À lire en écoutant : St James Infirmary – Allen Toussaint
Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.
Un psychiatre s’est remis à écrire. Pourquoi pas. Mais surtout, aujourd’hui, de la psychose est né un enfant sans père. À l’heure où on se questionne sur la possibilité de concevoir un enfant pour des parents de même sexe, où on essaie d’anticiper l’impact des familles recomposées sur la construction psychique d’un enfant, voilà qu’apparaît la possibilité de créer la vie sans père.
Mme Pouponnière a accouché il y a peu. C’est la maternité qui appelle. Et elle qui appelle la psychiatrie de liaison pour étayer une relation entre une maman et son bébé. Une nouvelle maman qui ne se comporte pas comme toutes les autres. Elle paraît trop inquiète, pas assez adaptée, trop ceci, pas assez cela. Comme si une mère devait forcément aimer son premier enfant avec le plus pur amour, mais avec de l’amour mesuré, ni trop, ni pas assez. Un amour raisonnable, une inquiètude sans excès, des gestes adaptés. Parce qu’une mère serait censée connaître tous les gestes utiles pour le nourrisson. Comme si c’était inné. Cette demande m’agace d’avance.
Je vois Madame, le visage tiré de fatigue, les cheveux ébouriffés. On dirait que je la lève du lit, mais c’est aussi une réalité de nouvelle maman. Le bébé sollicite l’attention, contraint par un lien de dépendance maximum à sa mère. Plus question de pouvoir faire passer ses besoins avant ceux de l’autre, ceux du bébé. Au moins pour un temps.
Mme Pouponnière a le regard doux par moments, et très préoccupé à d’autres moments. Elle semble agir comme un enfant sauvage, se méfiant de chaque parole qui lui est amenée, surveillant du coin de l’œil ces assaillants qui osent venir la rencontrer, elle qui m’affirme que l’humain lui a déjà suffisamment prouvé sa non-fiabilité. La confiance n’est plus là. Et Mme m’explique ne plus avoir eu de contact prolongé avec l’humain depuis plusieurs années pour cette raison. Suffisamment longtemps pour forger une théorie solide plaçant l’humanité en grand persécuteur. Parce que lorsque notre cerveau n’arrive plus à voir ses propres défauts dans un miroir, il se tourne vers son environnement à la recherche de causalité. Pour mettre du sens à des difficultés à rentrer en lien avec l’autre. Si ça ne peut pas venir de soi, alors ça vient forcément de l’autre. C’était en tout cas plus simple pour Mme de considérer que l’humanité entière était mauvaise, plutôt que d’imaginer qu’elle pourrait avoir des difficultés à interpréter les codes sociaux qui nous permettent de vivre en société.
Ça ne posait pas tellement de soucis à Mme Pouponnière jusque-là. Elle vivait seule, dans un monde restreint mais rassurant. Et par-dessus cela s’est immiscé l’instinct de reproduction. Mme a puissamment ressenti un besoin de donner la vie. Et pourquoi pas. Mais face à sa haine hermétique de l’humain, concevoir un enfant avec un autre humain était inimaginable. Bizarrement, elle ne souhaitait pas non plus transmettre son patrimoine génétique, persuadée d’être le produit d’une union consanguine.
Alors Mme s’est tournée vers les nouvelles technologies. Pas en France évidemment. Mais vers d’autres pays qui proposent sans limites d’âge, ni conditions spécifiques, une procréation assistée, programmée, quitte à ce qu’elle ne soit qu’une mère porteuse. Ses finances y passent, un petit cadeau pour son égo, 9 mois de gestation et la voilà avec son bébé. Et je me retrouve devant cette petite famille sortie tout droit de la science-fiction.
C’est à ce moment que je me demande comment ce petit bonhomme va accueillir tout ça. Comment il va se construire. Comment va-t-il réagir quand on lui racontera l’histoire de sa conception ? L’histoire de sa vie ?
« Tu vois Pierrot, tu es né de l’imaginaire de ta mère. Une mère qui ne croyait plus en l’humanité. Face à l’impossibilité de convaincre qui que ce soit de son scepticisme envers l’humain, elle a décidé de te créer. Ou plutôt de te commander. Dans tous les sens du terme. Elle pourra ainsi enfin avoir un allié face à ce monde hostile. Tel un colis Chronopost, tu es vite arrivé. Enfin, il a quand même fallu 9 mois pour confectionner le paquet. Pas d’accusé de réception, le suivi s’est fait en instantané. Une fois arrivé à destination, tu n’avais plus rien d’un colis, en réalité. Tu étais un être d’exception. Un produit de la biotechnologie. Tu allais pouvoir découvrir ce monde. Mais pas comme tout le monde. Le privilège de l’exception vient avec son lot de différences. Ta mère est en réalité ta mère porteuse, la factrice d’une commande issue d’un extrait de femme anonyme et d’homme anonyme. Ce qui se fait de mieux sur le marché du bébé programmé. Dans son rêve, cette maman factrice n’avait pas inclus d’autre homme. C’est pourquoi tu n’as pas de père. Mais rassure-toi, l’administration française t’a permis d’en avoir un. Et par la même occasion, cela a aidé ta maman factrice à réaliser son fantasme de créer une famille protégée du monde des humains. Elle a pu inventer le nom de ton père. Il en fallait un, après tout. C’est écrit dans le logiciel de la Préfecture. Un enfant a toujours un père. Alors il en fallait un. Au moins tu as son nom. Mais je dois te le dire dès maintenant, c’est une coquille vide.
Voilà donc ton statut. Enfant adopté, porté, conçu comme une commande de colis, amputé d’un père dès la naissance et projeté dans la vie fantasmée d’une mère pétrifiée par la méfiance à l’égard du monde qui l’envahit. Tu pourras remercier ceux qui n’ont pas souhaité se pencher sur les chartes éthiques et tous ces « concepts philosophiques un peu trop pensés » pour un monde qui doit aller vite, être performant, et accéder à tous les désirs les plus fous d’humains qui se pensent sans limites. »
Je suis en colère. Et tout ça va très vite dans ma tête. En quelques secondes, voilà qu’un jugement fort apparaît, alors qu’avant ça je n’y avais même pas pensé. Il va falloir que je retourne dans la réalité, face à Mme Pouponnière. Il va falloir que je l’accompagne. Parce que des collègues vigilants ont déjà prévu de placer son enfant. Pour de multiples raisons en lien avec la sécurité de ce bébé, dans ce climat d’étrangeté face à cette conception. Mme Pouponnière ne va pas bien. Ça se comprend. Mais je ne suis pas sûr que ce monde aille si bien que ça non plus par moment.
Sûrement Dieu a déjà dû jouer à être un Homme un jour, pour s’amuser. Mais peut-on laisser l’Homme jouer à se rêver en Dieu ? À vos stylos, vous avez deux heures. Et c’est Dieu qui notera les copies. Le philosophe ne concluera pas, le psychiatre donnera son avis, peut-être.