La Vie Secrète de la Souffrance Humaine


A lire en écoutant : Mind Doodles – Alec Troniq

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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Et tout ça grâce à une patiente. Une patiente exceptionnelle, peut-être. C’est arrivé bizarrement quelques jours après l’avoir reçue. Un peu à retardement.

J’ai reçu Mme Adams en début de semaine en consultation. Des nouvelles consultations pour une nouvelle année. Un nouveau poste, un nouveau lieu de travail, de nouvelles pratiques. Le genre de truc qui fait perdre pas mal de repères. On en récupère quand même des nouveaux, mais ça donne des fois un peu le vertige. C’est peut-être aussi pour ça que l’envie d’écrire n’était plus là.

Mme Adams, je la connaissais déjà un peu. On s’est vu quelques fois. Mais aujourd’hui, elle est apparue plus livide que jamais. Les yeux creusés, la voix éteinte, l’échine courbée, les cheveux ébouriffés, le regard fuyant vers le sol. Bizarrement, la première image qui m’est venue en tête, c’est celle d’un vampire. Ou celle d’un croque-mort. Une ambiance de froid, sans vie, émanait de Mme Adams. Pas besoin d’avoir des tonnes d’expérience clinique pour se rendre compte qu’elle croulait sous le poids d’une souffrance certaine.

Je lui ai demandé quelques nouvelles de sa vie, mais j’anticipais déjà ses réponses. Mme Adams n’a plus vraiment de vie. Elle fuit la lumière. Elle a trop peur du monde. Elle gît finalement dans son domicile la plus grande partie de ses journées. Toute sortie lui demande un effort incommensurable. Un peu comme si on vous demandait de faire un marathon en rampant avant d’aller chercher votre courrier à la poste, Mme Adams, elle, devait porter le poids de son corps, de ses souffrances et de son histoire à chaque pas. Alors ça avait de quoi la ralentir.

D’ailleurs, je lui avais conseillé d’aller voir un de mes collègues, le Dr Yakafokeu, lors de notre dernière consultation, pour faire un bilan de santé, pour vérifier tout ça quand même. Elle n’a finalement pas répondu à l’appel. Mon collègue m’en avait d’ailleurs parlé un peu plus. Il m’avait dit s’être mis en colère :

« Oui, c’est quoi ces gens qui ne rappelle pas alors qu’on leur laisse des messages ?? Je travaille moi, j’ai pas que ça à faire ! Maintenant, si elle veut venir, elle n’a qu’à m’appeler ! »

Mme Adams était aux abonnés absents. Comme souvent. Ça a déjà été très compliqué d’instaurer un peu de confiance pour qu’elle vienne à mes consultations. Alors je n’étais pas vraiment étonné de son comportement. J’ai quand même tenté d’expliquer au Dr Yakafokeu les intentions de Mme Adams :

« Mme Adams, lorsqu’elle ne répond pas, c’est qu’elle pleure. Lorsqu’elle ne rappelle pas, c’est qu’elle a honte de ne pas avoir répondu la première fois. Parce qu’elle a peur aussi. 
Mme Adams, c’est le genre de femme à continuer à aider ses proches coûte que coûte, même dans les moments où elle est pétrie d’angoisses par son passé, même si chaque élément de sa vie la fige de peur. C’est pas le genre de personne qui va tenter un geste malpoli ou ne pas respecter son prochain. Si tant est que ce genre de personne existe vraiment. Alors je ne pense pas qu’elle ne te rappelle pas pour volontairement cracher sur le service que tu veux lui proposer.
Mme Adams a autant du mal à se faire confiance qu’à placer sa confiance dans la première personne venue. Quand elle doit rencontrer une nouvelle personne, les premières questions qu’elle se posent sont plutôt du genre :

« Comment vais-je faire pour sortir de chez moi seule ? »
« Qui va bien vouloir m’accompagner ? »
« Cette personne va-t-elle aussi me rejeter comme tant d’autres l’ont fait ? »

Ça peut paraître étonnant, ces réflexions. Excessif, même. Mais c’est le résultat de 40 ans de vie à porter le poids d’une trahison ultime. Celle qui touche l’essence même du principe de relation de confiance. La confiance d’un enfant à son parent. Celle d’un enfant à sa famille. Un truc que tu n’as même pas envie d’imaginer dans tes pires cauchemars. Ça s’est passé il y a 40 ans, et elle ne t’en parlera sûrement pas. Encore moins si tu l’appelles pour l’engueuler pour lui dire qu’elle aurait dû rappeler.
Elle ne te dira pas ça. Elle te sortira d’autres raisons, que tu appelles « des excuses », pour expliquer son comportement. Elle te dira que le frère de son compagnon est décédé récemment. Et que ça l’a achevée. C’était un des seuls à l’avoir complimentée sur sa personne. Un ersatz de ce qu’on peut appeler une figure d’attachement. Une personne en qui elle avait réussi à placer sa confiance, enfin. Un parent de substitution. Une personne qui la valorisait un peu. Mais il n’est plus là. Alors à quoi bon continuer, si la vie ne l’aide pas, malgré ses efforts. À quoi bon répondre aux appels. À quoi bon aller voir le Dr Yakafokeu, si c’est pour recevoir une leçon de morale. Elle n’a pas besoin de ça. Alors elle va fuir. Elle va esquiver. »

Je ne sais pas si le Dr Yakafokeu a compris ce que j’essayais de lui dire. En même temps, ce n’est jamais facile de se mettre à la place de personnes qui ont vécu l’exceptionnel, dans le pire sens du terme. D’ailleurs, je m’y suis retrouvé aussi plein de fois, dans ce genre de situation. A me rendre compte que je parlais de mes patients avec une certaine froideur. Ou même que je leur parlais directement avec cette même froideur. Avec un certain automatisme, comme pour me protéger de visions d’horreurs. Des visions qu’on préférerait ne jamais avoir eu, ou qu’elles n’aient jamais existé.

