Consultation Avortée ou Le Syndrome de Bartleby


À lire en écoutant : Let’s Call The Whole Thing Off – Fred Astaire

Annulation Cancel Flight Consultation

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

J’avais un peu de temps avant ma prochaine consultation. Alors j’ai feuilleté le dossier de ce patient que l’on m’adressait. Celui qui allait arriver.

Quand j’ai des courriers ou des compte-rendus, j’aime bien les consulter en amont quand je peux. Ça me donne cette impression bizarre d’ouvrir le livre de mon patient à un chapitre de sa vie, alors même qu’il est censé avoir l’exclusivité sur tout ça. Mais ça aide beaucoup, on gagne souvent un temps fou.

Mr Pathos allait sur ses 75 ans apparemment. Il avait fait quelques séjours à l’hôpital. Tiens, sa prostate est un peu gonflée on dirait. Drôle de façon de faire les présentations, mais pourquoi pas. Son cœur a l’air d’avoir vécu quelques faits de guerre. Face son ennemi de toujours, le cholestérol. En même temps, il ne faisait pas le poids face à lui. Il avait des renforts. Tabac et alcool. Ah, la dépression ne semble pas l’avoir épargné. En même temps, c’est fréquent… Un gros épisode à la vingtaine, alors qu’il était à la fleur de l’âge. Dur. Et comme dans la moitié des cas, un deuxième épisode s’est installé quelques années plus tard. Et un troisième.

Bon ça commence à faire beaucoup ça. Intéressant, il est en couple. C’est un bon signe dans tout ça. Il a beaucoup travaillé, un artisan. Il doit avoir des mains bien costauds. Pas grand chose de plus. Une liste de traitements grande comme mon bras. Ça va pas être simple. Ah tiens, un petit courrier. Son médecin traitant :

« Triste, ne sort plus, pas bien, voir si besoin d’antidépresseurs »

Ça ressemble plus à un télégramme en fait. Mais bon, les collègues généralistes n’ont pas des heures pour écrire tout ça non plus. Alors pourquoi pas.

Bien. J’ai fait à peu près le tour. Plus qu’à attendre Mr Pathos. Qui n’est pas là. Ça fait bien quinze minutes qu’il devrait être là.

Bon… J’ai attendu. Longtemps. Finalement, il n’est pas venu. Mais Mr Pathos a appelé le secrétariat pour prévenir, à ce qu’il paraît. Sympa. Mais bon, cinq minutes avant l’heure prévue. Moins sympa.

J’avais bien les boules. Alors même que j’avais bien lu son dossier. La rage. J’étais confronté à ce fameux Syndrome de Bartleby. La plaie du 21ème siècle. Bartleby, c’était un bonhomme décrit comme ayant une force d’inertie dingue. Il ne se courbait pas sous les ordres, il ne cèdait pas d’un pouce quand on l’engueulait. Bartleby ne voulait pas, et préférerait ne rien faire. Et c’est ce qu’il faisait : rien. Et on a extrapolé ça aux personnes ayant la fâcheuse habitude d’annuler au dernier moment, voire de ne juste pas se présenter au rendez-vous prévu. Le néant plutôt que l’action.

Mais le plus intéressant dans tout ça, c’est que Mr Pathos avait une excuse toute particulière : Il n’était pas venu parce qu’il était malade. Oui. Malade.

Pour un médecin, c’est une des excuses les plus bizarres à recevoir. Au départ, c’est quand même bien PARCE QU’on est malade qu’on va voir le médecin. Du coup, là, c’est comme si Mr Pathos était rentré dans un vortex sans fin. Être malade. Vouloir aller chez le médecin. Rater son rendez-vous parce qu’on est malade. Être malade. Vouloir aller chez le médecin. Rater son rendez-vous…

Bref, j’ai ri. Beaucoup. À défaut de consacrer ce temps à Mr Pathos et sa maladie. Il en faut parfois peu, mais ça fait toujours du bien. Mais c’est pas une raison pour annuler vos rendez-vous au dernier moment, hein. Personne n’aime ça, qu’on se le dise.

L’histoire du Docteur Renaud et de Mister Renard


À lire en écoutant : Docteur Renaud Mister Renard – Renaud
renaud renard suicide

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

De l’énergie d’un homme est sorti le pire mais surtout le meilleur. Dr Renaud était un jeune homme plein de couleurs. Il aimait les gens. Il faisait partie des hypersensibles, ceux qui perçoivent les détails de la vie dans ce qu’elle a de plus beau et ce qu’elle a de plus tragique. Il avait le sourire malicieux et l’humour facile. Il aimait faire la fête, quitte à partir dans l’excès. Dans tous les cas, il adorait montrer qu’il aimait la vie.

Il partait voyager avec la même ferveur qu’un aventurier. Tout plein de pays. Et il avait aussi décidé qu’il consacrerait sa vie à aider celle des autres. Il serait médecin.

Il est alors facile d’imaginer qu’à cette vie pleine de poésie se greffait une personnalité de grand romantique, Le romantisme dans toute sa définition. Du Don Juanisme au tragique dévouement de soi. Aux étreintes sensuelles jusqu’aux conflits les plus acerbes. Dr Renaud était entier.

Son talent humain lui faisait rencontrer des tas de gens. Il se liait à l’autre avec une aisance déconcertante. Mais après tout, il aimait les gens. Alors les gens lui rendaient bien.

Evidemment, à ce tableau venait se fondre quelques traits imparfaits. Dr Renaud pouvait parfois se transformer en Mister Renard. La colère pouvait lui monter. Il ne la montrait pas pour autant, bien sûr. Il aimait trop les gens pour s’en opposer. Mais il vivait la colère. Une colère souvent si forte qu’elle venait alors s’abattre directement sur lui, à grand coup de « je devrais avoir honte de penser ça des gens » et de « je ne suis qu’un con ». Ce foutu mélange venait associer la tristesse à son désarroi. Alors le cocktail était fin prêt. La déprime pointait son nez.

Pendant longtemps, Dr Renaud s’était bien gardé d’en parler. Il réservait ce privilège à sa famille. Il aimait trop les gens pour prendre le risque de les attrister. Il était solide et courageux, Dr Renaud. Alors sa vie avançait, rythmée par de la joie entière et de la tristesse profonde.

Puis, comme dans toute vie de grand romantique, les péripéties firent place au noeud dramatique. Le genre de drame impossible à mettre en scène, ni même à pouvoir concevoir ou anticiper. Le genre de drame qui retire tout courage au plus grand des héros romantiques. Ce même drame qui a coupé le souffle du Dr Renaud, pour réveiller Mister Renard. Une perte humaine trop proche de lui pour ne pas lui enlever un peu de son âme, un peu de sa chair.

Dr Renaud a alors tenté de s’accrocher à toutes les branches qu’il a pu. Il est même allé voir des collègues psychiatres. Mais il n’arrivait plus à percevoir le romantisme de sa vie de la même manière. Le romantisme avait laissé sa place à la pensée cartésienne. Celle de Mister Renard. C’était parfois plus rassurant de chercher du sens dans la science que dans les ressentis, quand tout semblait lui échapper. Une science qui vient à la rescousse, comme mise à plat d’émotions trop intenses et ravageuses. Ça protège, des fois.

Bref. Dr Renaud n’allait plus. Mister Renard était trop. J’aurais d’ailleurs pu le recevoir en consultation celui-là, qui sait. Mais non. Les règles déontologiques me l’auraient empêché. Et plus que tout, mon amitié pour lui aurait tout entravé. Oui, je ne parle malheureusement pas d’un patient aujourd’hui.

Rien ni personne n’aura pu l’aider, apparemment. Il a donné ce qui lui restait d’énergie pour s’ôter la vie. Mister Renard l’avait mangé. La victoire au vilain Renard. Mais on aimera toujours Dr Renaud.

C’est étrange quand on le vit de l’autre côté. On se sidère, un peu. On se pose des questions. On pleure. On pense. On ressent. Et puis tout se mélange. Tous les réflexes professionnels acquis disparaissent. Hormis certains peut-être, comme celui de ne pas avoir peur d’être triste. Et puis on se retrouve avec tous les amis, avec la force de la vie, autour d’une boîte en bois qui fait mal. Une boîte en bois qu’on préférerait vide.

