Résilience et Hystérie


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resiliency volcano

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

La force de Résilience a dominé le tsunami d’Hystérie. Et de ça est né un nouvel être.

C’est l’histoire de Mme Guérilla, cette femme d’une quarantaine d’années qui n’avait plus grand chose d’une femme. Les cheveux courts, très courts, elle portait toujours un pantalon très serré et un T-shirt ample. Elle ne regardait jamais les gens dans les yeux. Du moins, elle ne les regardait PLUS dans les yeux. Ces yeux étaient éteints. Son visage fermé. Elle avait cette démarche de femme dure sans arriver à en assumer la posture. Elle avait le pas hésitant, comme une blessée de guerre qui cherche à rentrer au camp de base.

Oui, parce qu’on va parler de guerre. Une guerre qui se passe un peu partout dans le monde, qui fait des ravages. Mme Guérilla y a participée. Pourtant, elle ne s’était pas portée volontaire au combat.

La première attaque fut brève et violente. Elle venait de récupérer son courrier hebdomadaire. La frappe a été rapide. Elle est tombée à terre. Figée par la surprise, son corps ne répondait plus. L’assaillant a alors agi selon les codes de la guerre. Hors de toute valeur morale. Des cris, du sang. Déchirée, tiraillée, son intimité volée, Mme Guérilla venait de rentrer dans sa guerre.

Quelques jours passèrent, hors du temps et du monde. Mme Guérilla était sous le choc. Mais Mme Guérilla avait continué sa routine de vie, tant bien que mal. Elle faisait tout comme un robot, tout en automatique, parce qu’il fallait bien se raccrocher à quelque chose.

Malheureusement, le fardeau de la guerre continua.

Au même endroit. Le même soldat. Mme Guérilla aurait pu être sur ses gardes, seulement son corps ne répondait toujours pas. Le soldat avait pour sa part campé sur sa position, prêt à détruire Mme Guérilla, porté par une pulsion de mort qui le dominait complètement. Il sauta de nouveau sur sa proie. Et dévora chaque particule physique et psychologique qui restait de Mme Guérilla. Et on se suffira à ces mots. Parce que l’horreur n’a pas besoin de plus de détails.

Depuis, Mme Guérilla est en guerre. En guerre contre le monde. En guerre contre elle-même. Elle ne sort plus sans ses six chiens. Des gardes du corps garants d’une protection maximale. Elle ne fréquente plus personne, et agit comme un tyran avec toute personne qui croise son chemin. Ça évite de penser, ça évite le danger. Elle ne veut plus ressentir. Parce que l’émotion, c’est la porte d’entrée de l’âme. Et elle n’en veut plus de cette âme. Peut-être même n’en a-t-elle plus.

Dix ans ont passés. Mme Guérilla a eu le temps de découvrir cette partie d’elle qui dormait en silence au fond de son âme, celle qu’on nomme Hystérie. Hystérie, c’est cette enfant dépendante qui ne recherche qu’une chose, c’est d’être aimée. Une enfant pleine de fougue et d’impulsivité, mais aussi du genre à ne pas supporter la moindre frustration, la moindre attente ou la moindre surprise désagréable. Fascinée par son image, elle n’en reste pas moins douteuse de la qualité de sa personne. Mais elle n’arrive que rarement à se comparer à l’autre. L’autre n’existe pas. Elle ne sait pas ce que c’est. Alors tout tourne autour de sa vie et du mini-monde dans lequel elle vit, en sécurité.

Hystérie est souvent perdue dans ce monde. Elle a peur de ce vaste inconnu si imprévisible. En fait, la peur dirige sa vie comme une balle de Flipper se fait envoyer d’un coin à l’autre du plateau par les obstacles qui le composent. Elle est ballottée sans savoir comment reprendre un peu de contrôle. Sans savoir s’il est même possible d’avoir un peu de contrôle sur sa vie.

Hystérie est souvent critiquée dans cette société. Trop immature, trop impulsive, trop dirigée par ses émotions, trop imprévisible dans ses réactions, trop égoïste. Trop. Alors Hystérie souffre et Hystérie s’isole. Et avec un peu de chance parfois, Hystérie arrive aux urgences. Parfois même elle rencontre un soignant bienveillant, parfois même un psychiatre. En réalité, Hystérie est souvent rejettée, parce que Hystérie est incompréhensible et Hystérie fait des histoires. Hystérie fait désordre et reproche tout ce qui est possible au monde. Souvent en injectant la même quantité de violence qu’on a pu lui infliger. Parce que la guerre laisse des traces.