Mais cette nuit, j’y ai repensé bizarrement. Et pour la première fois, je me suis mis à pleurer pour une de mes patientes. Profondément. Sans pouvoir rien contrôler. Et c’était une sensation étrange, où plein de pensées se sont bousculées :

« Peut-on se permettre de pleurer pour nos patients ? Pourquoi j’en ai honte ? Qu’en penseraient mes collègues si je leur racontais ça ? Son histoire est atroce, j’espère que ça ne m’arrivera jamais… Comment peut-on vivre aussi figé par la peur, sclérosé par l’angoisse ? Que fait-elle de ses journées si elle n’arrive même pas à sortir de chez elle ? Comment fait-elle pour encore croire à la vie ? »

Ça peut paraître bizarre, mais ça ne m’était jamais arrivé. Autant d’années au contact de patients sans jamais une fois pleurer… Je ne pouvais même pas percevoir l’intérêt de ça. Et puis le sentiment de honte que j’ai pu ressentir s’est finalement progressivement transformé en fierté. Je crois que pleurer m’a permis d’encore mieux comprendre ce qu’elle pouvait vivre. Enfin, j’en sais rien. Comme si ça m’avait rapproché d’elle. Une sorte de Nirvana de l’empathie. Je ne me suis pas senti submergé par la tristesse, comme je pouvais le craindre avant. Juste touché, d’un humain à un autre.

Peut-être que je lui en parlerai. Je ne sais pas. En tout cas, j’espère pouvoir pleurer à nouveau face à la souffrance que peuvent traverser mes patients. Pour continuer à rester humain, avant tout. Croisons les doigts.

Le Suicide ou la Vie


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la mort de marat barbie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Non, en fait non. Aujourd’hui, il s’est passé un truc qui se passe trop fréquemment. Toutes les 4 minutes exactement. Aujourd’hui, une personne, parmi tant d’autres, a tenté de se donner la mort.

Mme Monroe est arrivée dans le service après 24h passée aux urgences. Elle avait le regard dans le vague, encore assez endormie. Son visage rond ne reflétait plus aucune émotion, en dehors peut-être d’une sensation de stupeur. Ses longs cheveux bruns ondulés venaient se déposer sur de fortes épaules et une large ossature. Elle était là, imposante dans son lit.

Mme Monroe m’a expliqué sa vie. Sa solitude. Oui, elle avait quelques amis, mais personne n’était là pour combler son vide affectif quotidien. Elle avait grandi dans un petit village de France. Son père était le boulanger du coin. Un type dur, ferme dans l’éducation de sa seule et unique fille. Il la destinait à reprendre l’entreprise familiale. Mais elle ne voulait pas. Alors elle est partie. Loin. Elle a coupé les ponts, pour être sûre que personne ne la gêne dans sa quête ultime. Sa quête, elle ne l’a jamais vraiment trouvée. Alors elle a décidé de faire un métier dans la norme, d’avoir une vie dans la norme. Mais le problème de la norme, c’est qu’elle est propre à chaque individu. Elle s’est donc fixée l’objectif de bien faire. Être une amie parfaite, une employée modèle. Par contre, pour ce qui est de la vie familiale, il n’y en aurait pas. Elle avait coupé les ponts avec la notion de famille. Alors non.

Mais chassez le naturel, il revient au galop. À vivre à travers les valeurs des autres, elle en avait oublié les siennes. En fait, enfant, Mme Monroe aimait les réunions de famille. Elle aimait sa tante et son oncle qui lui racontaient des histoires merveilleuses de voyage. Plus tard, elle serait aventurière, elle rencontrerait son amoureux durant l’une de ses épopées, et elle le présenterait à sa famille.

Tous ces souvenirs ont réapparu dans un de ses rêves. Alors elle s’est mise à y repenser. Puis elle a fait le constat de sa vie. Pas d’aventure. Pas d’homme. Pas de famille. Elle s’est mise à voir la norme qui la guidait d’habitude comme un boulet auquel elle était attachée. Et aucune solution autour pour s’en détacher. Comment réinventer sa vie quand on l’a fuie toute sa vie ?

Au bout de quelques semaines, Mme Monroe s’est mise à penser à la mort. Comment en finir avec cette vie remplie de vide, sans essence, sans solution ? Comment partir avec dignité, quand la honte et le désespoir sont les seuls sentiments qui nous reste ? Elle a alors commencé à élaborer une histoire. Non pas l’histoire de sa vie, mais plutôt celle de sa mort. Pendant des jours, elle a réfléchi au scénario, à la mise en scène, jusqu’à fixer la date fatidique. Dans le plus grand silence. Elle a écrit les derniers mots de sa vie sur un papier boudoir, qu’elle est allée déposer en évidence sur sa table. Elle a alors soigneusement avalé 110 comprimés de médicaments qui ornaient une pharmacie personnelle beaucoup trop fournie. Elle a placé un rasoir au bord de sa baignoire. Elle a rempli sa baignoire d’eau. Elle s’est déshabillée. Puis elle s’est allongée dans ce bain qu’elle pensait être le dernier, et elle a attendu que les médicaments l’endorment. Au mieux, ces comprimés la tueraient d’overdose. Si cela ne suffisait pas, elle pourrait alors rejoindre la mort par noyade. Enfin, si elle venait à se réveiller, elle avait toujours la possibilité de se trancher les veines.

Oui, c’était un scénario très élaboré. Comme souvent. Seulement parfois, on a envie de vivre, inconsciemment. Alors on fait des erreurs dans notre scénario. Parfois aussi, la chance nous sourit. Bon gré, mal gré. Mme Monroe a reçu le jour d’après la visite d’un ami proche, qui avait les clés de chez elle. Il l’a trouvé nue dans sa baignoire, en pleine sieste. Mme Monroe était imposante. Suffisamment pour ne pas glisser sous l’eau dans une baignoire. Son ami, dévasté par cette découverte, a appelé les secours, qui l’ont réanimée. Ramenée à la vie.