En réalité, il n’y avait pas une once de romantisme dans son geste. Juste de la souffrance intolérable. Une dépression trop profonde pour pouvoir retenir son souffle suffisamment longtemps. Et plus rien pour rendre cette réalité plus tolérable. Oui, la dépression tue.

Ce qui est sûr, c’est que Dr Renaud aurait préféré qu’on vive. Alors on vivra. Et on souffrira peut-être. Et même si on en a peur, faisons au moins en sorte qu’il y ait toujours un humain pour nous rassurer.

L’Absente et Le Présent


À lire en écoutant : After Laughter (Comes Tears) – Sweet Tea
Absence

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une patiente n’est pas venue en consultation. L’absentéisme, ce fléau contemporain, reconnu coupable numéro un des déficits financiers de nos structures de soins. Peut-être. Mais si derrière chaque absence se trouvait en réalité une histoire plus singulière ?

J’ai connu Mme Esquive il y a quelques mois. Elle était venue parce qu’elle était un peu plus triste que d’habitude. Un peu à reculons, elle est rentrée dans mon bureau. À chaque pas qu’elle faisait, je la voyais hésiter. Elle aurait maîtrisé le pas de danse de Michael Jackson, je l’aurais bien imaginée fuir du bureau en moonwalk. Elle n’avait pas envie d’être là. Elle n’aimait pas les médecins. Encore moins les psychiatres. « Pour changer, tiens » me suis-je dit. Après tout, on va bien voir son banquier quand on en a besoin, même si on ne l’aime pas. Elle se décida quand même à s’asseoir.

Je me rappelle bien de cette première consultation. Je l’avais vécue avec une sensation étrange. Quelque chose ne me paraissait pas habituel, mais je ne voyais pas quoi. J’ai mis quelques jours à comprendre. En fait, elle n’avait pas enlevé son manteau de toute la consultation. Pourtant, elle m’a parlé, beaucoup. Elle s’est livrée, pleinement. Elle a tenté de répondre le plus précisément à chacune de mes questions. En tentant de passer outre ces larmes qui coulaient toujours plus fort et abondamment. Mais elle n’avait pas enlevé son manteau. Comme pour me rappeler que j’étais encore en probation.

Elle m’a de suite beaucoup touchée. Les détails restent alors beaucoup plus facilement en tête. Son visage rond. Son regard fuyant, vérifiant régulièrement que la porte de sortie soit toujours au même endroit. Ses cheveux bien rangés. Sa grosse doudoune qui la cachait entièrement. Sa façon de sans cesse se dévaloriser. De penser que les besoins des autres valent toujours mieux que les siens. Ces patients-là, je m’en rappelle toujours un peu plus. J’en arrive même exceptionnellement à m’inquiéter pour eux en dehors du boulot. Si, si. Mais ces moments, on ne les considère pas comme des heures supplémentaires dans ce métier.

Au fil des consultations, une relation s’était tissée. Un lien de confiance, toujours fragile, qui nécessitait sans cesse d’être entretenu. Après tout, la confiance, c’est pas forcément toujours acquis. Elle arrivait souvent en retard par exemple. Je savais que c’était pour elle difficile de sortir de chez elle. Qu’à chaque fois, c’était un effort colossal. Alors j’essayais de la déculpabiliser. Et tant pis si j’avais du retard pour la suite. J’ai la chance de ne pas souffrir mentalement, alors je me suis dit que je pouvais plus facilement qu’elle endosser la responsabilité de ce retard. C’était toujours ça de gagné pour elle. Et pour en mettre une couche supplémentaire, j’essayais de placer un petit « c’est déjà beaucoup que vous arriviez à tenir tous vos rendez-vous, que l’on puisse se voir si régulièrement » de temps en temps, qui permettait peut-être de rendre tout ça plus léger pour elle.

Et d’ailleurs, lors de notre dernière consultation, elle m’avait expliqué tout ce qu’elle avait réussi à faire. Elle reprenait progressivement des forces. Elle réinvestissait sa vie différemment. Et ça faisait un bien fou de le constater. De la voir changer. De la voir sourire pour la première fois. Voir un humain reprendre son autonomie, une indépendance affective, c’est un spectacle unique. J’avais le sourire jusqu’aux oreilles moi aussi. On a beaucoup discuté lors de cette consultation. Elle était sur la bonne voie. J’avais l’impression qu’on était tous les deux rassurés.

Et puis il y eut la consultation de la semaine dernière. Celle où elle n’est pas venue. Personne. J’ai demandé à ma secrétaire de l’appeler. Injoignable. Je l’ai rappelée en fin de journée. Répondeur. J’ai laissé un message. Et j’ai attendu. Rien. Je suis rentré chez moi. Et spontanément, le sujet m’est revenu en tête.

« Peut-être est-elle de nouveau en phase de dépression aiguë… »

« Peut-être a-t-elle simplement raté son bus… Après tout, elle avait du mal à sortir de chez elle… »

« Peut-être a-t-elle peur que je lui reproche de ne pas être venue… Ou alors j’ai peut-être dit quelque chose de trop la dernière fois… Ou alors j’ai été trop familier… »

Je ne comprenais pas. De nouveau cette saleté d’incertitude. Une piqûre de rappel pour ne pas oublier qu’on avance toujours et seulement à vue. Et qu’il suffit d’aller un peu trop vite pour se brûler les ailes. On croit que ca va mieux pour nos patients. Que la pente ne peut être que vers le haut. Et tout d’un coup tout s’arrête.

Alors j’ai attendu. Je me suis retenu de la rappeler. J’ai continué mon activité, en faisant comme si ce n’était rien. Mais ce métier nous oblige à imaginer le pire, parce que l’exceptionnel est la norme, dans le bon comme dans le mauvais. Alors je m’obligeais à ne pas m’inquiéter. Nous avions établi une relation de confiance, je devais m’appuyer dessus et avoir confiance.

Cette semaine a été particulièrement épuisante.

Aujourd’hui, Mme Esquive a rappelé ma secrétaire pour reprendre rendez-vous. Elle avait peur que je la rejette parce qu’elle n’avait pas réussi à sortir cette fois-ci. Quand j’ai appris la nouvelle, le poids de toutes les atroces conséquences possibles d’une souffrance mentale s’est évanoui dans les airs, en un instant.

Peut-être ai-je été trop inquiet pour ma patiente. Peut-être qu’il n’aurait pas fallu que je m’implique autant dans le soin pour tenter de créer du lien. Mais après tout, c’est peut-être le prix à payer pour avoir une relation de confiance. Et c’est peut-être même ça l’essence de notre métier.

La Chute Parkinsonienne


A lire en écoutant : See you all – Koudlam

violence verbale psychiatrie maladie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

C’est l’histoire d’un homme, Mr Stimulo, qui a beaucoup construit, beaucoup vécu, beaucoup brillé. Un homme droit dans ses bottes, aimé de sa famille qui l’entourait. Un homme qui avait trouvé sa place dans la société.

Et puis la maladie est arrivée. Comme un couperet. Sans rien demander à personne. Certains diront qu’il avait soudainement un privilège rare, celui de connaître les grandes lignes de son destin. Seulement lui ne le voyait pas de cet œil. Savoir que son destin se résumerait à perdre progressivement son autonomie, se ralentir avec le temps, plus ou moins rapidement, et finir inexorablement sa vie plongé dans la démence. Non, ce n’était pas un privilège.

Apprendre le diagnostic de maladie de Parkinson à 50 ans, c’est une transition de vie pour le moins délicate. D’autant plus quand on a eu l’habitude d’avoir de grandes responsabilités. Quand on s’est construit sur la certitude que l’on peut tout contrôler autour de soi. Tout contrôler pour tout influencer. Jusqu’à imposer son point de vue à tout prix. Alors la maladie vient elle aussi s’imposer. Sans prévenir. Elle vient nous voler notre sentiment d’indépendance. Elle vient nous retirer notre sentiment de toute puissance. Brutalement. Sans compassion.

Mr Stimulo s’est alors déprimé. Beaucoup. Jusqu’à ne plus arriver à distinguer comment exister dans ce monde. Privé de sa place privilégiée, qu’il avait acquis au prix de nombreux sacrifices, il se retrouvait sans outil pour s’affirmer face à l’autre. Il était tout à coup mis à nu, vulnérable, fragile, diminué et dépendant. Alors des idées de mort sont apparues dans son esprit. Il n’y avait plus d’autre solution. Il avait besoin d’aide, mais ce n’était pas son tempérament que de demander un soutien. Plutôt mourir que de se faire aider. Et c’est pour cela que son neurologue nous l’a adressé.