J’ai eu l’occasion de discuter avec Hystérie, cette partie qui avait pris tant de place chez Mme Guérilla. Une enfant dans un corps d’adulte. Les psychiatres la connaissent bien. Et elle m’a surtout insultée au départ. C’est « la vérité qui sort de la bouche des enfants ». Sans filtre.

Parfois, elle réveille en nous nos failles les plus profondes. Alors ça peut faire mal. Mais l’erreur serait de rester dans ce cercle vicieux de violence en répondant ou en agissant primitivement face à ces attaques. Sans apercevoir cette enfant qui pleure de ne plus voir le monde comme un grand champ de tournesols en chocolat entouré de papillons-licorne en sucre d’orge. Alors j’essayais de garder cette image bucolique dans la tête quand Hystérie venait m’insulter, me reprocher tout ce qui était possible de reprocher à un psychiatre. Et pourtant, ça fait toujours mal de se faire insulter par sa patiente.

Elle m’expliquera un peu sa vie, et puis aussi sa dernière longue hospitalisation. Mais la chance qu’a sûrement eu Mme Guérilla sur son chemin, c’est d’avoir croisé une équipe de soins d’une rare bienveillance. Elle m’a décrit ce moment comme le tournant de sa vie. Le moment où Hystérie a rencontré son alter ego, Résilience. Pour un ultime combat.

Résilience, c’est une partie que chacun a en soi. Un petit bout de nous qui s’exprime avec plus ou moins de force en fonction de chaque parcours de vie. Résilience aime la vie. Résilience aime s’exprimer quand on prend soin d’elle. Résilience est sensible à la bienveillance. Résilience est bien consciente qu’une route est faite de bosses, de virages, de portions en travaux, de surprises. Mais ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est explorer. Parcourir cette route, y observer tous ces paysages, rencontrer tous ces gens différents, et toujours continuer à avancer. Partir en voyage pour un road-trip qui durera toute la vie. Résilience n’est pas forcément optimiste, mais au moins elle est réaliste.

Après un temps long, Mme Guérilla en était venue à se demander si les chiens que voulait Hystérie plairaient à Résilience. La réponse était arrivée rapidement. Résilience aimait avancer sans chaînes aux pieds, alors les chiens ont été éjectés. Puis Résilience a voulu explorer son quartier. D’abord le pâté de maison, puis le supermarché, puis la rue d’à côté. Et plus Résilience explorait ce monde, et moins Hystérie pouvait donner son avis.

Alors oui, parfois Hystérie arrivait à réunir suffisamment d’énergie pour remontrer le bout de son nez. Mais c’est pour ça que je voyais Mme Guérilla. Elle n’en pouvait plus de cette enfant capricieuse. Dans un mouvement de révolution, Mme Guérilla voulait tuer Hystérie et ne vivre qu’avec Résilience. Elle voulait devenir Mme Reziliencia. Seulement, en tuant une partie d’elle-même, elle faisait le choix de s’handicaper. Et ce n’était pas ce qu’elle voulait.

On a donc travaillé cette transition ensemble. Mme Guérilla a progressivement redécouvert son corps, ses sensations, à travers Hystérie comme à travers Résilience. Et c’est ce qui m’a marqué le plus chez elle. Mme Guérilla avait vécu la guerre, contre son gré. Elle s’était battue corps et âme, au point de se retrouver bloquée dans une guerre plus insidieuse, celle qui confrontait deux parties d’elle-même. Et malgré tout cela, elle avait réussi à trouver l’énergie vitale pour faire signer un pacte de paix entre Hystérie et Résilience.

Et des milliers de pacte de paix comme celui-ci sont signés chaque jour dans l’ombre de notre société grouillante. Des guerres sont stoppées chaque jour. Et d’autres démarrent instantanément. Mais Mme Guérilla m’a donné confiance. L’humain a bien conservé cette force qui lui permet de s’adapter à toutes les situations. La Résilience a surpassé l’Hystérie, pour en tirer le meilleur compromis.

La valise de Madame Frisette


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Madame Frisette

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

C’était parti pour être une journée normale. Quelques patients déprimés au point de ne plus pouvoir se rendre beaux et productifs pour la société, une grand-mère ayant vécu l’équivalent de trois fois ma vie et que seule la solitude accompagnait à présent, un jeune philosophe qui ne trouvait plus de logique dans ses pensées. Et Madame Frisette. Madame Frisette, elle a le visage doux. Le visage d’une maman aimante. Elle a trois enfants qui en bénéficient d’ailleurs. Elle pourrait être ma mère, tiens. Et elle avait des beaux cheveux ondulés, qui faisaient des mouvements dans tous les sens.