Mme Monroe n’était pas la plus heureuse à son réveil. Encore moins dans notre service. Il faut dire qu’on lui avait donné un pyjama pour l’occasion. Le modèle spécial, avec dos nu-cul nu. Oui, le premier réflexe pour un psychiatre lorsqu’il est face à une personne qui a tenté de se donner la mort, c’est de la mettre en pyjama. Étrange. Et pourtant si utile. Parfois, limiter les moyens de pouvoir se donner la mort, couplée à la gêne sociale que procure le fait d’être en pyjama face à des inconnus, empêche un nouveau passage à l’acte. Même si ça n’empêche cependant pas certains de se retrouver culs nus à courir dans la rue après s’être échappés des urgences. En réalité, retirer tous les moyens les plus fréquents de se donner la mort dans notre environnement limitent drastiquement le nombre de tentatives de suicides. L’humain est fainéant de nature. Plus on lui rend la vie facile, et plus il agira. Donc moins il sera facile de trouver de quoi se donner la mort, et plus on gagnera du temps pour se protéger.

Mme Monroe m’a dit qu’elle se sentait blessée. Elle m’expliquait avoir vécue comme un manque de respect le fait d’être encore en vie du fait de l’intervention des réanimateurs. On n’aurait pas dû la ramener à la vie. Elle avait fait elle-même son choix, et par principe nous vivons dans une société où nous sommes libres de choisir ce qu’on veut ou non. Beaucoup de personnes dans cette situation nous disent ça. Et dans un sens, c’est vrai. On a souvent le droit de choisir dans notre société. Mais dans des conditions bien spécifiques. Le choix « libre et éclairé », qui se fait lorsqu’on a été suffisamment bien informé, est aussi régi par l’absence d’altération du jugement. En gros, il faut qu’on soit en pleine possession de ses moyens. C’est ce qui fait qu’une personne qui tape une autre personne, alors qu’il est en plein délire, n’est pas mis en prison mais plutôt orienté vers un dispositif de soins. Il a fait un choix qu’il peut regretter plus tard, parce qu’il ne contrôlait plus grand chose, que son libre arbitre avait disparu. Alors je lui ai rappelé ça. Que 60% des personnes suicidées souffrent d’une dépression avant de se donner la mort, et que 30% agissent sous emprise d’un délire aigu. Que le regret du geste arrive parfois plusieurs mois après la tentative, mais qu’il arrive toujours. Que de façon surprenante, seules 1/3 des personnes préviennent leur entourage de leur intention de se donner la mort. Qu’on pourrait d’ailleurs croire que parler de la volonté de suicide avec celui qui souffre ne ferait que lui donner de mauvaises idées, alors qu’en réalité, en parler avec la personne qui souffre, en l’écoutant sans jugement, réduit considérablement la mortalité par suicide. Que l’on soit professionnel de santé mentale ou non. Il suffit de savoir écouter. D’oser poser la question. Et d’aider à orienter.

Son histoire m’a évidemment touché. Elle est allée jusqu’à me dire qu’elle voulait vivre sa dernière épopée avec ce suicide. Très littéraire, comme façon de voir la vie. Ou plutôt la mort. Seulement là, c’est la colère qui m’a envahi. Parce qu’il n’y a rien de romantique dans la mort. Seuls quelques écrivains, qui se sont trouvés très déprimés dans leur parcours de vie, l’ont décrite comme un don de soi, tentant de mettre un sens glorieux à un geste qui ne reflète que le désespoir et le sentiment d’impasse. Je me devais de le lui dire. Pourtant, j’aime plus que tout mettre la vie en histoire. Conter une anecdote comme une grande épopée héroïque. Mais dans la tentative de suicide, il n’y a jamais rien d’héroïque. Mettre fin à sa vie, c’est ne pas laisser son histoire évoluer, c’est ne plus donner l’opportunité de raconter son histoire de vie, préférer contrôler sa mort plutôt que de se laisser porter un temps par sa vie. Parfois le manque de contrôle sur sa propre vie peut nous faire paniquer. Et pourtant, parler de son désespoir autour de soi suffit la plupart du temps à reprendre ce contrôle.

Vous l’aurez compris, quand je reçois Mme Monroe parce qu’elle a tenté de se tuer, je suis surpris, mais aussi en colère. J’ai peur aussi. Et je suis triste. Le cocktail Molotov émotionnel. Pour n’importe quel humain. Et pourtant, même si toutes ces émotions m’arrivent en même temps, je me dis qu’elles vont toutes me servir.

La surprise d’abord, qui permet d’apprendre. Apprendre qu’il existe toujours une solution, pour chaque humain, qu’une sensation d’impasse n’est qu’une sensation temporaire. Un obstacle artificiel créé par le désespoir.

La colère ensuite, qui permet d’avoir l’énergie d’aider l’autre, pour réfléchir avec lui ou elle sur les solutions qui existent, face à une situation que nous ne voyons pas comme une impasse, alors même que la personne voit son destin figé par le désespoir.

La peur aussi, qui permet d’identifier le danger, le risque qu’une personne s’isole ou perde la vie. Cette peur qui, associée à la colère et la surprise, permet d’agir pour protéger l’autre. Il arrive aussi qu’elle nous fige. On se retrouve figé par sa propre peur de mourir, de façon paradoxale.

La tristesse, enfin, qui permet de faire le bilan. De voir que l’isolement social, le fonctionnement actuel de notre société, peut parfois mener au suicide collectif. Triste de voir que l’on définit « malades » celles et ceux qui n’ont plus, pour un temps, les ressources nécessaires pour vivre dans une société parfois malade elle-même.

Alors on se demande parfois qui, dans une société malade, doit être considéré comme malade. La personne qui estime, même inconsciemment, que la violence et l’exclusion sociale sont la norme, ou la personne qui souffre de cela et crie à l’aide pour réveiller les consciences solidaires ?

Ce qui est sûr, c’est que la mort, comme la tentative de mort, éteint l’espoir et perpétue la violence, en l’enracinant dans la souffrance de nos proches à tout jamais. Alors il vaut peut-être mieux tenter de s’aider à vivre ensemble plutôt que de se laisser mourir tout seul. Parce que la joie est aussi une émotion utile.

Régression et Gymnastiques Psychiatriques


À lire en écoutant : Maria Casquito – Systema Solar

 

Winnie ourson pooh

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un baby-foot a fait un salto avant. Avec une réception parfaite. Curieusement, les meubles font parfois de la gymnastique dans les services de psychiatrie.