On a pas mal discuté ensemble. Il avait d’ailleurs une façon toute particulière de s’adresser à moi. Mr Stimulo voulait bien s’épancher un peu sur ses symptômes et ses difficultés, mais il ne manquait pas de rajouter systématiquement à son discours quelques éléments de son CV.

« Oui, j’ai du mal à me concentrer. Mais vous savez, j’ai été responsable de grands projets dans ma vie professionnelle. J’ai beaucoup voyagé. Je n’ai pas toujours été comme ça »

Mais je devais continuer à explorer ce qu’il traversait comme difficultés actuellement. Alors j’ai voulu insister.

« J’ai l’impression que tous ces symptômes qui vous sont imposés par votre corps ont un rôle important dans les idées de mort que vous avez eu. En avez-vous encore d’ailleurs ? »

Sa réponse ne se fit pas attendre.

« Je trouve vos questions très incisives. Vous devriez apprendre à les poser avec plus de finesse. J’ai écrit des livres sur ce que j’ai vécu, je vous invite à les lire, ça vous apprendra peut-être des choses. Vous ne savez pas ce que c’est de vivre avec la maladie de Parkinson »

En entendant ça, mon cerveau a fait un joli salto arrière. Au départ, je n’ai rien compris à cette réaction. Et puis j’ai essayé d’écouter ce que je ressentais. Ça aide, parfois. J’étais en colère. Bien. Je crois qu’en fait, son besoin incessant de justifier qu’il ait vécu l’exceptionnel, qu’il était un grand monsieur, ça m’agaçait. Je me suis dit qu’il ferait mieux de s’occuper de sa maladie.

J’ai alors probablement dû être plus incisif dans mes questions. Comme s’il fallait que je lui fasse payer son comportement. Et puis après tout, lui aussi a été incisif. On aurait alors pu rentrer dans un jeu de ping-pong. Un jeu où on renverrait la faute à l’autre pour les émotions que chacun vivait.

« Je suis en colère, c’est de ta faute, prends ça dans ta face! »

Lui était en colère de voir que je ne voulais pas reconnaître ses qualités et m’intéresser seulement à ses défaillances. En colère d’être malade. Que la maladie lui ait volé son indépendance et la vie qu’il voulait avoir. Il était encore en deuil. Rien à voir avec moi, en fait. Mais moi, je ne le savais pas. Je ne l’avais pas vu. Je ne voulais pas le prendre en compte. Tout ça parce que j’étais en colère. Énervé de voir cet homme qui voulait étaler son égo. Jusqu’à l’imposer à moi et mes collègues. J’ai vécu ça comme une attaque. Mais c’est pourtant mon boulot que de m’en rendre compte. C’est mon boulot de prendre en compte son vécu pour m’y adapter. Parce que c’est lui qui est en position de vulnérabilité. Pas moi. Et il n’a rien demandé.

Alors j’ai arrêté l’entretien.

« Je vous sens énervé. Je crois que je le suis aussi »

Et puis j’ai vu son livre, celui qu’il avait écrit. Alors je l’ai ouvert, et je l’ai lu. Juste un temps. Pour lui montrer que je n’étais pas indifférent à lui et ses qualités. Il écrit bien en plus, le bougre. Je lui ai dit. Il a souri. Il suffisait peut-être de le complimenter, en fait. Le renarcissiser, comme on dit dans le jargon. L’aider à être fier de qui il est, pour qu’il regagne un peu de sa grandeur et de sa motivation à vivre dans notre société. Il suffisait de le reconnaître. Lui montrer qu’on l’avait vu.

Des fois, il suffit de peu. Il suffit de peu pour faire chuter un homme. Et parfois, il suffit d’encore moins pour l’aider à se relever.

La Vie Secrète de la Souffrance Humaine


A lire en écoutant : Mind Doodles – Alec Troniq

famille-adams

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Et tout ça grâce à une patiente. Une patiente exceptionnelle, peut-être. C’est arrivé bizarrement quelques jours après l’avoir reçue. Un peu à retardement.

J’ai reçu Mme Adams en début de semaine en consultation. Des nouvelles consultations pour une nouvelle année. Un nouveau poste, un nouveau lieu de travail, de nouvelles pratiques. Le genre de truc qui fait perdre pas mal de repères. On en récupère quand même des nouveaux, mais ça donne des fois un peu le vertige. C’est peut-être aussi pour ça que l’envie d’écrire n’était plus là.

Mme Adams, je la connaissais déjà un peu. On s’est vu quelques fois. Mais aujourd’hui, elle est apparue plus livide que jamais. Les yeux creusés, la voix éteinte, l’échine courbée, les cheveux ébouriffés, le regard fuyant vers le sol. Bizarrement, la première image qui m’est venue en tête, c’est celle d’un vampire. Ou celle d’un croque-mort. Une ambiance de froid, sans vie, émanait de Mme Adams. Pas besoin d’avoir des tonnes d’expérience clinique pour se rendre compte qu’elle croulait sous le poids d’une souffrance certaine.

Je lui ai demandé quelques nouvelles de sa vie, mais j’anticipais déjà ses réponses. Mme Adams n’a plus vraiment de vie. Elle fuit la lumière. Elle a trop peur du monde. Elle gît finalement dans son domicile la plus grande partie de ses journées. Toute sortie lui demande un effort incommensurable. Un peu comme si on vous demandait de faire un marathon en rampant avant d’aller chercher votre courrier à la poste, Mme Adams, elle, devait porter le poids de son corps, de ses souffrances et de son histoire à chaque pas. Alors ça avait de quoi la ralentir.

D’ailleurs, je lui avais conseillé d’aller voir un de mes collègues, le Dr Yakafokeu, lors de notre dernière consultation, pour faire un bilan de santé, pour vérifier tout ça quand même. Elle n’a finalement pas répondu à l’appel. Mon collègue m’en avait d’ailleurs parlé un peu plus. Il m’avait dit s’être mis en colère :

« Oui, c’est quoi ces gens qui ne rappelle pas alors qu’on leur laisse des messages ?? Je travaille moi, j’ai pas que ça à faire ! Maintenant, si elle veut venir, elle n’a qu’à m’appeler ! »

Mme Adams était aux abonnés absents. Comme souvent. Ça a déjà été très compliqué d’instaurer un peu de confiance pour qu’elle vienne à mes consultations. Alors je n’étais pas vraiment étonné de son comportement. J’ai quand même tenté d’expliquer au Dr Yakafokeu les intentions de Mme Adams :

« Mme Adams, lorsqu’elle ne répond pas, c’est qu’elle pleure. Lorsqu’elle ne rappelle pas, c’est qu’elle a honte de ne pas avoir répondu la première fois. Parce qu’elle a peur aussi. 
Mme Adams, c’est le genre de femme à continuer à aider ses proches coûte que coûte, même dans les moments où elle est pétrie d’angoisses par son passé, même si chaque élément de sa vie la fige de peur. C’est pas le genre de personne qui va tenter un geste malpoli ou ne pas respecter son prochain. Si tant est que ce genre de personne existe vraiment. Alors je ne pense pas qu’elle ne te rappelle pas pour volontairement cracher sur le service que tu veux lui proposer.
Mme Adams a autant du mal à se faire confiance qu’à placer sa confiance dans la première personne venue. Quand elle doit rencontrer une nouvelle personne, les premières questions qu’elle se posent sont plutôt du genre :

« Comment vais-je faire pour sortir de chez moi seule ? »
« Qui va bien vouloir m’accompagner ? »
« Cette personne va-t-elle aussi me rejeter comme tant d’autres l’ont fait ? »

