Un Court-Métrage de Consultation


À lire en écoutant : Smokey Joe’s La La – Googie Rene

Truman Jim Carrey Psychiatrie Bipolaire

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Presque tous les patients que j’ai revu vont mieux. J’ai eu cette impression qu’on a parfois. L’impression qu’on sait ce qu’on fait, et qu’en plus ça marche. Alors je vais en parler, pour changer un peu.

La journée de consultation s’est déroulée tout en douceur. Aucun retard, ni de mon côté, ni de celui de mes patients. Mr LaPoisse a ouvert le bal. Il m’a expliqué avoir vécu un des plus beaux dimanches de sa vie récemment. Habitué aux déconvenues, le genre de poisse dont personne ne souhaite, son moral s’était érodé, au rythme de ses poussées de douleurs physiques. Des douleurs qui lui collaient à la peau. Il ne pouvait plus sortir de chez lui. Il n’avait plus envie de voir personne. « Le sort s’acharne » me disait-il, abattu par l’accumulation des problèmes qui découlent d’un tel état. On n’a plus la force de s’occuper de l’administratif, alors les dettes s’accumulent. Puis c’est la panne d’électricité. Puis le décès d’un parent. Pourquoi maintenant ? On ne le saura pas. Mais depuis les quelques semaines où l’on se voit, Mr LaPoisse a pu sortir la tête de l’eau. Quelques médicaments, pour l’aider à retrouver un peu plus de force et venir casser le cercle vicieux de la dépression et voilà qu’il a même apprécié un dimanche ensoleillé avec sa famille. Il me sourit et ça me fait du bien. Je lui dis. Pas la peine de garder tout ce positif pour soi dans ces cas-là. Surtout pas. Il repart confiant, j’espère que ça tiendra.

Mme Pipelette lui a pris le pas. Cette jeune retraitée qui s’était présentée toute souriante devant moi et chez qui j’avais découvert un quotidien empreint d’angoisses. Elle n’arrivait pas à s’occuper depuis avoir arrêté son travail. Elle avait l’impression de devenir inutile. Même son mari la rejetait, me confiait-elle. Elle se sentait dans l’impasse, figée dans son présent comme un lapin traversant une route et se retrouvant né à né avec une voiture à pleine allure. On avait trouvé de quoi lui faire traverser la route pour continuer tranquillement son chemin. Et après plusieurs mois, elle venait simplement me dire qu’elle avait retrouvé son autonomie, toute sa joie de vivre et son plaisir à partager ses histoires. Le genre de consultation qu’on souhaiterait avoir tous les jours. J’ai bien essayé de lui dire que j’étais ravi de la voir soulagée, mais elle avait beaucoup de choses à dire. Alors je me suis contenté d’un « bonjour » au début, d’un « vous voulez qu’on se revoit ? Sinon je vous laisse la liberté de me recontacter si nécessaire » au milieu, et d’un « au revoir » à la fin. Débordante de paroles, cette consultation. Mais gratifiante. Elle ne m’a pas dit merci pourtant. Mais ça me plait bien en fait. Quand les gens s’approprient à eux-seuls le fait d’avoir réussi à se relever. Objectif atteint. Pour l’instant.
L’après-midi a continué à défiler sur le même thème. L’une me dit avoir pu se saisir de nos échanges précédents pour renouer des liens avec ses enfants. L’autre m’explique le plaisir qu’il a retiré à s’offrir son après-midi, en osant dire non à son supérieur. En me précisant qu’il a même été encouragé dans ce sens, vu le bon travail qu’il effectuait. Bref, j’avais l’impression d’être dans un film, au début, quand tous les personnages se croisent en se faisant des blagues, des clins d’œil, des petites répliques de potes, tout en marchant d’un pas assuré, certains que rien ne va leur arriver de grave. Tout ça sur un fond de musique des années 60, avec des riffs de piano funk/soul entraînés par une rythmique endiablée.