C’était une journée plutôt calme. Du moins pendant les cinq premières minutes. En tant que psychiatre, arriver à rejoindre son bureau le matin pour poser ses affaires sans se faire arrêter par des patients ou des soignants relève parfois du miracle. Mr Machin aimerait avoir une permission, Mme Truc a une confidence à nous faire et y a pensé toute la nuit, Mr Colère vous engueule en vous expliquant par A+B que vous êtes un mauvais soignant qui n’a rien compris à l’humain et qui sera puni par Satan. Parfois, on aimerait se contenter d’un bonjour. Mais lorsqu’on travaille dans un lieu qui réunit les souffrances psychiques, on ne peut pas s’attendre à ce que les codes soient les mêmes qu’à la maison.

Après quelques roulades, esquives, jeux de cache-cache, sourires polis, j’atteignis mon bureau. Puis direction les transmissions du matin. Un moment privilégié pour échanger avec l’équipe de soins qui est au front, au plus près des patients, et qui repère tous les événements ou sujets importants à prendre en compte. Bon, la plupart du temps, ça ressemble plus à une énumération des entrées et sorties de produits comestibles ou non comestibles des patients, signé d’un « sinon il a bien dormi ». Mais parfois, parmi les « constipation », « a uriné six fois cette nuit », « a demandé un somnifère à 3h du matin », il se glisse un indice qui peut être important à repérer. Aujourd’hui, c’était pour Mr Winnie l’Ourson. « Il a été grognon cette nuit. Il s’est levé toutes les 2h en tremblotant et en faisant les 100 pas ». Une phrase qui aura toute son importance aujourd’hui.

Mr Winnie l’Ourson n’est pas un de mes patients. Son psychiatre est absent cette semaine. Il est parti en laissant des consignes précises, dont une qui m’a paru étrange sur le coup. « Mr Winnie l’Ourson ne peut fumer qu’entre 8h et 9h et entre 16h et 17h ». Il y a dû avoir une longue discussion avant qu’une telle consigne soit décidée. Mais quand même, fumer deux heures par jour, à des horaires si précis, quand on a l’habitude de fumer trois paquets par jour, ça doit être atroce. D’autant plus lorsqu’on est hospitalisé.

Et j’allais bientôt m’en apercevoir. Mr Winnie l’Ourson est venu taper fort à la porte de mon bureau. Des bruits graves qui faisaient vibrer ma porte et qui ne s’arrêtaient pas. Je me doutais que c’était lui.

« Je veux mes cigarettes ! »

Le dilemme éternel. On y est confronté quotidiennement dans les soins. Là, on pourrait se dire que lui rendre ses cigarettes résoudrait le problème, et permettrait de continuer la journée plus sereinement. Oui, en effet, si c’était mon patient et que j’étais à l’origine de cette consigne. Or, il se joue quelque chose de plus insidieux et plus subtile entre ces murs. C’est là que le symbole prend une place importante, quoi qu’on en dise. Et c’est cette réflexion qui m’est passée par la tête :

Humainement, retenir les cigarettes de quelqu’un contre son gré paraît assez dégradant. Donc plutôt à éviter. On n’est pas là pour torturer nos patients. Médicalement, placer quelqu’un en situation de manque l’amène à devenir plus irritable, plus anxieux, plus tendu. À quoi bon ? Au niveau institutionnel par contre, abonder dans le sens du patient, pour ne pas le frustrer et éviter des violences, assez classiques dans ce contexte, m’obligerait à critiquer les consignes de mon confrère, et montrer par la même occasion à mon patient que notre service n’est pas une entité unie, et qu’il pourrait donc demander à n’importe qui de modifier les consignes. Et ainsi il pourrait faire ce qu’il veut de l’institution de soins. Je ne suis pourtant pas du genre à aimer le principe de confrérie qu’on peut voir en médecine. Le problème, c’est que si j’acceptais de remettre en question la consigne de mon collègue sans avoir pu en discuter avec lui avant, Mr Winnie l’Ourson perdrait ce que lui apporte l’institution que l’on représente, c’est-à-dire un cadre pour s’exprimer en toute liberté et en toute sécurité, et un lieu de soins où il peut régresser s’il le souhaite. Régresser, c’est un peu comme retomber en enfance en fonction d’une situation donnée, à savoir ici être dépendant des soins de l’autre. L’hôpital en général place les patients dans cette situation. On accueille ces patients-enfants dans une chambre. C’est leur chambre, et il va falloir qu’ils en prennent soin. Tous les jours, les soignants représentant l’institution-mère passent voir les patients-enfants pour les nourrir, les soigner, leur parler, les informer voire parfois les éduquer. Les dynamiques familiales se rejouent. Et suivant la famille qu’on a eu, on va réagir différemment. Ce qui est sûr, c’est que dans la souffrance, l’humain a souvent besoin de régresser, pour trouver du réconfort.

Alors ça peut paraître étrange de se dire ça, mais j’ai bien refusé de lui rendre ses cigarettes. Je lui ai quand même proposé de compenser son manque de nicotine avec des patchs et autres outils de sevrage. Mais il n’en voulait pas. Comme un enfant qui te regarde en essayant de passer de l’autre côté d’une barrière alors que tu viens de lui dire que c’était interdit, Mr Winnie l’Ourson m’a alors regardé, avec un regard qui te précise que « ok, tu veux pas me donner ce que je veux, mais je vais quand même aller les chercher. »

Quelques minutes plus tard, il tenta de les récupérer. Mes collègues ont tenus bon. Alors Mr Winnie l’Ourson était au summum de sa frustration, le cadre lui résistant, et il était hors de question pour lui de céder et accepter des substituts de nicotine. Il ne l’a pas fait avec ses parents, il ne le fera pas ici. Et c’est bien sympa le réconfort, mais il s’est déjà battu pour gagner son indépendance d’adulte auprès de ses parents, c’est pas pour la perdre à nouveau ! Alors le manque de nicotine aidant, il est allé soulever le baby-foot de la salle commune pour lui faire faire un salto digne des plus grands gymnastes. Un gros bruit a retenti, puis le silence. On tenta de calmer la situation. Mr Winnie l’Ourson s’apaisa, puis reçu le traitement qu’il nous a demandé pour calmer un peu ses ardeurs. Et on est allé le border quand il est parti se coucher.