Ça peut paraître étonnant, ces réflexions. Excessif, même. Mais c’est le résultat de 40 ans de vie à porter le poids d’une trahison ultime. Celle qui touche l’essence même du principe de relation de confiance. La confiance d’un enfant à son parent. Celle d’un enfant à sa famille. Un truc que tu n’as même pas envie d’imaginer dans tes pires cauchemars. Ça s’est passé il y a 40 ans, et elle ne t’en parlera sûrement pas. Encore moins si tu l’appelles pour l’engueuler pour lui dire qu’elle aurait dû rappeler.
Elle ne te dira pas ça. Elle te sortira d’autres raisons, que tu appelles « des excuses », pour expliquer son comportement. Elle te dira que le frère de son compagnon est décédé récemment. Et que ça l’a achevée. C’était un des seuls à l’avoir complimentée sur sa personne. Un ersatz de ce qu’on peut appeler une figure d’attachement. Une personne en qui elle avait réussi à placer sa confiance, enfin. Un parent de substitution. Une personne qui la valorisait un peu. Mais il n’est plus là. Alors à quoi bon continuer, si la vie ne l’aide pas, malgré ses efforts. À quoi bon répondre aux appels. À quoi bon aller voir le Dr Yakafokeu, si c’est pour recevoir une leçon de morale. Elle n’a pas besoin de ça. Alors elle va fuir. Elle va esquiver. »

Je ne sais pas si le Dr Yakafokeu a compris ce que j’essayais de lui dire. En même temps, ce n’est jamais facile de se mettre à la place de personnes qui ont vécu l’exceptionnel, dans le pire sens du terme. D’ailleurs, je m’y suis retrouvé aussi plein de fois, dans ce genre de situation. A me rendre compte que je parlais de mes patients avec une certaine froideur. Ou même que je leur parlais directement avec cette même froideur. Avec un certain automatisme, comme pour me protéger de visions d’horreurs. Des visions qu’on préférerait ne jamais avoir eu, ou qu’elles n’aient jamais existé.

Mais cette nuit, j’y ai repensé bizarrement. Et pour la première fois, je me suis mis à pleurer pour une de mes patientes. Profondément. Sans pouvoir rien contrôler. Et c’était une sensation étrange, où plein de pensées se sont bousculées :

« Peut-on se permettre de pleurer pour nos patients ? Pourquoi j’en ai honte ? Qu’en penseraient mes collègues si je leur racontais ça ? Son histoire est atroce, j’espère que ça ne m’arrivera jamais… Comment peut-on vivre aussi figé par la peur, sclérosé par l’angoisse ? Que fait-elle de ses journées si elle n’arrive même pas à sortir de chez elle ? Comment fait-elle pour encore croire à la vie ? »

Ça peut paraître bizarre, mais ça ne m’était jamais arrivé. Autant d’années au contact de patients sans jamais une fois pleurer… Je ne pouvais même pas percevoir l’intérêt de ça. Et puis le sentiment de honte que j’ai pu ressentir s’est finalement progressivement transformé en fierté. Je crois que pleurer m’a permis d’encore mieux comprendre ce qu’elle pouvait vivre. Enfin, j’en sais rien. Comme si ça m’avait rapproché d’elle. Une sorte de Nirvana de l’empathie. Je ne me suis pas senti submergé par la tristesse, comme je pouvais le craindre avant. Juste touché, d’un humain à un autre.

Peut-être que je lui en parlerai. Je ne sais pas. En tout cas, j’espère pouvoir pleurer à nouveau face à la souffrance que peuvent traverser mes patients. Pour continuer à rester humain, avant tout. Croisons les doigts.

Le Handicap du Handicap


A lire en écoutant : Represent Heart – Farhot

Handicap trouble mental normal stigmatisation

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

La peur d’un homme a mangé son humanité. Mais heureusement, pas complètement.

Dr Sansouci est un collègue spécialiste qui a une belle expertise de son métier. Il est urgentiste. Un métier difficile, comme il en existe beaucoup. Il enchaîne depuis des années les gardes, de jour, de nuit, avec passion et détermination. Il accueille des jeunes, des plus vieux, examine la fracture osseuse, le saignement digestif. Il traite la crise d’asthme aiguë, l’arrêt cardiaque. Il sauve des vies, souvent. Il en perd, parfois. Il est dans l’action, parfois même dans la réaction, parce que tout va vite ici aux urgences.

Dr Sansouci est un homme massif, imposant. Un peu dégarni, il porte sur son visage les stigmates d’une vie aux rythmes variables, marquant de traits profonds les contours d’un visage carré. Le regard malicieux, il aime faire des blagues, pour mieux maintenir le sourire sur le visage de ceux qui l’entourent. Par moments, il a ses colères. Son visage se crispe vite, et on perd son regard.

J’ai eu à travailler avec Dr Sansouci. En fait, un de mes patients souffrant de schizophrénie, hospitalisé du fait d’un nouvel épisode aigu de délire, se plaignait de douleurs abdominales importantes depuis un peu moins d’une journée. Le genre de douleurs qui plie un homme. Après un examen clinique, et en reprenant son histoire, son état nous a inquiété. On craignait un truc pas très fréquent mais qui peut être très grave. Alors on a voulu avoir l’avis d’un spécialiste. Ici, c’était le Dr Sansouci. Un petit courrier, une ambulance, on habille le patient et hop, direction les urgences. Rien que de le savoir là-bas me rassurait déjà beaucoup. En tant que psychiatre, on est médecin, certes. On garde alors notre capacité à repérer le grave, l’urgent, pour mieux orienter. Par contre, pour traiter de manière optimale quelque chose qui sort de notre spécialité, ça devient déjà plus compliqué.

Dr Sansouci a donc reçu mon patient. Un coup de main cordial comme on peut en demander parfois. Pendant ce temps, j’en profitais pour prévenir sa famille de tout le branle-bas de combat. Mais le téléphone sonna. « On revient avec votre patient ! ». J’étais stupéfait. Quelle rapidité !

Puis est venue la désillusion. Mon patient, toujours douloureux, n’y comprenait plus rien.

« Ils m’ont dit que j’avais rien, mais j’ai mal ! Ils m’ont à peine touché le ventre ! »

Pris de surprise, j’ai contacté le Dr Sansouci. « On l’a examiné, y’a rien. Et puis on a d’autres urgences, donc la prochaine fois, vous l’envoyez chez son généraliste ! »

Le sentant très remonté, j’ai préféré en rester là. Pas la peine d’attiser les flammes d’un feu qui s’entretient tout seul. En reprenant les détails avec l’équipe, j’ai alors découvert qu’il n’avait été vu que cinq minutes. Le temps de marquer dans les antécédents le mot : « Schizophrénie », et dans les observations : « examen impossible, le patient ne répond pas correctement aux questions ».

Et c’est la que j’ai compris que mon patient avait été victime de son étiquette. Bizarrement, nous arrivons à l’examiner tous les jours, et soudainement il ne pouvait plus l’être. Non, il se passait autre chose.

Alors aujourd’hui, je suis allé revoir le Dr Sansouci. Pour discuter. Pour comprendre.
Pas facile d’aborder ça avec un collègue qu’on ne connaît pas intimement. Mais je ne pouvais pas faire comme si de rien n’était. Une brève explication des raisons de ma venue m’a permis d’entamer la discussion. Et puis on a parlé.

« Tu sais, si j’ai fait urgentiste et pas psychiatre, c’est pas pour rien. Moi, les trucs bizarres, les gens qui délirent, c’est pas mon truc. J’aime pas ça. »

Au moins c’est clair. J’avais maintenant besoin de comprendre si le fait de ne pas aimer cette spécialité l’avait amener jusqu’à négliger son examen clinique, même inconsciemment. Par réflexe. Encore un truc animal, loin de ce que l’on se représente de l’humain dans les soins.

« Tu m’emmerdes avec tes questions. Oui, je l’ai vu un peu vite. Mais il paraissait imprévisible. Et j’avais pas envie de me faire taper. Une fois ça m’a suffit. »

« Tu t’es fait taper par un de tes patients? »

« Oui, un petit vieux tout confus. Il avait une démence. Il captait plus rien, et il s’est mis à me taper comme un acharné sans raison, alors que je l’examinais. Un ancien militaire aux os un peu trop dur pour mon scalp. »

Le Dr Sansouci venait de comparer la schizophrénie dont souffrait mon patient à une atrophie sévère du cerveau. De quoi m’irriter un poil. Mais au moins, je comprenais mieux. La peur avait encore fait des siennes. Cette peur face à l’inconnu. L’ignorance de ce que peut être le quotidien d’une personne qui souffre de troubles mentaux.