J’aime bien quand ça se passe comme ça. Ça me donne l’impression de faire un chouette boulot. Et que ça marche, parfois. Alors je vais en profiter, parce que c’est pas tous les jours comme ça. Et après tout, dans un film, si tout se passait bien tout le temps, on arrêterait vite de le regarder.

Souvenirs d’Enfance


À lire en écoutant : Edges of illusions – John Surman
Evolution blog psychiatrie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une jeune femme a pu retrouver son âme d’enfant. Et cette aventure n’a laissé personne indemne.

Mme Câlin approchait la cinquantaine. Elle rayonnait de joie, d’amour pour ses enfants. Chaque jour, elle prenait un soin tout particulier à s’apprêter. Maquillage, coiffure, vêtements, tout y passait. Puis elle partait entreprendre, former, créer, tout ce qu’elle aimait. Sa beauté et sa douceur enrobaient le quotidien de ses enfants, subjugués par cette femme scintillante.

Mais un jour, cette mécanique s’est enraillée. Les factures se sont accumulées, les achats aberrants se sont multipliés, son maquillage s’est envolé, avec un pyjama porté comme seul accoutrement. Mme Câlin n’allait plus bien. Les médecins ont pensé à une dépression, alors on l’a traitée, on l’a accompagnée. Mais rien n’y a fait. Alors elle est venue chez nous en hospitalisation.

Il était difficile d’imaginer le passé rayonnant de cette dame tant son allure avait changé. Elle avait pris une vingtaine de kilos, ses racines de cheveux grisonnantes laissaient penser qu’elle n’avait guère voulu prendre soin d’elle depuis plusieurs mois. Mais ce qui était le plus surprenant chez Mme Câlin, c’était son pyjama rose. Un pyjama d’enfant. Et son regard timide d’enfant. Et puis aussi sa voix d’enfant. Cette voix que prennent les tous petits quand ils ont fait une bêtise, ou quand ils vous racontent leur dernière aventure avec une grande frénésie. C’était très déroutant d’entendre une femme de cet âge parler comme ça sans gêne. A plusieurs reprises, elle m’a donné envie de rire, tant ses traits enfantins paraissaient exagérés. Ce côté pathétique tranchait beaucoup avec la souffrance qu’elle exprimait. J’étais perdu. J’ai croisé pas mal de personnes déprimées pourtant. Mais je n’avais vu quelqu’un se disant en dépression se comporter comme elle.

Mes collègues neurologues l’ont vu aussi. Ils la trouvaient très « théâtrale », qu’elle faisait un peu l’enfant, qu’elle cherchait à attirer l’attention. C’est vrai qu’en la voyant, on se serait cru devant une comédienne. Enfin, une mauvaise comédienne. Alors le diagnostic fourre-tout « Hystérie » est sorti. Tout ça pour dire qu’en réalité, tout le monde était un peu perdu.

En discutant avec elle, elle nous disait être en dépression, qu’elle achetait tout et n’importe quoi sans savoir pourquoi, qu’elle pouvait rester assise des heures sans rien faire. Et en même temps, elle nous montrait son émerveillement pour les petites choses de son quotidien. Sa passion récente pour les gâteaux, par exemple. Ou son envie incessante de sucrer tous ses plats, y compris la viande.

Face à Mme Câlin, pleins de choses se mélangeaient en même temps dans ma tête.

« Mais qu’est-ce qu’elle me raconte ? Elle se fout de moi ? Pourquoi voudrait-elle se foutre de moi ? Pourquoi je réagis comme ça ? Elle a pourtant l’air de souffrir… Mais elle a l’air complètement à l’ouest ! »

Et puis sa fille est entrée dans sa chambre. Ça m’a un peu ramené sur Terre. Mme Câlin se leva alors pour se jeter au cou de sa fille comme une enfant qui n’aurait pas vu sa mère depuis des semaines.