C’est vraiment étrange de devoir agir parfois comme des parents avec des adultes. On n’en a jamais envie, et pourtant l’institution nous y oblige. Et retomber dans l’enfance n’est pas au goût de tous. Encore faut-il avoir apprécié son enfance. Et encore.

Alors peut-être qu’en communiquant mieux avec mon collègue psychiatre, en rediscutant l’intérêt de ce genre de frustration souvent improductive, on aurait pu éviter ça. Parfois la nicotine est essentielle, même sans fumée. Pour éviter de mettre le feu aux poudres. On aurait peut-être même pu sauver ce pauvre baby-foot dans cette histoire, qui sait.

 

Ma Petite Entreprise Connaît Parfois La Crise


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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Des humains ont travaillé ensemble. Ça s’est passé dans une grosse entreprise. Une entreprise qui emploie des milliers de personnes, générant beaucoup de profit, mais surtout beaucoup de dépenses. Dans les interstices de cette structure existe un service que l’on pourrait qualifier de ressources humaines. Un service qui gère de l’humain par l’humain. Un chef de service à la tête, et un arbre hiérarchique ancestral, avec des séniors, qui n’ont pas forcément de cheveux gris, des jeunes chefs de clinique, qui ne sont pas chefs d’une clinique, des internes, dont seulement une minorité vivent en internat. Et puis il y a les externes, qui travaillent en interne, puis d’autres stagiaires, qui eux sont bien en stage. Sans compter l’huile essentielle au bon fonctionnement du moteur entrepreunarial, le personnel paramédical & associés. En réalité, cette entreprise, c’est l’hôpital. Ce service, c’est celui de psychiatrie.

Comme dans toute entreprise, chacun est amené à jouer un rôle spécifique. Chaque acteur est relié à l’autre par un lien très particulier. Le sénior supervise les jeunes chefs et internes, les jeunes chefs supervisent les internes et forment les étudiants à la pratique clinique (on y voit soudainement mieux le lien avec le nom de leur grade). Les internes font la revue des produits de l’entreprise. Le personnel paramédical s’occupe d’affiner ces mêmes produits, voire de compenser les manquements du corps médical, pour assurer un produit fini de qualité optimale. Le chef de service gère l’ensemble, parfois en simple dictateur, parfois en diplomate, ou en « manager », voire en médiateur, dirigeant, responsable des ressources humaines, formateur, et même parfois en tant que médecin. Il peut tout faire ou ne rien faire. Rien n’est bien défini clairement à vrai dire. Parce que l’hôpital n’est pas vraiment une entreprise comme les autres. C’est une institution gérée par des humains formés à gérer des humains pour soigner d’autres humains. C’est une maison qui tourne grâce au personnel soignant. Et tout le monde s’occupe du même produit : le patient.

L’approche marketing est plus ou moins identique pour tous, elle est basée sur le système de santé. Le business plan est infaillible : produire une offre qui correspond au produit, pour entretenir la qualité de ce même produit et permettre de faire tourner l’entreprise. Cette entreprise vit donc de ce produit et cible comme valeur et objectif l’entretien d’un patient bien-portant, pour un meilleur équilibre de la société.

En d’autres termes, plus nos patients sont en bonne santé, mieux l’entreprise se porte. La logique peut paraître étrange pour un libéraliste pur, mais l’hôpital n’est peut-être pas une entreprise comme les autres. Pourtant, par certains aspects, cela y ressemble beaucoup.

Aujourd’hui en a été un exemple. Nous étions réunis en staff, une réunion qui nous permet de parler de certaines prises en charge complexes. On parlait de patients. De leurs difficultés. De nos difficultés. Et au milieu de ces histoires, certaines remarques sont apparues. Insidieusement, elles se sont glissées au milieu des récits de souffrance de patients.

« Ah, Dr machin! Oui, lui, il ne passe jamais voir ses patients! »

« Dr Truc n’y comprend rien à la psychologie humaine, c’est pas moi qui l’invente, beaucoup de patients le disent »

« Les médecins de ce service oublient toujours de demander les antécédents psychiatriques, c’est vraiment n’importe quoi! »

Chacun dans sa spécialité y va de sa critique. Chaque personnalité y ajoute sa touche de couleur. La psychiatrie n’y échappe pas. Et ça me fait beaucoup penser à Mme Hystéro.

Parce que Mme Hystéro, elle agit souvent de cette manière. Elle pointe du doigt les dysfonctionnements d’un service. Elle lance des reproches, dès que ça ne va pas. Mais jamais à la personne concernée. Dans ce genre de situation, on appelle ça un « mécanisme de clivage ». Un symptôme parmi un cortège d’autres symptômes. Cliver, c’est diviser pour mieux régner. Casser du sucre sur le dos de quelqu’un, en diffusant à des personnes non concernées les reproches qu’on a à faire à l’égard d’une personne qui nous énerve, nous frustre, nous contrarie ou nous fait peur. On s’en sert souvent quand on ressent une émotion trop désagréable pour être vécue consciemment. On préfère alors devenir violent dans la relation, de manière insidieuse, pour diffuser cette désagréable émotion loin de nous. Et en retirer des bénéfices, parfois. Un de nos nombreux mécanismes de défense, en somme.

Et là, alors qu’on est tous assis en staff, je me demande ce qui se passe. Ne serions-nous pas en train de faire comme Mme Hystéro? Ces reproches qui fusent, c’est du clivage? Parler de nos difficultés à prendre en charge un patient serait-il si désagréable qu’il faille en devenir violent envers nos propres collègues? Serions-nous en train d’agir de manière hystérique? Pourquoi personne ne trouve cela étrange?