Notre cerveau est bien paramétré pour en avoir peur, de cet inconnu. Tout jeune, c’est d’ailleurs grâce à ça qu’on apprend, qu’on se défend. Elle est un moteur important. Et puis par moments, on va prendre le risque. Tenter de perçer l’inconnu. De se montrer vulnérable pour s’ouvrir l’esprit. Parfois ça paie, parfois on échoue. Ce qui est sûr, c’est que toujours, on apprend. On le voit chez les tout-petits typiquement. C’est ce qui va les mener à ne pas vouloir goûter des légumes. Peur et dégoût vont les envahir. On ne sait jamais, ça peut intoxiquer. Ça peut être mauvais. Puis comme Papa et Maman sont un peu insistants, ils goûtent. Et là, sourire aux lèvres, ils en redemandent. Il viennent d’apprendre que les légumes, c’est bon (si si, je vous assure, c’est bon).

Alors de la même manière qu’on est plus à l’aise avec quelqu’un qui partage notre même culture, on a besoin d’être informé et de comprendre ce monde souvent étrange qu’est celui de la santé mentale pour lever cette peur sclérosante de la folie. Permettre à tous de bénéficier de soins optimaux. Et pourquoi pas, favoriser la rencontre avec ce fameux « fou du quartier ». Celui que l’on voit tous les jours, qui fait toujours la même chose, qui est intégré au décor de notre quotidien. Mais à qui on n’a jamais parlé.

Mon patient aurait préféré ne pas avoir cette étiquette de schizophrène. Pourtant, je pense que s’il a souffert de cette prise en charge, ce n’est pas du fait de sa maladie. Ce que je crois, c’est qu’une partie de la société peut se retrouver handicapée. Sourde, muette, aveugle. Handicapée par la peur et l’ignorance face à l’autre. Celui qui est différent.

Bizarrement, ce ne sera pas le Dr Sansouci qui sera inscrit à la Maison Départementale pour les Personnes Handicapées. Ce ne sera pas le Dr Sansouci qui souffrira du regard de l’autre. Et en y pensant, c’est la colère qui monte. Qui m’a poussé à écrire ça. Avec une question qui m’est restée en tête : qui de mon patient ou de mon collègue est le plus handicapé par cette situation ?

Peut-être sommes-nous finalement tous un peu handicapés. Alors exclure celui qui n’agit pas de la même manière que nous se trouve être une bonne façon de faire comme si on n’avait pas d’handicap.

Procréation Mentalement Assistée


À lire en écoutant : St James Infirmary – Allen Toussaint

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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un psychiatre s’est remis à écrire. Pourquoi pas. Mais surtout, aujourd’hui, de la psychose est né un enfant sans père. À l’heure où on se questionne sur la possibilité de concevoir un enfant pour des parents de même sexe, où on essaie d’anticiper l’impact des familles recomposées sur la construction psychique d’un enfant, voilà qu’apparaît la possibilité de créer la vie sans père.

Mme Pouponnière a accouché il y a peu. C’est la maternité qui appelle. Et elle qui appelle la psychiatrie de liaison pour étayer une relation entre une maman et son bébé. Une nouvelle maman qui ne se comporte pas comme toutes les autres. Elle paraît trop inquiète, pas assez adaptée, trop ceci, pas assez cela. Comme si une mère devait forcément aimer son premier enfant avec le plus pur amour, mais avec de l’amour mesuré, ni trop, ni pas assez. Un amour raisonnable, une inquiètude sans excès, des gestes adaptés. Parce qu’une mère serait censée connaître tous les gestes utiles pour le nourrisson. Comme si c’était inné. Cette demande m’agace d’avance.

Je vois Madame, le visage tiré de fatigue, les cheveux ébouriffés. On dirait que je la lève du lit, mais c’est aussi une réalité de nouvelle maman. Le bébé sollicite l’attention, contraint par un lien de dépendance maximum à sa mère. Plus question de pouvoir faire passer ses besoins avant ceux de l’autre, ceux du bébé. Au moins pour un temps.

Mme Pouponnière a le regard doux par moments, et très préoccupé à d’autres moments. Elle semble agir comme un enfant sauvage, se méfiant de chaque parole qui lui est amenée, surveillant du coin de l’œil ces assaillants qui osent venir la rencontrer, elle qui m’affirme que l’humain lui a déjà suffisamment prouvé sa non-fiabilité. La confiance n’est plus là. Et Mme m’explique ne plus avoir eu de contact prolongé avec l’humain depuis plusieurs années pour cette raison. Suffisamment longtemps pour forger une théorie solide plaçant l’humanité en grand persécuteur. Parce que lorsque notre cerveau n’arrive plus à voir ses propres défauts dans un miroir, il se tourne vers son environnement à la recherche de causalité. Pour mettre du sens à des difficultés à rentrer en lien avec l’autre. Si ça ne peut pas venir de soi, alors ça vient forcément de l’autre. C’était en tout cas plus simple pour Mme de considérer que l’humanité entière était mauvaise, plutôt que d’imaginer qu’elle pourrait avoir des difficultés à interpréter les codes sociaux qui nous permettent de vivre en société.

Ça ne posait pas tellement de soucis à Mme Pouponnière jusque-là. Elle vivait seule, dans un monde restreint mais rassurant. Et par-dessus cela s’est immiscé l’instinct de reproduction. Mme a puissamment ressenti un besoin de donner la vie. Et pourquoi pas. Mais face à sa haine hermétique de l’humain, concevoir un enfant avec un autre humain était inimaginable. Bizarrement, elle ne souhaitait pas non plus transmettre son patrimoine génétique, persuadée d’être le produit d’une union consanguine.

Alors Mme s’est tournée vers les nouvelles technologies. Pas en France évidemment. Mais vers d’autres pays qui proposent sans limites d’âge, ni conditions spécifiques, une procréation assistée, programmée, quitte à ce qu’elle ne soit qu’une mère porteuse. Ses finances y passent, un petit cadeau pour son égo, 9 mois de gestation et la voilà avec son bébé. Et je me retrouve devant cette petite famille sortie tout droit de la science-fiction.

C’est à ce moment que je me demande comment ce petit bonhomme va accueillir tout ça. Comment il va se construire. Comment va-t-il réagir quand on lui racontera l’histoire de sa conception ? L’histoire de sa vie ?

« Tu vois Pierrot, tu es né de l’imaginaire de ta mère. Une mère qui ne croyait plus en l’humanité. Face à l’impossibilité de convaincre qui que ce soit de son scepticisme envers l’humain, elle a décidé de te créer. Ou plutôt de te commander. Dans tous les sens du terme. Elle pourra ainsi enfin avoir un allié face à ce monde hostile. Tel un colis Chronopost, tu es vite arrivé. Enfin, il a quand même fallu 9 mois pour confectionner le paquet. Pas d’accusé de réception, le suivi s’est fait en instantané. Une fois arrivé à destination, tu n’avais plus rien d’un colis, en réalité. Tu étais un être d’exception. Un produit de la biotechnologie. Tu allais pouvoir découvrir ce monde. Mais pas comme tout le monde. Le privilège de l’exception vient avec son lot de différences. Ta mère est en réalité ta mère porteuse, la factrice d’une commande issue d’un extrait de femme anonyme et d’homme anonyme. Ce qui se fait de mieux sur le marché du bébé programmé. Dans son rêve, cette maman factrice n’avait pas inclus d’autre homme. C’est pourquoi tu n’as pas de père. Mais rassure-toi, l’administration française t’a permis d’en avoir un. Et par la même occasion, cela a aidé ta maman factrice à réaliser son fantasme de créer une famille protégée du monde des humains. Elle a pu inventer le nom de ton père. Il en fallait un, après tout. C’est écrit dans le logiciel de la Préfecture. Un enfant a toujours un père. Alors il en fallait un. Au moins tu as son nom. Mais je dois te le dire dès maintenant, c’est une coquille vide.

Voilà donc ton statut. Enfant adopté, porté, conçu comme une commande de colis, amputé d’un père dès la naissance et projeté dans la vie fantasmée d’une mère pétrifiée par la méfiance à l’égard du monde qui l’envahit. Tu pourras remercier ceux qui n’ont pas souhaité se pencher sur les chartes éthiques et tous ces « concepts philosophiques un peu trop pensés » pour un monde qui doit aller vite, être performant, et accéder à tous les désirs les plus fous d’humains qui se pensent sans limites. »

Je suis en colère. Et tout ça va très vite dans ma tête. En quelques secondes, voilà qu’un jugement fort apparaît, alors qu’avant ça je n’y avais même pas pensé. Il va falloir que je retourne dans la réalité, face à Mme Pouponnière. Il va falloir que je l’accompagne. Parce que des collègues vigilants ont déjà prévu de placer son enfant. Pour de multiples raisons en lien avec la sécurité de ce bébé, dans ce climat d’étrangeté face à cette conception. Mme Pouponnière ne va pas bien. Ça se comprend. Mais je ne suis pas sûr que ce monde aille si bien que ça non plus par moment.

