La Manie du Biais : Une Histoire de Religion et de Croyances


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Trinité Jésus Christianisme

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un homme s’est fait biaisé. Peut-être un peu plus que d’habitude.

Mr Trinité s’est présenté aux urgences amené par sa compagne. Ils venaient de se disputer. Ça avait fait beaucoup de bruit. Beaucoup de paroles déplacées. Beaucoup de gestes déplacés. Au point où Mr Trinité se blessa. Il s’était un peu emballé dans son argumentaire. Il avait un peu trop agité ses bras, et il s’en était cassé le doigt en se tapant contre la cheminée.

C’est un collègue urgentiste qui les a accueillis. Il s’est occupé du doigt. Très pro. Il en a même profité pour s’intéresser à la vie de Mr Trinité. Notamment pour mieux comprendre d’où venait cette fracture. C’est rarement anodin, une fracture. Alors le type lui a expliqué qu’il s’était disputé. Rien de bien extraordinaire pour le service des urgences. Et puis il a rajouté une phrase qui l’amènera à rester à l’hôpital un peu plus longtemps que prévu.

« Ma copine m’a saoulé ! Mais je m’en fous, la Trinité m’aidera, maintenant qu’on est un quatuor ! »

En entendant cette phrase, certains médecins, peut-être par fatigue, auraient laissé couler, en répondant un « Mmhh, oui oui, c’est ça » sans chercher plus loin. Parce que s’il faut gratter plus, alors ça va prendre plus de temps. Mais ce collègue a réagi. « Avant de partir, j’aimerais que vous voyez un collègue quand même ». Alors je l’ai rencontré. Un type sympa, la trentaine, avec des petites lunettes rondes qui relevaient un visage plutôt terne. Quelques poils rebelles parsemés sur ses joues et son menton. Un regard doux malgré tout. Un corps frêle mais qui s’agitait dans tous les sens. Et sa compagne, plutôt désemparée, le visage défait par l’étonnement. Leur dispute n’était en fait pas si anodine que ça. Depuis plusieurs mois, Mr Trinité assenait sa copine de ses théories mystiques qui le reliaient à la Terre. Mr Trinité était croyant. Un catholique pure souche. Depuis tout petit. Il avait fait tous les rituels d’acceptation, du baptême à la communion, en appliquant à la lettre les valeurs bibliques. Puis, un jour, la trinité l’a contacté. Les trois éléments. Ce fut la révélation. La trinité n’existait pas. Il n’y avait pas des religions, mais une méta-religion qui réunissait Chrétiens, Musulmans, Juifs et Bouddhistes. Il devait devenir le prophète qui allait guider le peuple vers l’unité. Il allait transformer la Trinité en Quatuor. Les trois éléments… Et Lui.

Les signes appuyant cette théorie pleuvaient soudainement de toute part. Il n’y avait pas trois signes cardinaux, mais bien quatre. Il n’y avait pas que l’eau, la terre et le feu. Il y avait aussi le vent. Et coïncidence, la révélation arriva le 4 avril. 04/04. Entendant cela, je lui ai proposé de rajouter à sa liste le fait qu’une voiture avait aussi quatre roues, mais il ne lui a pas semblé utile de le relever.

Ce qui m’a marqué chez Mr Trinité, c’est sa capacité à faire des liens entre des notions qui n’étaient pas prévues pour se lier. Penser en dehors des normes. En plus de traverser une phase maniaque intense, qui signe quand même bien un trouble bipolaire naissant, qui décuple les sens, les jugements, et la capacité à penser et faire du lien, Mr Trinité était en fait victime d’un biais de pensée que chaque humain vit quotidiennement : le biais de confirmation.

Le biais de confirmation, c’est notre tendance à nous focaliser sur des informations qui confirment nos préjugés. On les cherche, on ne veut voir qu’elles, et même notre mémoire va jusqu’à prioriser les souvenirs qui vont abonder dans le sens de nos idées préconçues. Parce que c’est toujours plus simple et agréable pour notre cerveau d’aller vers ce qu’il connaît déjà. Et à l’inverse, ce biais nous amène aussi à être beaucoup moins intéressés par les messages qui vont à l’encontre de nos opinions ou de nos croyances.

On a tous eu cette sensation. Parce qu’on a tous des idées préconçues. Un exemple classique, c’est le fait qu’on lise des médias qui correspondent principalement à notre vision du monde. Une personne de droite lira plutôt le Figaro ou le Nouvel Obs, et une personne de gauche lira plutôt l’Huma, Charlie Hebdo ou Courrier International. Parce que lire des avis qui vont à l’encontre de nos pensées est trop coûteux. C’est d’ailleurs très difficile de changer nos opinions. Ceux ayant des avis divergents du nôtre peuvent tenter de nous convaincre par tous les moyens. Mais c’est souvent peine perdue.