En débutant la psychiatrie, je pensais que les psychiatres étaient protégés de ça. Je pensais que le fait d’avoir conscience de ces mécanismes permettaient une meilleure communication. Que les psychiatres étaient de fins joueurs d’escrime dans l’art d’interagir. Mais l’hôpital est une entreprise humaine. Et il semblerait que les mêmes conflits se retrouvent partout. Qu’aucun psychiatre n’a attendu ses études de psychiatrie pour apprendre à interagir. Chacun avec son style.

Alors oui, les psychiatres adaptent leur façon de communiquer avec la plupart de leurs patients. Mais entre collègues, il y a souvent du relâchement. Et parfois, on se déchire. Pour l’égo. Pour se libérer d’une émotion parfois trop désagréable à vivre. Pour s’attirer les flatteries des uns aux dépens des autres. Alors même que l’on passe son temps à aider nos patients à mieux accepter et communiquer leurs émotions, nos propres émotions surgissent et nous font réagir de manière réflexe, animale. Et pourquoi pas.

Cette façon de communiquer est tellement répandue qu’elle est parfois difficilement identifiable. D’ailleurs, en relatant dans cet article ce que certains de mes collègues ont pu dire ou en pointant du doigt d’autres collègues qui ont utilisé le reproche comme défense face à l’émotion, j’agis de la même manière. Le reproche face au reproche. Œil pour œil, dent pour dent. Pour vous dire comme les habitudes sont tenaces. Et le clivage insidieux.

Pratiquer l’art d’interagir est une forme de graal pour certains, un aspect secondaire pour d’autres, une chose insignifiante pour quelques-uns. Mais le rapport humain ne s’évite pas dans ce métier. Que l’on travaille seul en cabinet ou en équipe dans une institution, il y aura toujours un humain en face de nous. Nos patients, leur famille, nos confrères et consœurs, les infirmiers et infirmières du service, aides-soignants, agents d’entretien, membres de l’administration. Toujours de l’humain. Comme dans n’importe quelle entreprise.

Mais c’est vrai que le confort que procure le reproche envers l’autre, en nous plaçant en position haute, est parfois plus attirant que l’effort conscient d’indulgence. Regarder par moments le monde de haut pour se donner l’impression de s’éloigner du danger, des prédateurs, de l’imperfection, de la maladie, des ennemis, ou des gens désagréables. C’est peut-être humain. Mais là où les uns considèrent que c’est un symptôme pathologique de dysfonctionnement, c’est vu comme un reproche légitime pour les autres. On voit souvent midi à sa porte.

Et entre la théorie et la pratique, il y a souvent un gouffre. Ce n’est pas tout d’avoir quelques clés en main. Encore faut-il savoir les utiliser dans les bonnes serrures.

Fable d’une Religion Moderne


À lire en écoutant : Faithful Man – Lee Fields & The Expressions

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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Jésus est revenu parmi les siens. Et ce sont les pompiers qui l’ont d’abord rencontré. Une sacrée histoire. Ou peut-être une histoire sacrée.

Jésus était né dans une famille modeste. Fils unique, il avait grandi sous la surveillance de ses parents, qui n’aimaient pas trop le voir fréquenter d’autres enfants de son âge. Son éducation avait été marquée par la rigidité d’une époque révolue. Sensible aux valeurs telles que la justice et l’équité, il s’était tourné vers le métier qui lui permettait d’exercer la loi. Il avait ainsi défendu le pauvre et l’opprimé pendant de nombreuses années. Seulement vers 33 ans, rien n’allait plus. Jésus ne comprenait plus ce monde. Il perdit progressivement sa fougue et son ardeur à défendre son prochain, et décida de disparaître de la société. Il se sacrifia ainsi du monde social, pour se réfugier vers d’autres cieux.

Jésus avait été, mais à présent il n’était plus. Il n’apparaissait en public que pour se fondre dans la masse. Au marché, pour acheter quelques aliments. Sur internet, pour fournir quelques travaux rémunérateurs. Il était devenu progressivement invisible. Il avait fait le vœu pieu de vivre dans l’immatériel. Son sacrifice l’avait mené à négliger jusqu’à sa propre personne. Il ne se lavait plus. Il n’entretenait plus son image. Par ces actes, il laissait la nature reprendre ses droits sur son corps. Il observait ainsi le monde sans pour autant y appartenir.

Au bout de quelques années, il en vint à changer son eau en vin. Premier miracle malheureux. Il y arriva avec tellement de facilité que bientôt l’eau ne fit plus partie de sa vie. L’alcool comme seul compagnon, pris par sa fougue miraculeuse. A force de ne plus se laver, son corps se transforma. Deuxième miracle malheureux. A défaut de changer son corps en pain, il se dégrada plutôt en miettes. Des croûtes, des plaques. Des cheveux longs. Une barbe longue qui prenait l’allure d’une broussaille. Et la maigreur squelettique d’un homme abandonné à la nature.

Bientôt, son état ne lui permit plus de fonctionner correctement. Avaler le moindre aliment devenait une corvée. Jusqu’au jour où il accomplit son dernier miracle. 33 ans après son auto-crucifixion, il transforma sa salive en sang. Il en crachait quotidiennement. Au point où il se décida à demander de l’aide. Jésus n’y arrivait plus. Jésus avait besoin de revenir auprès des siens.

C’est dans ce contexte que je l’ai rencontré. Les pompiers l’avaient amené aux urgences. Les médecins urgentistes l’avaient examiné, et avaient décidé d’une hospitalisation pour explorer son état physique. Ils avaient trouvé son histoire étrange. Ils ont alors décidé de faire appel à un psychiatre.

Jésus ne m’a pas vraiment donné la foi au premier contact. Il me paraissait si éloigné du monde des humains que je n’y voyais qu’un être perdu, choqué, sauvage, à l’allure quasiment plus humaine. Je suis resté longtemps à l’écouter. A la fois fasciné par son parcours, et consterné par son état. Comment un homme peut-il perdre tout intérêt en l’humanité aussi soudainement et avec autant de conviction? La maladie s’était probablement immiscée dans sa vie. En tant que psychiatre, l’hypothèse d’une schizophrénie vient rapidement en tête, bien que d’autres causes soient également à prendre en considération. On fera d’ailleurs tout un bilan pour lui.