Sûrement Dieu a déjà dû jouer à être un Homme un jour, pour s’amuser. Mais peut-on laisser l’Homme jouer à se rêver en Dieu ? À vos stylos, vous avez deux heures. Et c’est Dieu qui notera les copies. Le philosophe ne concluera pas, le psychiatre donnera son avis, peut-être.

Ce qui est sûr, c’est que l’Homme devra comme toujours poser une limite à sa folie créatrice. Parce que sans limites, il se peut que la liberté ne soit finalement qu’un infini chaos.

Le Suicide ou la Vie


A lire en écoutant : Dans Tes Yeux – Anis

la mort de marat barbie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Non, en fait non. Aujourd’hui, il s’est passé un truc qui se passe trop fréquemment. Toutes les 4 minutes exactement. Aujourd’hui, une personne, parmi tant d’autres, a tenté de se donner la mort.

Mme Monroe est arrivée dans le service après 24h passée aux urgences. Elle avait le regard dans le vague, encore assez endormie. Son visage rond ne reflétait plus aucune émotion, en dehors peut-être d’une sensation de stupeur. Ses longs cheveux bruns ondulés venaient se déposer sur de fortes épaules et une large ossature. Elle était là, imposante dans son lit.

Mme Monroe m’a expliqué sa vie. Sa solitude. Oui, elle avait quelques amis, mais personne n’était là pour combler son vide affectif quotidien. Elle avait grandi dans un petit village de France. Son père était le boulanger du coin. Un type dur, ferme dans l’éducation de sa seule et unique fille. Il la destinait à reprendre l’entreprise familiale. Mais elle ne voulait pas. Alors elle est partie. Loin. Elle a coupé les ponts, pour être sûre que personne ne la gêne dans sa quête ultime. Sa quête, elle ne l’a jamais vraiment trouvée. Alors elle a décidé de faire un métier dans la norme, d’avoir une vie dans la norme. Mais le problème de la norme, c’est qu’elle est propre à chaque individu. Elle s’est donc fixée l’objectif de bien faire. Être une amie parfaite, une employée modèle. Par contre, pour ce qui est de la vie familiale, il n’y en aurait pas. Elle avait coupé les ponts avec la notion de famille. Alors non.

Mais chassez le naturel, il revient au galop. À vivre à travers les valeurs des autres, elle en avait oublié les siennes. En fait, enfant, Mme Monroe aimait les réunions de famille. Elle aimait sa tante et son oncle qui lui racontaient des histoires merveilleuses de voyage. Plus tard, elle serait aventurière, elle rencontrerait son amoureux durant l’une de ses épopées, et elle le présenterait à sa famille.

Tous ces souvenirs ont réapparu dans un de ses rêves. Alors elle s’est mise à y repenser. Puis elle a fait le constat de sa vie. Pas d’aventure. Pas d’homme. Pas de famille. Elle s’est mise à voir la norme qui la guidait d’habitude comme un boulet auquel elle était attachée. Et aucune solution autour pour s’en détacher. Comment réinventer sa vie quand on l’a fuie toute sa vie ?

Au bout de quelques semaines, Mme Monroe s’est mise à penser à la mort. Comment en finir avec cette vie remplie de vide, sans essence, sans solution ? Comment partir avec dignité, quand la honte et le désespoir sont les seuls sentiments qui nous reste ? Elle a alors commencé à élaborer une histoire. Non pas l’histoire de sa vie, mais plutôt celle de sa mort. Pendant des jours, elle a réfléchi au scénario, à la mise en scène, jusqu’à fixer la date fatidique. Dans le plus grand silence. Elle a écrit les derniers mots de sa vie sur un papier boudoir, qu’elle est allée déposer en évidence sur sa table. Elle a alors soigneusement avalé 110 comprimés de médicaments qui ornaient une pharmacie personnelle beaucoup trop fournie. Elle a placé un rasoir au bord de sa baignoire. Elle a rempli sa baignoire d’eau. Elle s’est déshabillée. Puis elle s’est allongée dans ce bain qu’elle pensait être le dernier, et elle a attendu que les médicaments l’endorment. Au mieux, ces comprimés la tueraient d’overdose. Si cela ne suffisait pas, elle pourrait alors rejoindre la mort par noyade. Enfin, si elle venait à se réveiller, elle avait toujours la possibilité de se trancher les veines.

Oui, c’était un scénario très élaboré. Comme souvent. Seulement parfois, on a envie de vivre, inconsciemment. Alors on fait des erreurs dans notre scénario. Parfois aussi, la chance nous sourit. Bon gré, mal gré. Mme Monroe a reçu le jour d’après la visite d’un ami proche, qui avait les clés de chez elle. Il l’a trouvé nue dans sa baignoire, en pleine sieste. Mme Monroe était imposante. Suffisamment pour ne pas glisser sous l’eau dans une baignoire. Son ami, dévasté par cette découverte, a appelé les secours, qui l’ont réanimée. Ramenée à la vie.

Mme Monroe n’était pas la plus heureuse à son réveil. Encore moins dans notre service. Il faut dire qu’on lui avait donné un pyjama pour l’occasion. Le modèle spécial, avec dos nu-cul nu. Oui, le premier réflexe pour un psychiatre lorsqu’il est face à une personne qui a tenté de se donner la mort, c’est de la mettre en pyjama. Étrange. Et pourtant si utile. Parfois, limiter les moyens de pouvoir se donner la mort, couplée à la gêne sociale que procure le fait d’être en pyjama face à des inconnus, empêche un nouveau passage à l’acte. Même si ça n’empêche cependant pas certains de se retrouver culs nus à courir dans la rue après s’être échappés des urgences. En réalité, retirer tous les moyens les plus fréquents de se donner la mort dans notre environnement limitent drastiquement le nombre de tentatives de suicides. L’humain est fainéant de nature. Plus on lui rend la vie facile, et plus il agira. Donc moins il sera facile de trouver de quoi se donner la mort, et plus on gagnera du temps pour se protéger.

Mme Monroe m’a dit qu’elle se sentait blessée. Elle m’expliquait avoir vécue comme un manque de respect le fait d’être encore en vie du fait de l’intervention des réanimateurs. On n’aurait pas dû la ramener à la vie. Elle avait fait elle-même son choix, et par principe nous vivons dans une société où nous sommes libres de choisir ce qu’on veut ou non. Beaucoup de personnes dans cette situation nous disent ça. Et dans un sens, c’est vrai. On a souvent le droit de choisir dans notre société. Mais dans des conditions bien spécifiques. Le choix « libre et éclairé », qui se fait lorsqu’on a été suffisamment bien informé, est aussi régi par l’absence d’altération du jugement. En gros, il faut qu’on soit en pleine possession de ses moyens. C’est ce qui fait qu’une personne qui tape une autre personne, alors qu’il est en plein délire, n’est pas mis en prison mais plutôt orienté vers un dispositif de soins. Il a fait un choix qu’il peut regretter plus tard, parce qu’il ne contrôlait plus grand chose, que son libre arbitre avait disparu. Alors je lui ai rappelé ça. Que 60% des personnes suicidées souffrent d’une dépression avant de se donner la mort, et que 30% agissent sous emprise d’un délire aigu. Que le regret du geste arrive parfois plusieurs mois après la tentative, mais qu’il arrive toujours. Que de façon surprenante, seules 1/3 des personnes préviennent leur entourage de leur intention de se donner la mort. Qu’on pourrait d’ailleurs croire que parler de la volonté de suicide avec celui qui souffre ne ferait que lui donner de mauvaises idées, alors qu’en réalité, en parler avec la personne qui souffre, en l’écoutant sans jugement, réduit considérablement la mortalité par suicide. Que l’on soit professionnel de santé mentale ou non. Il suffit de savoir écouter. D’oser poser la question. Et d’aider à orienter.