Ce que nous rapportera par la suite sa fille et les explorations faites nous amèneront à découvrir que Mme Câlin souffrait d’une démence rare. Le genre de maladie qui touche une partie bien précise de notre cerveau. Celle qui nous permet habituellement de jouer aux adultes. Alors quand on ne l’a plus, on agit presque comme un enfant. On peut se mettre à se balader tout nu. On peut avoir envie de manger compulsivement du sucre. On fait le gamin. Mais sans le vouloir. Et ce qui était particulièrement troublant chez Mme Câlin, c’est qu’elle en avait conscience. C’était peut-être d’ailleurs ça le plus difficile à constater chez elle. Voir qu’elle était consciente de devenir démente. Bien loin de l’hystérie, sa partie enfant avait pris le dessus sur sa partie adulte responsable. Et tout ça à cause d’une lésion dans son cerveau.

En sortant de sa chambre, Mme Câlin m’a fait penser à cette phrase qu’on entend souvent :
« C’est une belle chose que de préserver sa partie enfant en nous »
Mais après avoir croisé Mme Câlin, on peut se demander si retomber dans l’enfance est une si bonne chose. Tout est une histoire d’équilibre, sûrement.

A la Guerre Comme à la Guerre


À lire en écoutant : Hymn To Freedom – Oscar Peterson Trio

Psychiatrie Blog Médecine Guerre

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Des humains se sont impactés, enragés, pour mieux se rencontrer.

Mr Rage avait tout juste l’âge d’avoir eu le temps de vivre l’exceptionnel. La carrière de soldat fait souvent ça. Ce fut une carrière courte, mais suffisante pour avoir quelques anecdotes à sortir en soirée. Ou devant un psy. Il expérimenta suffisamment de temps de vie pour avoir un petit garçon. Suffisamment pour se faire larguer. Et se retrouver seul face à ses anecdotes. Pour se les prendre en pleine gueule. Un coup de fouet de la force d’un ouragan. De quoi tout raser chez lui, de son humanité à sa mobilité, jusqu’à son intime sensibilité. Alors il ne restait plus qu’un type bedonnant, renvoyant par sa longue chevelure blonde des reflets ternes. Des reflets venant signer une déchéance macabre, portée par un fauteuil roulant souillé de rouille.

« Vous êtes en retard de 30 minutes. » C’est comme cela qu’il engagea notre rencontre.

En consultation. Ma collègue neurologue me l’adressait, désemparée. « Je ne comprends rien à ce qu’il dit ! Je crois qu’il délire, il me raconte des trucs de sa vie qui ne me paraissent pas possible. Et puis sa paralysie des jambes là, il n’a rien. Pas de lésions. Il devrait pouvoir marcher normalement ! C’est pour toi du coup. »

C’était une après-midi de consultation chargée. Riche en surprises. Juste avant lui, une maman âgée de la cinquantaine venait de me confier avoir vécue une agression dans sa chair la plus intime, 40 ans plus tôt. Elle n’avait jamais osé en parler avant. Trop d’enjeux, comme souvent. Et à peine sorti de cette séance, encore plein d’émotions multiples et intenses, ce Mur Humain chargé de rage m’accueillait, à 30 centimètres de ma porte. Un type dans la rue m’aurait accosté comme ça, j’aurais sûrement rétorqué. Ou ri. Mais là, je me suis excusé. Parce qu’il venait de débuter une relation, et me demandait finalement d’y rester.

« Vous avez vu juste, je suis en retard. Alors installez-vous pour arrêter cette attente insupportable et rentrer dans le vif du sujet qui vous amène » dis-je en souriant.

« J’aime pas les gens en r’tard, j’vous l’dis direct. Ça commence mal pour vous. » Mon sang ne fit alors qu’un tour.