La perte d’intérêt pour l’autre, de manière aussi marquée, est un des traits majeurs de l’entrée dans cette maladie. En réalité, c’est souvent l’émotion qui disparaît. Plus de plaisir, plus de libido, plus d’aversion aux désagréments de la vie. Et donc plus d’intérêt pour grand-chose, en soi. Il reste souvent quelques domaines qui maintiennent la personne en vie. Pour Jésus, c’était les travaux de traduction, un peu de lecture, l’alcool et le tabac.

Après toutes ces années d’isolement social, Jésus voulut me dire une chose en particulier. Une chose qui m’a marqué.

« Je suis surpris de voir comme les gens me sourient et sont bienveillants envers moi, malgré mon apparence. Je ne pense pas que j’aurais été capable d’en faire autant face à quelqu’un comme moi »

Jésus testait encore l’humain. Comme pour vérifier si l’humanité avait été préservée malgré son absence.

Aussi bizarre que cela puisse paraître, Jésus était en effet traité comme n’importe quel autre patient. J’ai d’ailleurs remarqué une chose assez étrange chez les soignants de services non psychiatriques. Lorsqu’ils prennent en charge un patient qui vient pour un problème physique mais qui souffre également d’une maladie mentale insidieuse et non diagnostiquée, leur bienveillance à son égard est grande. Du moins quand le patient est calme. Comme si le fait de ne pas se rendre compte de la maladie mentale dont souffre le patient protégeait ces soignants de possibles gestes discriminatoires face au préjugé. Comme si la peur n’apparaissait que face au diagnostic. « Oh, il est un peu bizarre, voilà tout ». Et pourquoi pas.

Lorsqu’un patient est hospitalisé en psychiatrie, les choses sont parfois plus variables. L’œil des soignants n’est peut-être plus aussi candide que celui des soignants en hôpital général face à la maladie mentale. Ce qui est accessible à leur vision est peut-être différent. La maladie mentale est parfois comprise, ou banalisée, voire redoutée. Dans tous les cas, elle est prise en compte.

Alors un patient hospitalisé pourra générer chez les soignants des comportements de bienveillance, mais aussi parfois de méfiance, voire de malveillance en fonction de la pathologie mentale en jeu. Et tout ça se passe rarement consciemment. Cela fait plutôt appel aux habitudes, au primitif, à l’inconscient. Le terme ancien pour désigner ça, c’est le contre-transfert. J’en ai déjà parlé au sujet de Mr Parano. Il peut être positif, et nous amener à être bienveillant. Il peut aussi être négatif, et nous amener à être négligent, voire malveillant. C’est comme ça, c’est l’humain. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne doit faire aucun effort pour l’identifier. Bien au contraire, certaines équipes se réunissent même régulièrement pour réfléchir leurs comportements face aux patients en fonction de contextes difficiles. Face à la violence. Face à l’incompréhension. Face aux situations qui génèrent de la peur. Parce que la peur a parfois trop envahi l’institution. Au point de la figer, de la rigidifier, en perdant sa capacité à s’adapter à l’individualité de chaque patient. Alors parfois, certains soignants deviennent moins empathiques. À regret.

Bref. Aujourd’hui, j’avais peut-être un prophète en face de moi. Je me demande si, en sachant ça, j’en changerais ma façon de le prendre en charge, de l’aborder, de le considérer. Après tout, on voit bien comme on peut devenir plus précautionneux quand on s’occupe d’une personne connue du public, une « personnalité ». C’est injuste. Pourquoi devrait-on prendre plus de temps pour l’un que pour l’autre? C’est peut-être juste humain. Ou très occidental.

Peut-être que Jésus n’était pas un prophète. Peut-être était-il simplement un humain parmi d’autres. Le prophète comme l’humain ont peut-être d’ailleurs souffert tous les deux de troubles mentaux. Ce n’est pas pour autant qu’ils en deviennent repoussants. Au contraire même, Jésus m’a fasciné. Et pourtant, je ne suis pas croyant.

Le paradoxe de Barbie


A lire en écoutant : Timing – Kevin Johansen

Barbie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une dame d’une cinquantaine d’années nous est arrivée tout droit de chez elle. Au départ, je l’ai juste croisée furtivement dans le couloir, sur son lit à roulettes. Le lino du couloir crissait au rythme des tours de roues. Deux pompiers l’accompagnaient.

J’ai eu un moment d’arrêt. La plupart des patients débarquent gentiment allongés sur leur brancard. Elle, en revanche, avait semble-t-il gardé la position dans laquelle on l’avait récupérée. Une statue vivante. Avec les bras en avant, figés. Comme si elle avait voulu prendre un grand bol. Les yeux écarquillés, comme si on l’avait éblouie avec des phares. Ça m’a fait penser à ces films fantastiques où un super-méchant est capable de figer le temps et les gens, et qu’il en fait ce qu’il veut. Là, cette dame s’était faite en statue de cire. Le temps s’était figé. Et on l’avait embarquée comme tel.

Le temps de faire un peu (trop) de paperasse administrative, je m’en vais la rencontrer pour comprendre la situation. Toc toc. Pas de réponse. Je rentre. « Bonjour ». Pas de réponse. Je lui tends ma main. Je me prends un vent. Je retire ma main. Elle regarde le plafond. Je regarde ce qu’elle regarde. Pas de réaction. Souvent, quand les gens font des trucs bizarres et qu’on les imite, ils réagissent. La plupart du temps ça fait rire. Mais là, ma patiente ne veut pas rire. On dirait une Barbie dans sa boîte. À part qu’elle n’est pas blonde. Qu’elle n’a pas vingt ans. Et qu’elle ne porte pas de slip en plastique.

En fait, on dirait qu’on est venu la récupérer en pleine répétition de Break Dance. Les bras pliés à 90 degrés, le regard figé, la bouche tremblante. Et le silence. Total. Je demande à Barbie Break Dance si ça ne lui fait pas mal de rester dans cette position. Mais pas de réponse. L’entretien va être difficile.