Dans tous les cas, ce phénomène était devenu chez Mr Trinité son seul mode de pensée. Peu importe les preuves que l’on pouvait lui amener, tout abondait dans le sens de sa théorie. Et c’est bien là ce qui peut déconcerter un psychiatre au départ. Quand la logique n’est plus là, que l’émotion biaise un peu trop la perception d’un humain, alors le bizarre surgit, avec son lot de conséquences. Face à l’évidence, on a toujours très envie de lui balancer un truc du genre « non mais tu te rends quand même compte de l’absurdité de ce que tu es en train dire là ? » Seulement, pour l’avoir déjà tenté (avec un peu plus de bienveillance dans le propos tout de même), ça braque la personne, évidemment. Et ça casse l’alliance thérapeutique. En cadeau. Et sans alliance, pas de travail. Imaginez que votre médecin vous dise que non, la Terre n’est pas ronde, et que le monde dans lequel vous vivez n’est pas réel. Je pense que vous le trouveriez bizarre. C’est exactement ce que ça fait pour une personne en plein délire mystique.

Mais ne nous méprenons pas, le biais de confirmation n’est pas l’adage des seules personnes souffrant d’un trouble bipolaire. Il est seulement exacerbé chez eux. Tout humain en quête de sens va s’engouffrer dans ce biais, de l’apprenti terroriste convaincu que tuer toute personne ayant une pensée différente de la sienne lui permettra de devenir martyr, jusqu’au milliardaire persuadé d’être le nouveau leader mondial d’une pensée originale.

Pas de folie donc, mais plutôt des biais. Après tout, nous ne sommes que des humains, avec un cerveau un peu simpliste, un gros morceau de graisse et d’électricité.

Fable d’une Religion Moderne


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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Jésus est revenu parmi les siens. Et ce sont les pompiers qui l’ont d’abord rencontré. Une sacrée histoire. Ou peut-être une histoire sacrée.

Jésus était né dans une famille modeste. Fils unique, il avait grandi sous la surveillance de ses parents, qui n’aimaient pas trop le voir fréquenter d’autres enfants de son âge. Son éducation avait été marquée par la rigidité d’une époque révolue. Sensible aux valeurs telles que la justice et l’équité, il s’était tourné vers le métier qui lui permettait d’exercer la loi. Il avait ainsi défendu le pauvre et l’opprimé pendant de nombreuses années. Seulement vers 33 ans, rien n’allait plus. Jésus ne comprenait plus ce monde. Il perdit progressivement sa fougue et son ardeur à défendre son prochain, et décida de disparaître de la société. Il se sacrifia ainsi du monde social, pour se réfugier vers d’autres cieux.

Jésus avait été, mais à présent il n’était plus. Il n’apparaissait en public que pour se fondre dans la masse. Au marché, pour acheter quelques aliments. Sur internet, pour fournir quelques travaux rémunérateurs. Il était devenu progressivement invisible. Il avait fait le vœu pieu de vivre dans l’immatériel. Son sacrifice l’avait mené à négliger jusqu’à sa propre personne. Il ne se lavait plus. Il n’entretenait plus son image. Par ces actes, il laissait la nature reprendre ses droits sur son corps. Il observait ainsi le monde sans pour autant y appartenir.

Au bout de quelques années, il en vint à changer son eau en vin. Premier miracle malheureux. Il y arriva avec tellement de facilité que bientôt l’eau ne fit plus partie de sa vie. L’alcool comme seul compagnon, pris par sa fougue miraculeuse. A force de ne plus se laver, son corps se transforma. Deuxième miracle malheureux. A défaut de changer son corps en pain, il se dégrada plutôt en miettes. Des croûtes, des plaques. Des cheveux longs. Une barbe longue qui prenait l’allure d’une broussaille. Et la maigreur squelettique d’un homme abandonné à la nature.

Bientôt, son état ne lui permit plus de fonctionner correctement. Avaler le moindre aliment devenait une corvée. Jusqu’au jour où il accomplit son dernier miracle. 33 ans après son auto-crucifixion, il transforma sa salive en sang. Il en crachait quotidiennement. Au point où il se décida à demander de l’aide. Jésus n’y arrivait plus. Jésus avait besoin de revenir auprès des siens.

C’est dans ce contexte que je l’ai rencontré. Les pompiers l’avaient amené aux urgences. Les médecins urgentistes l’avaient examiné, et avaient décidé d’une hospitalisation pour explorer son état physique. Ils avaient trouvé son histoire étrange. Ils ont alors décidé de faire appel à un psychiatre.