Son histoire m’a évidemment touché. Elle est allée jusqu’à me dire qu’elle voulait vivre sa dernière épopée avec ce suicide. Très littéraire, comme façon de voir la vie. Ou plutôt la mort. Seulement là, c’est la colère qui m’a envahi. Parce qu’il n’y a rien de romantique dans la mort. Seuls quelques écrivains, qui se sont trouvés très déprimés dans leur parcours de vie, l’ont décrite comme un don de soi, tentant de mettre un sens glorieux à un geste qui ne reflète que le désespoir et le sentiment d’impasse. Je me devais de le lui dire. Pourtant, j’aime plus que tout mettre la vie en histoire. Conter une anecdote comme une grande épopée héroïque. Mais dans la tentative de suicide, il n’y a jamais rien d’héroïque. Mettre fin à sa vie, c’est ne pas laisser son histoire évoluer, c’est ne plus donner l’opportunité de raconter son histoire de vie, préférer contrôler sa mort plutôt que de se laisser porter un temps par sa vie. Parfois le manque de contrôle sur sa propre vie peut nous faire paniquer. Et pourtant, parler de son désespoir autour de soi suffit la plupart du temps à reprendre ce contrôle.

Vous l’aurez compris, quand je reçois Mme Monroe parce qu’elle a tenté de se tuer, je suis surpris, mais aussi en colère. J’ai peur aussi. Et je suis triste. Le cocktail Molotov émotionnel. Pour n’importe quel humain. Et pourtant, même si toutes ces émotions m’arrivent en même temps, je me dis qu’elles vont toutes me servir.

La surprise d’abord, qui permet d’apprendre. Apprendre qu’il existe toujours une solution, pour chaque humain, qu’une sensation d’impasse n’est qu’une sensation temporaire. Un obstacle artificiel créé par le désespoir.

La colère ensuite, qui permet d’avoir l’énergie d’aider l’autre, pour réfléchir avec lui ou elle sur les solutions qui existent, face à une situation que nous ne voyons pas comme une impasse, alors même que la personne voit son destin figé par le désespoir.

La peur aussi, qui permet d’identifier le danger, le risque qu’une personne s’isole ou perde la vie. Cette peur qui, associée à la colère et la surprise, permet d’agir pour protéger l’autre. Il arrive aussi qu’elle nous fige. On se retrouve figé par sa propre peur de mourir, de façon paradoxale.

La tristesse, enfin, qui permet de faire le bilan. De voir que l’isolement social, le fonctionnement actuel de notre société, peut parfois mener au suicide collectif. Triste de voir que l’on définit « malades » celles et ceux qui n’ont plus, pour un temps, les ressources nécessaires pour vivre dans une société parfois malade elle-même.

Alors on se demande parfois qui, dans une société malade, doit être considéré comme malade. La personne qui estime, même inconsciemment, que la violence et l’exclusion sociale sont la norme, ou la personne qui souffre de cela et crie à l’aide pour réveiller les consciences solidaires ?

Ce qui est sûr, c’est que la mort, comme la tentative de mort, éteint l’espoir et perpétue la violence, en l’enracinant dans la souffrance de nos proches à tout jamais. Alors il vaut peut-être mieux tenter de s’aider à vivre ensemble plutôt que de se laisser mourir tout seul. Parce que la joie est aussi une émotion utile.

La Manie du Biais : Une Histoire de Religion et de Croyances


À lire en écoutant : Walking On the Moon – Roseaux (feat. Aloé Blacc)

Trinité Jésus Christianisme

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un homme s’est fait biaisé. Peut-être un peu plus que d’habitude.

Mr Trinité s’est présenté aux urgences amené par sa compagne. Ils venaient de se disputer. Ça avait fait beaucoup de bruit. Beaucoup de paroles déplacées. Beaucoup de gestes déplacés. Au point où Mr Trinité se blessa. Il s’était un peu emballé dans son argumentaire. Il avait un peu trop agité ses bras, et il s’en était cassé le doigt en se tapant contre la cheminée.

C’est un collègue urgentiste qui les a accueillis. Il s’est occupé du doigt. Très pro. Il en a même profité pour s’intéresser à la vie de Mr Trinité. Notamment pour mieux comprendre d’où venait cette fracture. C’est rarement anodin, une fracture. Alors le type lui a expliqué qu’il s’était disputé. Rien de bien extraordinaire pour le service des urgences. Et puis il a rajouté une phrase qui l’amènera à rester à l’hôpital un peu plus longtemps que prévu.

« Ma copine m’a saoulé ! Mais je m’en fous, la Trinité m’aidera, maintenant qu’on est un quatuor ! »

En entendant cette phrase, certains médecins, peut-être par fatigue, auraient laissé couler, en répondant un « Mmhh, oui oui, c’est ça » sans chercher plus loin. Parce que s’il faut gratter plus, alors ça va prendre plus de temps. Mais ce collègue a réagi. « Avant de partir, j’aimerais que vous voyez un collègue quand même ». Alors je l’ai rencontré. Un type sympa, la trentaine, avec des petites lunettes rondes qui relevaient un visage plutôt terne. Quelques poils rebelles parsemés sur ses joues et son menton. Un regard doux malgré tout. Un corps frêle mais qui s’agitait dans tous les sens. Et sa compagne, plutôt désemparée, le visage défait par l’étonnement. Leur dispute n’était en fait pas si anodine que ça. Depuis plusieurs mois, Mr Trinité assenait sa copine de ses théories mystiques qui le reliaient à la Terre. Mr Trinité était croyant. Un catholique pure souche. Depuis tout petit. Il avait fait tous les rituels d’acceptation, du baptême à la communion, en appliquant à la lettre les valeurs bibliques. Puis, un jour, la trinité l’a contacté. Les trois éléments. Ce fut la révélation. La trinité n’existait pas. Il n’y avait pas des religions, mais une méta-religion qui réunissait Chrétiens, Musulmans, Juifs et Bouddhistes. Il devait devenir le prophète qui allait guider le peuple vers l’unité. Il allait transformer la Trinité en Quatuor. Les trois éléments… Et Lui.

Les signes appuyant cette théorie pleuvaient soudainement de toute part. Il n’y avait pas trois signes cardinaux, mais bien quatre. Il n’y avait pas que l’eau, la terre et le feu. Il y avait aussi le vent. Et coïncidence, la révélation arriva le 4 avril. 04/04. Entendant cela, je lui ai proposé de rajouter à sa liste le fait qu’une voiture avait aussi quatre roues, mais il ne lui a pas semblé utile de le relever.

Ce qui m’a marqué chez Mr Trinité, c’est sa capacité à faire des liens entre des notions qui n’étaient pas prévues pour se lier. Penser en dehors des normes. En plus de traverser une phase maniaque intense, qui signe quand même bien un trouble bipolaire naissant, qui décuple les sens, les jugements, et la capacité à penser et faire du lien, Mr Trinité était en fait victime d’un biais de pensée que chaque humain vit quotidiennement : le biais de confirmation.

Le biais de confirmation, c’est notre tendance à nous focaliser sur des informations qui confirment nos préjugés. On les cherche, on ne veut voir qu’elles, et même notre mémoire va jusqu’à prioriser les souvenirs qui vont abonder dans le sens de nos idées préconçues. Parce que c’est toujours plus simple et agréable pour notre cerveau d’aller vers ce qu’il connaît déjà. Et à l’inverse, ce biais nous amène aussi à être beaucoup moins intéressés par les messages qui vont à l’encontre de nos opinions ou de nos croyances.

On a tous eu cette sensation. Parce qu’on a tous des idées préconçues. Un exemple classique, c’est le fait qu’on lise des médias qui correspondent principalement à notre vision du monde. Une personne de droite lira plutôt le Figaro ou le Nouvel Obs, et une personne de gauche lira plutôt l’Huma, Charlie Hebdo ou Courrier International. Parce que lire des avis qui vont à l’encontre de nos pensées est trop coûteux. C’est d’ailleurs très difficile de changer nos opinions. Ceux ayant des avis divergents du nôtre peuvent tenter de nous convaincre par tous les moyens. Mais c’est souvent peine perdue.