Comme la parole n’est plus de la partie, je ressors mes vieux outils de médecin pour lui faire un examen physique, histoire d’avoir quelques trucs à noter dans le dossier avant de voir sa fille. Rigidité totale. Impossible de lui bouger un membre. Bon, ok, je fais pas du body-building. Mais bon, une petite Barbie d’1m50 et 50 kgs à tout péter sur la balance, ça devrait pas avoir cette force-là. Elle paraît figée de peur. Son visage est crispé. Ses muscles tendus. En mode danger, comme si elle était en face d’un lion et qu’il ne fallait pas qu’il la voie. Ça me rappelle un documentaire animalier que j’ai vu il y a quelques temps (oui, ma vie est trépidante), où un vétérinaire s’amusait à faire peur à une petite chèvre. Prise par surprise, elle essayait de s’échapper en courant et se retrouvait figée en l’air, et retombait lourdement au sol, paralysée. Ça m’a fait beaucoup rire. Mais bizarrement, chez Barbie Break Dance, ça me fait moins rire.

Sa fille me révélera la partie immergée de l’iceberg. Barbie Break Dance s’appelait en fait Barbie Déprime. Un modèle pas encore sorti. Pas cette déprime qu’on entend souvent autour de nous. Elle n’était pas « en déprime ». Elle vivait ce qu’on appelle un épisode dépressif caractérisé. Sévère. De la tristesse, certes. De la colère, peut-être. De la peur, sûrement. Des émotions si fortes qu’elles ont envahi le corps et l’esprit de Barbie Déprime. Après tout, une émotion, avant d’être pensée, est vécue physiquement. Lorsqu’on est heureux, la chaleur nous enlasse entièrement et tendrement. Lorsqu’on est triste, le corps se serre. Il se tend. Il se refroidit. Et se ralentit. Quand la peur s’y mèle, une tension interne peut apparaître, avec le cœur qui bat fort, de l’énergie pour fuir la menace. Ça en fait, des sensations.

L’avantage de toutes ces émotions, c’est qu’elles permettent à Barbie de s’adapter à tout ce qui se passe autour d’elle. Ken lui fait un reproche? Colère. Ken a oublié son anniversaire? Tristesse. Ken l’a larguée? Non. N’allons pas trop loin quand même. En tout cas, comme un radiateur va s’éteindre s’il fait trop chaud, Barbie Déprime va ralentir. Se figer. Finalement, son thermostat émotionnel a pété. Et rien ne va plus. Les émotions sont libérées de tout. Plus aucun contrôle conscient. Alors que toute sa vie, on lui avait dit qu’une bonne Barbie ne se mettait jamais en colère, elle crie subitement. Alors que maman Barbie lui avait répété d’être une Barbie forte, qui n’a pas peur, la voilà figée, stuporeuse face à l’inconnu.

À croire qu’une émotion n’a peut-être pas besoin d’être gérée. À croire qu’une émotion ne demande pas à être jugée. Un radiateur ne juge pas son thermostat, il l’écoute. Mais non, l’humain ne peut pas se réduire à un radiateur. Peut-être. Je dois cependant admettre que mon quotidien de psychiatre m’a fait revoir drastiquement ce postulat.

Barbie Déprime vit une des formes les plus graves de dépression. Le genre de déprime qui empêche tout fonctionnement. Plus d’alimentation. Ou alors ça file du mauvais côté, direct dans les poumons. Plus aucune autonomie. Plus aucun mouvement spontané. Une Barbie, en somme. Les quelques mots qu’elle reste capable d’exprimer se résument à « peur » et « stressée ». En boucle.

Alors il va falloir l’aider. Comme un enfant prendrait soin de sa poupée, nous allons nous occuper de Barbie Déprime. Et de Ken aussi. Et de la fille de Ken et Barbie. Parce que la catatonie, ça peut fait peur quand on n’en a jamais vu. Et encore plus quand ça touche nos proches. Ken était désemparé. Barbie avait toujours été souriante. Pleine de vie. Et maintenant si figée. Emprisonnée dans son propre corps. Sa fille était effondrée. Épuisée. Envahie de tristesse, de frustration, de colère et d’incompréhension. Dans cette tornade d’émotions, le plus marquant était de constater leur force de vie malgré tout. Avec un espoir sans faille en toile de fond. L’espoir de retrouver Barbie Sourire.

Toute une batterie d’examens avait déjà été réalisée. On en est maintenant sûr, la dépression sévère doit être traitée en urgence. Sinon Barbie Déprime va mourir. Déjà de nombreux traitements ont tenté de l’extraire de sa torpeur. Rien n’a marché.

On lui programme des séances d’électroconvulsivothérapie. Oui, vous avez bien lu. Des électrochocs. Je sais, je sais. « Vol au-dessus d’un nid de coucou », tout ça tout ça. On l’entend souvent, cette rengaine.

« C’est une pratique moyenâgeuse ».

On n’en est plus là. La technique s’est affinée. L’anesthésie est née. Et cela reste le traitement de référence le plus efficace et le mieux toléré dans la dépression. Je parle des dépressions aussi sévères, évidemment. Face à une personne qui va mourir de sa dépression, on ne peut se contenter de faire de la médecine alternative. Ce n’est pas de l’homéopathie qui la sauvera, c’est sûr. Pas dans son état. Ce n’est pas l’écoute bienveillante qui la transformera. Elle n’entend plus. Elle a perdu une certaine forme de conscience de soi. Elle est coinçée dans son corps. Alors il faut essayer d’initier un changement. Même infime. Pour casser le cercle vicieux. Voilà ce que j’ai dit à Ken et sa fille.

Pratiquer l’électroconvulsivothérapie n’a rien d’agréable. On a beau dire que tout cela a évolué, les clichés ont la vie dure. On le fait. Le cœur pincé. En gardant en tête toutes ces études qui montrent son efficacité. Et on appuie sur le bouton. En espérant que ça reparte.

On n’aime pas trop quand on nous propose une Barbie Déprime. On préférerait que ce modèle n’ait jamais été inventé. Mais il existe bien. Et on la préfère dans les rayons plutôt qu’à la poubelle.