« Ça nous fait un point en commun. Je n’aime pas être en retard non plus. Tout comme je n’aime pas apprendre de mes patients qu’ils se sont fait agressés étant enfant. Mais pourtant je me dois de les écouter. Alors je ne me vois pas leur couper la parole dans ce cas. Et j’accepte d’être en retard quand il le faut. »

Il y eut un silence de quelques secondes. Puis je repris :

« Vous êtes en colère, et vous devez avoir de nombreuses raisons de l’être. Vous m’en avez fait part, et je vous en remercie. Comme vous avez dû le voir, je suis moi-même en colère pour mes raisons propres. Essayons alors de faire tous les deux avec, et de comprendre surtout ce qui vous amène. »

Pfou. J’ai bien cru que j’allais le perdre là. Et moi avec. Cette improvisation de joute verbale ne devait pas durer plus longtemps. Je suis trop conscient que ces situations sont les plus difficiles pour moi, et que l’enjeu de préserver l’infime espace de relation avec Mr Rage est plus important que ça.

Il passera le reste de la consultation à lancer des confrontations. Je me dis qu’il me teste. Qu’il visite ce qui sera peut-être bientôt son espace d’écoute à lui. Il passe quand même beaucoup de temps à en inspecter les limites. Vraiment longtemps. Mais j’essaie de tenir bon. Après tout, on ne vérifie qu’un bunker soit solide que si l’on a peur qu’une bombe y explose. Alors je tiens.

Il arrivera finalement à pleurer face à moi. Se rendre vulnérable comme il peut face à un inconnu, pour me confier à demi-mots qu’on l’a forcé à commettre des atrocités, qu’en bon soldat qu’il voulait être, il a dû effacer certaines de ses valeurs humanistes. Jusqu’à en perdre son humanité. Jusqu’à subir des tortures que seuls des monstres de guerre peuvent infliger. Qu’il a pu vivre avec ça plus de dix ans. Et qu’à présent il n’est plus maître ni de son corps ni de son esprit. Réalité ou construction délirante, le temps du jugement n’était pas venu, et pas au centre du débat.

Pour l’instant, on va passer du temps ensemble. D’abord pour lui rappeler qu’il est humain. Puis pour lui expliquer qu’il va pouvoir récupérer son corps, et son esprit avec. On va le rassurer. Lui dire que ce n’est pas lui qui est anormal, mais plutôt ce qu’il a vécu. Lui raconter que l’on ne peut pas vivre l’exceptionnel sans le devenir un peu. On va essayer de vivre des émotions. Je lui dirai que je continuerai à le voir malgré ses colères et ses violences. Je lui rappelerai mes limites quand il le faudra, parce qu’il peut de nouveau avoir confiance. Et pour le reste on verra.

J’ai l’impression qu’il n’y a rien de pire pour un soignant que d’être soumis à la violence de ses patients. Ou peut-être que c’est plus personnel que ça. C’est dur à encaisser, en tout cas. Et j’ai du boulot. Mais heureusement, même sous les bombardements bruyants de la violence, garder en vue l’objectif, celui d’avoir une relation de confiance, ça permet d’espérer. Et de ne rien lâcher.

Mr Rage est parti en colère, encore, mais soulagé. Alors il a essayé de me le dire à sa façon. En me serrant la main. Fort. Très fort. En me fixant des yeux. Et en me tirant d’un coup sec vers lui. Pour me laisser entendre un chuchotement. « On se reverra. Bien joué. »

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A lire en écoutant : A Single Life – Happy Camper Feat. Pien Feith

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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Des parcours de vie se sont croisés. Toute la journée. Chaque vie plus exceptionnelle que l’autre. Avec son lot de surprises, bonnes ou mauvaises.