Dans tous les cas, ce phénomène était devenu chez Mr Trinité son seul mode de pensée. Peu importe les preuves que l’on pouvait lui amener, tout abondait dans le sens de sa théorie. Et c’est bien là ce qui peut déconcerter un psychiatre au départ. Quand la logique n’est plus là, que l’émotion biaise un peu trop la perception d’un humain, alors le bizarre surgit, avec son lot de conséquences. Face à l’évidence, on a toujours très envie de lui balancer un truc du genre « non mais tu te rends quand même compte de l’absurdité de ce que tu es en train dire là ? » Seulement, pour l’avoir déjà tenté (avec un peu plus de bienveillance dans le propos tout de même), ça braque la personne, évidemment. Et ça casse l’alliance thérapeutique. En cadeau. Et sans alliance, pas de travail. Imaginez que votre médecin vous dise que non, la Terre n’est pas ronde, et que le monde dans lequel vous vivez n’est pas réel. Je pense que vous le trouveriez bizarre. C’est exactement ce que ça fait pour une personne en plein délire mystique.

Mais ne nous méprenons pas, le biais de confirmation n’est pas l’adage des seules personnes souffrant d’un trouble bipolaire. Il est seulement exacerbé chez eux. Tout humain en quête de sens va s’engouffrer dans ce biais, de l’apprenti terroriste convaincu que tuer toute personne ayant une pensée différente de la sienne lui permettra de devenir martyr, jusqu’au milliardaire persuadé d’être le nouveau leader mondial d’une pensée originale.

Pas de folie donc, mais plutôt des biais. Après tout, nous ne sommes que des humains, avec un cerveau un peu simpliste, un gros morceau de graisse et d’électricité.

Régression et Gymnastiques Psychiatriques


À lire en écoutant : Maria Casquito – Systema Solar

 

Winnie ourson pooh

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un baby-foot a fait un salto avant. Avec une réception parfaite. Curieusement, les meubles font parfois de la gymnastique dans les services de psychiatrie.

C’était une journée plutôt calme. Du moins pendant les cinq premières minutes. En tant que psychiatre, arriver à rejoindre son bureau le matin pour poser ses affaires sans se faire arrêter par des patients ou des soignants relève parfois du miracle. Mr Machin aimerait avoir une permission, Mme Truc a une confidence à nous faire et y a pensé toute la nuit, Mr Colère vous engueule en vous expliquant par A+B que vous êtes un mauvais soignant qui n’a rien compris à l’humain et qui sera puni par Satan. Parfois, on aimerait se contenter d’un bonjour. Mais lorsqu’on travaille dans un lieu qui réunit les souffrances psychiques, on ne peut pas s’attendre à ce que les codes soient les mêmes qu’à la maison.

Après quelques roulades, esquives, jeux de cache-cache, sourires polis, j’atteignis mon bureau. Puis direction les transmissions du matin. Un moment privilégié pour échanger avec l’équipe de soins qui est au front, au plus près des patients, et qui repère tous les événements ou sujets importants à prendre en compte. Bon, la plupart du temps, ça ressemble plus à une énumération des entrées et sorties de produits comestibles ou non comestibles des patients, signé d’un « sinon il a bien dormi ». Mais parfois, parmi les « constipation », « a uriné six fois cette nuit », « a demandé un somnifère à 3h du matin », il se glisse un indice qui peut être important à repérer. Aujourd’hui, c’était pour Mr Winnie l’Ourson. « Il a été grognon cette nuit. Il s’est levé toutes les 2h en tremblotant et en faisant les 100 pas ». Une phrase qui aura toute son importance aujourd’hui.

Mr Winnie l’Ourson n’est pas un de mes patients. Son psychiatre est absent cette semaine. Il est parti en laissant des consignes précises, dont une qui m’a paru étrange sur le coup. « Mr Winnie l’Ourson ne peut fumer qu’entre 8h et 9h et entre 16h et 17h ». Il y a dû avoir une longue discussion avant qu’une telle consigne soit décidée. Mais quand même, fumer deux heures par jour, à des horaires si précis, quand on a l’habitude de fumer trois paquets par jour, ça doit être atroce. D’autant plus lorsqu’on est hospitalisé.

Et j’allais bientôt m’en apercevoir. Mr Winnie l’Ourson est venu taper fort à la porte de mon bureau. Des bruits graves qui faisaient vibrer ma porte et qui ne s’arrêtaient pas. Je me doutais que c’était lui.

« Je veux mes cigarettes ! »

Le dilemme éternel. On y est confronté quotidiennement dans les soins. Là, on pourrait se dire que lui rendre ses cigarettes résoudrait le problème, et permettrait de continuer la journée plus sereinement. Oui, en effet, si c’était mon patient et que j’étais à l’origine de cette consigne. Or, il se joue quelque chose de plus insidieux et plus subtile entre ces murs. C’est là que le symbole prend une place importante, quoi qu’on en dise. Et c’est cette réflexion qui m’est passée par la tête :

Humainement, retenir les cigarettes de quelqu’un contre son gré paraît assez dégradant. Donc plutôt à éviter. On n’est pas là pour torturer nos patients. Médicalement, placer quelqu’un en situation de manque l’amène à devenir plus irritable, plus anxieux, plus tendu. À quoi bon ? Au niveau institutionnel par contre, abonder dans le sens du patient, pour ne pas le frustrer et éviter des violences, assez classiques dans ce contexte, m’obligerait à critiquer les consignes de mon confrère, et montrer par la même occasion à mon patient que notre service n’est pas une entité unie, et qu’il pourrait donc demander à n’importe qui de modifier les consignes. Et ainsi il pourrait faire ce qu’il veut de l’institution de soins. Je ne suis pourtant pas du genre à aimer le principe de confrérie qu’on peut voir en médecine. Le problème, c’est que si j’acceptais de remettre en question la consigne de mon collègue sans avoir pu en discuter avec lui avant, Mr Winnie l’Ourson perdrait ce que lui apporte l’institution que l’on représente, c’est-à-dire un cadre pour s’exprimer en toute liberté et en toute sécurité, et un lieu de soins où il peut régresser s’il le souhaite. Régresser, c’est un peu comme retomber en enfance en fonction d’une situation donnée, à savoir ici être dépendant des soins de l’autre. L’hôpital en général place les patients dans cette situation. On accueille ces patients-enfants dans une chambre. C’est leur chambre, et il va falloir qu’ils en prennent soin. Tous les jours, les soignants représentant l’institution-mère passent voir les patients-enfants pour les nourrir, les soigner, leur parler, les informer voire parfois les éduquer. Les dynamiques familiales se rejouent. Et suivant la famille qu’on a eu, on va réagir différemment. Ce qui est sûr, c’est que dans la souffrance, l’humain a souvent besoin de régresser, pour trouver du réconfort.

Alors ça peut paraître étrange de se dire ça, mais j’ai bien refusé de lui rendre ses cigarettes. Je lui ai quand même proposé de compenser son manque de nicotine avec des patchs et autres outils de sevrage. Mais il n’en voulait pas. Comme un enfant qui te regarde en essayant de passer de l’autre côté d’une barrière alors que tu viens de lui dire que c’était interdit, Mr Winnie l’Ourson m’a alors regardé, avec un regard qui te précise que « ok, tu veux pas me donner ce que je veux, mais je vais quand même aller les chercher. »

Quelques minutes plus tard, il tenta de les récupérer. Mes collègues ont tenus bon. Alors Mr Winnie l’Ourson était au summum de sa frustration, le cadre lui résistant, et il était hors de question pour lui de céder et accepter des substituts de nicotine. Il ne l’a pas fait avec ses parents, il ne le fera pas ici. Et c’est bien sympa le réconfort, mais il s’est déjà battu pour gagner son indépendance d’adulte auprès de ses parents, c’est pas pour la perdre à nouveau ! Alors le manque de nicotine aidant, il est allé soulever le baby-foot de la salle commune pour lui faire faire un salto digne des plus grands gymnastes. Un gros bruit a retenti, puis le silence. On tenta de calmer la situation. Mr Winnie l’Ourson s’apaisa, puis reçu le traitement qu’il nous a demandé pour calmer un peu ses ardeurs. Et on est allé le border quand il est parti se coucher.

C’est vraiment étrange de devoir agir parfois comme des parents avec des adultes. On n’en a jamais envie, et pourtant l’institution nous y oblige. Et retomber dans l’enfance n’est pas au goût de tous. Encore faut-il avoir apprécié son enfance. Et encore.

Alors peut-être qu’en communiquant mieux avec mon collègue psychiatre, en rediscutant l’intérêt de ce genre de frustration souvent improductive, on aurait pu éviter ça. Parfois la nicotine est essentielle, même sans fumée. Pour éviter de mettre le feu aux poudres. On aurait peut-être même pu sauver ce pauvre baby-foot dans cette histoire, qui sait.