Jésus ne m’a pas vraiment donné la foi au premier contact. Il me paraissait si éloigné du monde des humains que je n’y voyais qu’un être perdu, choqué, sauvage, à l’allure quasiment plus humaine. Je suis resté longtemps à l’écouter. A la fois fasciné par son parcours, et consterné par son état. Comment un homme peut-il perdre tout intérêt en l’humanité aussi soudainement et avec autant de conviction? La maladie s’était probablement immiscée dans sa vie. En tant que psychiatre, l’hypothèse d’une schizophrénie vient rapidement en tête, bien que d’autres causes soient également à prendre en considération. On fera d’ailleurs tout un bilan pour lui.

La perte d’intérêt pour l’autre, de manière aussi marquée, est un des traits majeurs de l’entrée dans cette maladie. En réalité, c’est souvent l’émotion qui disparaît. Plus de plaisir, plus de libido, plus d’aversion aux désagréments de la vie. Et donc plus d’intérêt pour grand-chose, en soi. Il reste souvent quelques domaines qui maintiennent la personne en vie. Pour Jésus, c’était les travaux de traduction, un peu de lecture, l’alcool et le tabac.

Après toutes ces années d’isolement social, Jésus voulut me dire une chose en particulier. Une chose qui m’a marqué.

« Je suis surpris de voir comme les gens me sourient et sont bienveillants envers moi, malgré mon apparence. Je ne pense pas que j’aurais été capable d’en faire autant face à quelqu’un comme moi »

Jésus testait encore l’humain. Comme pour vérifier si l’humanité avait été préservée malgré son absence.

Aussi bizarre que cela puisse paraître, Jésus était en effet traité comme n’importe quel autre patient. J’ai d’ailleurs remarqué une chose assez étrange chez les soignants de services non psychiatriques. Lorsqu’ils prennent en charge un patient qui vient pour un problème physique mais qui souffre également d’une maladie mentale insidieuse et non diagnostiquée, leur bienveillance à son égard est grande. Du moins quand le patient est calme. Comme si le fait de ne pas se rendre compte de la maladie mentale dont souffre le patient protégeait ces soignants de possibles gestes discriminatoires face au préjugé. Comme si la peur n’apparaissait que face au diagnostic. « Oh, il est un peu bizarre, voilà tout ». Et pourquoi pas.

Lorsqu’un patient est hospitalisé en psychiatrie, les choses sont parfois plus variables. L’œil des soignants n’est peut-être plus aussi candide que celui des soignants en hôpital général face à la maladie mentale. Ce qui est accessible à leur vision est peut-être différent. La maladie mentale est parfois comprise, ou banalisée, voire redoutée. Dans tous les cas, elle est prise en compte.

Alors un patient hospitalisé pourra générer chez les soignants des comportements de bienveillance, mais aussi parfois de méfiance, voire de malveillance en fonction de la pathologie mentale en jeu. Et tout ça se passe rarement consciemment. Cela fait plutôt appel aux habitudes, au primitif, à l’inconscient. Le terme ancien pour désigner ça, c’est le contre-transfert. J’en ai déjà parlé au sujet de Mr Parano. Il peut être positif, et nous amener à être bienveillant. Il peut aussi être négatif, et nous amener à être négligent, voire malveillant. C’est comme ça, c’est l’humain. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne doit faire aucun effort pour l’identifier. Bien au contraire, certaines équipes se réunissent même régulièrement pour réfléchir leurs comportements face aux patients en fonction de contextes difficiles. Face à la violence. Face à l’incompréhension. Face aux situations qui génèrent de la peur. Parce que la peur a parfois trop envahi l’institution. Au point de la figer, de la rigidifier, en perdant sa capacité à s’adapter à l’individualité de chaque patient. Alors parfois, certains soignants deviennent moins empathiques. À regret.

Bref. Aujourd’hui, j’avais peut-être un prophète en face de moi. Je me demande si, en sachant ça, j’en changerais ma façon de le prendre en charge, de l’aborder, de le considérer. Après tout, on voit bien comme on peut devenir plus précautionneux quand on s’occupe d’une personne connue du public, une « personnalité ». C’est injuste. Pourquoi devrait-on prendre plus de temps pour l’un que pour l’autre? C’est peut-être juste humain. Ou très occidental.

Peut-être que Jésus n’était pas un prophète. Peut-être était-il simplement un humain parmi d’autres. Le prophète comme l’humain ont peut-être d’ailleurs souffert tous les deux de troubles mentaux. Ce n’est pas pour autant qu’ils en deviennent repoussants. Au contraire même, Jésus m’a fasciné. Et pourtant, je ne suis pas croyant.