Mr Esbrouffe d’abord. Un type imposant, au charisme bombé par les nombreux projets ambitieux qu’il a menés au cours de sa vie. Il se décrivait comme le pilier de son entreprise, le pilier de sa famille. Un homme qui aimait porter les gens. Une vie à cent à l’heure, avec ses excès, jusqu’à mettre sa santé et son corps de côté. Jusqu’au jour où son corps s’est littéralement retourné contre lui. Une maladie auto-immune. Son corps en a eu assez peut-être. Sa génétique ne devait peut-être pas l’aider. Son système de défense immunitaire s’est retourné contre lui, jusqu’à lui attaquer le cerveau. Fulgurant. Mr Esbrouffe a alors vu ses émotions s’intensifier. Dépression. Manie. Tout y est passé. Il a perdu le contrôle de son comportement. Adultère, dépenses folles dans les casinos, isolement social. Sa famille s’est déchirée. Il a arrêté de travailler depuis deux ans. Il ne se reconnaît plus. Il s’est retrouvé seul. Parce que les gens bizarres, on les évite. Sans vouloir comprendre. Sans se poser de questions. Alors je le reçois, pour dépoussiérer tout ça. Pour l’aider à restaurer ce qui peut l’être. Peut-être même retrouver cette humanité qui le définissait si bien. Et pour le reste on verra.

Il y eut ensuite Mme Bijou. C’était une employée modèle. La quarantaine bien tassée, elle tenait un petit magasin qui tournait bien. Elle servait les gens avec passion et générosité. Et puis la convoitise a mené un homme à braquer sa boutique. Des coups de feux, beaucoup. Des menaces de mort. Toute la vie de Mme Bijou a défilé devant ses yeux. Puis il est reparti avec le butin. En trois minutes.

Si seulement ça n’avait pu arriver qu’une seule fois… Non. Mme Bijou a subi sept braquages en six mois. Sa direction n’a rien voulu changer. Mme Bijou a eu l’impression de ne pas être entendue. Elle vit depuis lors avec la peur au ventre. Elle sursaute dès qu’elle voit un homme. Elle fait des cauchemars. Elle n’arrive plus à aller sur son lieu de travail. Elle n’arrive plus à réfléchir. Elle ne retrouve plus son sourire d’antan. Son corps et son cerveau n’arrivent pas à sortir du mode survie. Mme Bijou vit tel un gibier qu’on aurait attaché dans une cage remplie de prédateurs. Et tous ses proches et collègues de travail agissent comme s’ils venaient voir ce spectacle au zoo.

« C’est son problème, après tout. Elle n’a qu’à s’en sortir toute seule »

Alors je la reçois, pour dépoussiérer tout ça. Pour l’aider à restaurer ce qui peut l’être. Peut-être même retrouver cette humanité qui la définissait si bien. Et pour le reste on verra.

Je vis aussi Mr Fixe. Il me dit avoir arrêté de prendre ses traitements. Il souffre de bipolarité. Mais des fois, il en souffre moins. Voire pas du tout. Au début de sa vie, il oscillait de dépressions en manies, rajoutant à chaque période un fardeau supplémentaire à sa vie. Un accident de la route avec un peu trop d’alcool dans le sang, après un excès de vitesse, qui lui coutera un bras.

« J’avais l’impression que j’allais pouvoir m’envoler avec la voiture! J’étais invulnérable! »

Une tentative de suicide avec les médicaments qui trainaient chez lui. Coma. Ça lui coutera une partie de son cerveau. Et puis depuis quelques mois, il a décidé d’arrêter le traitement qui lui avait permis de ne plus avoir ces crises. Il avait pourtant pu rencontrer une femme qu’il aimait, construire une famille. Il avait même pu reprendre un travail. Il passait ses journées à aider les gens. A les aimer. C’était un type concerné par l’autre. Une belle personne. Mais le ras-le-bol a pris le dessus. Il est à présent dans une phase dépressive si sévère qu’il ne bouge plus. Catatonique. Figé par l’afflux d’émotions qui envahit son cerveau et son corps tout entier. Comme si on l’avait pris en photo et qu’il n’avait plus voulu bouger de sa pose depuis. Sa femme l’a quitté, c’en était trop. Ses enfants ne veulent plus le voir. Il n’a plus de travail. Il ne peut plus vivre seul chez lui. Son psychiatre veut l’hospitaliser. Alors je le reçois, pour dépoussiérer tout ça. Pour l’aider à restaurer ce qui peut l’être. Peut-être même retrouver cette humanité qui le définissait si bien. Et pour le reste on verra.