Le hic dans tout ça, c’est qu’en ce moment, les sillons que forment les quelques rides de son visage se remplissent régulièrement de torrents de larmes. Elle n’en a pas envie pourtant, elle, de pleurer. Mais elle ne le contrôle plus. Son corps lâche. Et ses enfants en sont arrivés à ne plus pouvoir compenser. « Épisode dépressif majeur sévère, retentissement fonctionnel majeur ». Ok, bon. C’est la première fois pour elle. En la voyant, j’ai du mal à me dire qu’elle est « juste » déprimée. Pourquoi maintenant? Pourquoi à 55 ans? Elle travaille, après tout. Et elle l’aime bien, son boulot. Ses collègues l’apprécient. Et elle est entourée de ses enfants. Elle a l’air d’aimer la vie quoi.

Ah, elle est séparée. Elle n’a plus de compagnon de vie. Ah, elle était battue par son ex-mari. C’est vrai, j’ai entendu dire que ça faisait mal. Les journalistes le rapportent souvent d’ailleurs. Comme s’il y avait un doute à avoir.

Elle me touche de plus en plus cette patiente. Je fouille un peu encore, parce que souvent, la forêt qu’on pense avoir trouvée derrière l’arbre n’est en fait que le bosquet qui cache la jungle. Mais la jungle, c’est vaste et semée d’embûches. Alors il faut être rusé. On nous a appris ça. Mais je suis encore jeune, alors la ruse ne se résume pour le moment qu’à demander franchement : « tout ce que vous décrivez là, ça me fait poser une question. Peut-être que c’est exagéré, mais je me demandais, ça vous est déjà arrivé d’avoir été victime de violences physiques, sexuelles, avant cette histoire avec votre ex-mari? ». Son visage se décompose. Je crois que ça a duré cinq bonnes minutes. Ou peut-être plus. Un long silence. Son regard est parti loin dans sa tête. Je pense que j’ai tapé juste.

La sensation que j’ai à ce moment-là, c’est un peu bizarre. Un mélange entre la satisfaction absolue d’avoir tapé juste, et le désespoir de se dire que c’est bien ça qu’elle a vécu… J’aurais préféré avoir tort. Ça me fait penser à certains de mes collègues qui font des pieds et des mains pour trouver une maladie rare face à un symptôme chez leur patient, et qui sautent de joie d’avoir trouver le bon diagnostic. Mais le problème, c’est quand cette maladie rare n’a pas de traitement. Ça ne soulage qu’un temps le patient et le médecin. Espoir – Désespoir.

Elle a finalement hoché la tête pour répondre. Les détails de son agression, je vous les épargne. Vous les connaissez de toute façon. Comme la plupart du temps, c’est dans la sphère familiale proche. Comme parfois, le reste de la famille fait pression pour ne pas que ça s’ébruite. Ça fait mauvaise figure en société. Et puis, tiens, on va la faire se sentir coupable. Qu’est-ce qu’elle foutait là après tout? Quelle idée de venir rendre visite à sa sœur? Quelle idée de rester à traîner dans l’appartement quand sa sœur est partie travailler? Et puis de toute façon, c’est sûr qu’elle a fait des avances à son beau-frère, il n’y a vraiment pas d’autres explications. Sa sœur ne la croirait pas, c’est certain. Quel toupet.

Mme Frisette a fait 30 ans de voyage avec une valise qui pesait 1 tonne au départ. Maintenant, elle pèse environ 50 tonnes. Et Mme Frisette n’arrive plus à se déplacer avec. Il va falloir en vider un peu, pour continuer.

Ce que je retiens le plus d’elle en écrivant ça finalement, c’est son sourire à la fin de l’entretien. Et quelques mots : « merci d’avoir entendu ce que j’avais à dire. Merci de ne pas m’avoir jugée. » C’est marrant, parce qu’on n’entend pas trop ça en psychiatrie. Parce que c’est comme ça la psychiatrie, on récupère les souffrances environnantes. Et vous dites pas merci à la déchetterie à chaque fois que vous jetez vos ordures.

Alors du coup, de temps en temps, ça fait plaisir à entendre. L’enfant qui est en nous est content. Surtout celui qui rêvait d’aider les gens plus tard.