient vibrer ma porte et qui ne s’arrêtaient pas. Je me doutais que c’était lui.

« Je veux mes cigarettes ! »

Le dilemme éternel. On y est confronté quotidiennement dans les soins. Là, on pourrait se dire que lui rendre ses cigarettes résoudrait le problème, et permettrait de continuer la journée plus sereinement. Oui, en effet, si c’était mon patient et que j’étais à l’origine de cette consigne. Or, il se joue quelque chose de plus insidieux et plus subtile entre ces murs. C’est là que le symbole prend une place importante, quoi qu’on en dise. Et c’est cette réflexion qui m’est passée par la tête :

Humainement, retenir les cigarettes de quelqu’un contre son gré paraît assez dégradant. Donc plutôt à éviter. On n’est pas là pour torturer nos patients. Médicalement, placer quelqu’un en situation de manque l’amène à devenir plus irritable, plus anxieux, plus tendu. À quoi bon ? Au niveau institutionnel par contre, abonder dans le sens du patient, pour ne pas le frustrer et éviter des violences, assez classiques dans ce contexte, m’obligerait à critiquer les consignes de mon confrère, et montrer par la même occasion à mon patient que notre service n’est pas une entité unie, et qu’il pourrait donc demander à n’importe qui de modifier les consignes. Et ainsi il pourrait faire ce qu’il veut de l’institution de soins. Je ne suis pourtant pas du genre à aimer le principe de confrérie qu’on peut voir en médecine. Le problème, c’est que si j’acceptais de remettre en question la consigne de mon collègue sans avoir pu en discuter avec lui avant, Mr Winnie l’Ourson perdrait ce que lui apporte l’institution que l’on représente, c’est-à-dire un cadre pour s’exprimer en toute liberté et en toute sécurité, et un lieu de soins où il peut régresser s’il le souhaite. Régresser, c’est un peu comme retomber en enfance en fonction d’une situation donnée, à savoir ici être dépendant des soins de l’autre. L’hôpital en général place les patients dans cette situation. On accueille ces patients-enfants dans une chambre. C’est leur chambre, et il va falloir qu’ils en prennent soin. Tous les jours, les soignants représentant l’institution-mère passent voir les patients-enfants pour les nourrir, les soigner, leur parler, les informer voire parfois les éduquer. Les dynamiques familiales se rejouent. Et suivant la famille qu’on a eu, on va réagir différemment. Ce qui est sûr, c’est que dans la souffrance, l’humain a souvent besoin de régresser, pour trouver du réconfort.

Alors ça peut paraître étrange de se dire ça, mais j’ai bien refusé de lui rendre ses cigarettes. Je lui ai quand même proposé de compenser son manque de nicotine avec des patchs et autres outils de sevrage. Mais il n’en voulait pas. Comme un enfant qui te regarde en essayant de passer de l’autre côté d’une barrière alors que tu viens de lui dire que c’était interdit, Mr Winnie l’Ourson m’a alors regardé, avec un regard qui te précise que « ok, tu veux pas me donner ce que je veux, mais je vais quand même aller les chercher. »

Quelques minutes plus tard, il tenta de les récupérer. Mes collègues ont tenus bon. Alors Mr Winnie l’Ourson était au summum de sa frustration, le cadre lui résistant, et il était hors de question pour lui de céder et accepter des substituts de nicotine. Il ne l’a pas fait avec ses parents, il ne le fera pas ici. Et c’est bien sympa le réconfort, mais il s’est déjà battu pour gagner son indépendance d’adulte auprès de ses parents, c’est pas pour la perdre à nouveau ! Alors le manque de nicotine aidant, il est allé soulever le baby-foot de la salle commune pour lui faire faire un salto digne des plus grands gymnastes. Un gros bruit a retenti, puis le silence. On tenta de calmer la situation. Mr Winnie l’Ourson s’apaisa, puis reçu le traitement qu’il nous a demandé pour calmer un peu ses ardeurs. Et on est allé le border quand il est parti se coucher.

C’est vraiment étrange de devoir agir parfois comme des parents avec des adultes. On n’en a jamais envie, et pourtant l’institution nous y oblige. Et retomber dans l’enfance n’est pas au goût de tous. Encore faut-il avoir apprécié son enfance. Et encore.

Alors peut-être qu’en communiquant mieux avec mon collègue psychiatre, en rediscutant l’intérêt de ce genre de frustration souvent improductive, on aurait pu éviter ça. Parfois la nicotine est essentielle, même sans fumée. Pour éviter de mettre le feu aux poudres. On aurait peut-être même pu sauver ce pauvre baby-foot dans cette histoire, qui sait.