La journée a défilé à cent à l’heure. Ça n’a pas arrêté. Toutes ces personnes qui ont un temps brillé par leurs qualités, et qui par la force des choses se voient mises de côté. Consultation après consultation, j’étais de plus en plus troublé par ces histoires, triste de voir tant de personnes isolées, écartées de la société. Triste de voir que le monde du travail reste si peu éduqué à accompagner et prendre soin de son personnel en souffrance mentale.

Alors pour me remonter le moral, je suis allé lire les nouvelles sur mon téléphone. Comme si les informations pouvaient avoir ce pouvoir. Parfois, je suis assez naïf. Même un peu con. Et en effet, tout ce que j’ai lu, c’est qu’un infirmier s’était à nouveau suicidé.

Je me suis dit que personne n’aura pu l’aider à restaurer en lui ce qui pouvait l’être. Pourtant, c’est beau, un humain qui en aide un autre. Mais peut-être que personne ne l’a vu. Peut-être qu’il n’a jamais osé parler de sa souffrance. Peut-être que paradoxalement, le monde du soin n’est pas fait pour ceux qui souffrent. Comme s’il était impensable qu’un soignant puisse souffrir.

C’est vrai qu’on confond trop souvent soignant avec sauveteur. Parce qu’on croit que les Super-Héros existent. Alors qu’on vit simplement entre humains.

La logique de la relativité, par Mr Einstein


A lire en écoutant : Express Yourself – Hopeton Lewis

Albert Einstein

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Alors que la journée venait de commencer, deux collègues bien plus expérimentés que moi m’appellent pour me dire de venir en renfort sur une situation. Non, pas vraiment pour mes qualités cliniques. Plutôt pour l’effet de nombre. Vous savez, un peu comme pour cet autre patient, Tryphon Tournesol. Être en meute face à une personne, ça la calme vite. On me parle donc de la situation. J’apprends alors qu’un homme serait venu chez nous sur les conseils d’un médecin d’une autre spécialité. On connaît vaguement son nom. On sait qu’il est grand, et qu’il aurait agi bizarrement. On est bien avancé avec ça.

Alors on décide de le recevoir. À trois psychiatres. Oui, trois, ça fait beaucoup. Ça ne viendrait peut-être pas à l’idée de médecins d’autres spécialités de voir un patient à trois. Mais en psychiatrie, on le fait parfois. On nous a dit qu’il avait fait peur à voir. Et la première impression, ça compte.

Je dois cependant faire un aparté ici. Il faut savoir que la notion d’inconnu, chez les psychiatres, ça en fait trembler plus d’un. « On ne sait jamais ». Ça fait partie du quotidien. Face au vide, certains sautent avec un parachute, d’autres préfèrent étudier la paroi, quitte à descendre en rappel. Tranquillement. À vrai dire, à partir du moment où on a vécu une agression de la part d’un patient, on change drastiquement nos comportements. Puis cela s’estompe avec le temps. Jusqu’à la prochaine. Si tant est qu’il y en ait une.

En réalité, la violence et l’agitation, on apprend à les comprendre, les appréhender. Doucement. On assimile tout ça. On découvre que l’agressivité du patient dirigée sur soi ne signifie pas forcément qu’il nous hait. On se met à comprendre que parfois la souffrance ne peut s’exprimer que comme ça. Et qu’après tout, on représente en personne l’objet sur lequel l’impensable peut se déverser. En illimité.

Malgré tout, on craint toujours de la vivre, cette agression. On ne s’attend jamais à recevoir de la violence. C’est pas pour ça qu’on a signé. L’essence même du travail en psychiatrie, c’est la relation à l’autre. Pas la rupture violente avec l’autre. La surprise est toujours grande lorsqu’on la découvre. On est d’abord figé, en colère, ou apeuré. Réaction animale. Puis le sentiment de regret peut apparaître, lorsque l’on a trop voulu anticiper les besoins du patient. Ou la sensation d’épuisement, si on a surestimé notre capacité à donner. C’est pourquoi avec le temps, on finit par donner de soi avec un peu plus de parcimonie. On s’écoute un peu plus. On apprend à dire non. On réoriente plus facilement. On apprend à être humain. On se rend compte que la blouse blanche n’est pas une cape, mais plutôt un tissu protecteur. Un symbole qui nous identifie comme soignant. Et on arrête de penser qu’on peut voler avec une blouse blanche.

Dans les faits, ce patient ne sera jamais violent avec nous. Du moins pas physiquement. La chemise débraillée, la bouche décorée de quelques dents qui se disent bonjour, avec une voix qui porte, il nous parlera de sa vie, de ses théories sur le monde. Mr Einstein en connaît des choses. Du moins, il a son avis sur les choses. Et puis il lit la presse. Il a des amis journalistes. Alors on ne la lui fait pas, à lui. « Tous les médecins sont des opportunistes avides d’argent. C’est donc pour ça qu’ils ne reçoivent leurs patients que 10 minutes. En plus, cela leur permet de ne pas soigner leurs patients. Comme ça, ils fidélisent leur patientèle. Et ils s’en mettent plein les poches. Tout ça bien organisé avec le système de gestion de l’hôpital ». CQFD.

À y repenser, on a en réalité passé plus de la moitié de l’entretien à l’écouter nous insulter, nous critiquer, se perdre dans son argumentaire. Puis le voir se rattraper. Comme il pouvait. Mais il n’en démordait pas. On aurait pu lui dire que le monde n’était pas si binaire. Mais l’heure n’était pas au débat. Nos regards se croisaient entre collègues, entre désarroi, compassion et inquiétude. Et les minutes passaient. Mr Einstein ne voulait rien nous dire sur son contexte de vie. Mais il nous en disait un peu. Il ne voulait plus parler avec des médecins, mais il nous parlait un peu. Sa colère rugissante envers « ces-médecins-véreux-qui-n’écoutent-pas-leurs-patients-et-ne-cherchent-que-l’argent-et-la-reconnaissance » l’aveuglait tellement qu’il ne pouvait même plus se rendre compte qu’en réalité trois médecins spécialistes étaient en train de l’écouter depuis une heure, sans pour autant que leur salaire n’augmente, ni qu’ils lui reprochent de « prendre trop de leur temps ».

Mr Einstein nous a questionnés. Il nous a défiés. Et notre désir d’intervenir, comme pour rétablir un peu de logique dans son raisonnement qui nous échappait, s’est confronté à notre désir de ne pas lui nuire. On s’est posé la question de lui imposer des soins. Priver la liberté de déplacement, le temps d’une évaluation. On peut le faire. Le temps de s’assurer qu’il n’est pas en danger. Parce que la logique de Mr Einstein l’a mené à se désocialiser. Il a perdu du poids. Il flotte dans ses vêtements.

Peut-être que sa famille viendra finalement l’entourer et l’aider.
Peut-être qu’on l’aura finalement hospitalisé.

Mr Einstein n’est en tout cas plus avec nous. Sa logique s’est perdue dans sa colère. Et il a bien failli nous perdre avec.

Ça me fait penser à une phrase d’un certain Albert E. : « si vous voulez comprendre une personne, n’écoutez pas ses mots, observez son comportement. » Parfois, la logique ne suffit pas. Enfin, c’est très relatif tout ça.