L’Absente et Le Présent


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Absence

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une patiente n’est pas venue en consultation. L’absentéisme, ce fléau contemporain, reconnu coupable numéro un des déficits financiers de nos structures de soins. Peut-être. Mais si derrière chaque absence se trouvait en réalité une histoire plus singulière ?

J’ai connu Mme Esquive il y a quelques mois. Elle était venue parce qu’elle était un peu plus triste que d’habitude. Un peu à reculons, elle est rentrée dans mon bureau. À chaque pas qu’elle faisait, je la voyais hésiter. Elle aurait maîtrisé le pas de danse de Michael Jackson, je l’aurais bien imaginée fuir du bureau en moonwalk. Elle n’avait pas envie d’être là. Elle n’aimait pas les médecins. Encore moins les psychiatres. « Pour changer, tiens » me suis-je dit. Après tout, on va bien voir son banquier quand on en a besoin, même si on ne l’aime pas. Elle se décida quand même à s’asseoir.

Je me rappelle bien de cette première consultation. Je l’avais vécue avec une sensation étrange. Quelque chose ne me paraissait pas habituel, mais je ne voyais pas quoi. J’ai mis quelques jours à comprendre. En fait, elle n’avait pas enlevé son manteau de toute la consultation. Pourtant, elle m’a parlé, beaucoup. Elle s’est livrée, pleinement. Elle a tenté de répondre le plus précisément à chacune de mes questions. En tentant de passer outre ces larmes qui coulaient toujours plus fort et abondamment. Mais elle n’avait pas enlevé son manteau. Comme pour me rappeler que j’étais encore en probation.

Elle m’a de suite beaucoup touchée. Les détails restent alors beaucoup plus facilement en tête. Son visage rond. Son regard fuyant, vérifiant régulièrement que la porte de sortie soit toujours au même endroit. Ses cheveux bien rangés. Sa grosse doudoune qui la cachait entièrement. Sa façon de sans cesse se dévaloriser. De penser que les besoins des autres valent toujours mieux que les siens. Ces patients-là, je m’en rappelle toujours un peu plus. J’en arrive même exceptionnellement à m’inquiéter pour eux en dehors du boulot. Si, si. Mais ces moments, on ne les considère pas comme des heures supplémentaires dans ce métier.

Au fil des consultations, une relation s’était tissée. Un lien de confiance, toujours fragile, qui nécessitait sans cesse d’être entretenu. Après tout, la confiance, c’est pas forcément toujours acquis. Elle arrivait souvent en retard par exemple. Je savais que c’était pour elle difficile de sortir de chez elle. Qu’à chaque fois, c’était un effort colossal. Alors j’essayais de la déculpabiliser. Et tant pis si j’avais du retard pour la suite. J’ai la chance de ne pas souffrir mentalement, alors je me suis dit que je pouvais plus facilement qu’elle endosser la responsabilité de ce retard. C’était toujours ça de gagné pour elle. Et pour en mettre une couche supplémentaire, j’essayais de placer un petit « c’est déjà beaucoup que vous arriviez à tenir tous vos rendez-vous, que l’on puisse se voir si régulièrement » de temps en temps, qui permettait peut-être de rendre tout ça plus léger pour elle.

Et d’ailleurs, lors de notre dernière consultation, elle m’avait expliqué tout ce qu’elle avait réussi à faire. Elle reprenait progressivement des forces. Elle réinvestissait sa vie différemment. Et ça faisait un bien fou de le constater. De la voir changer. De la voir sourire pour la première fois. Voir un humain reprendre son autonomie, une indépendance affective, c’est un spectacle unique. J’avais le sourire jusqu’aux oreilles moi aussi. On a beaucoup discuté lors de cette consultation. Elle était sur la bonne voie. J’avais l’impression qu’on était tous les deux rassurés.

Et puis il y eut la consultation de la semaine dernière. Celle où elle n’est pas venue. Personne. J’ai demandé à ma secrétaire de l’appeler. Injoignable. Je l’ai rappelée en fin de journée. Répondeur. J’ai laissé un message. Et j’ai attendu. Rien. Je suis rentré chez moi. Et spontanément, le sujet m’est revenu en tête.

« Peut-être est-elle de nouveau en phase de dépression aiguë… »

« Peut-être a-t-elle simplement raté son bus… Après tout, elle avait du mal à sortir de chez elle… »

« Peut-être a-t-elle peur que je lui reproche de ne pas être venue… Ou alors j’ai peut-être dit quelque chose de trop la dernière fois… Ou alors j’ai été trop familier… »

Je ne comprenais pas. De nouveau cette saleté d’incertitude. Une piqûre de rappel pour ne pas oublier qu’on avance toujours et seulement à vue. Et qu’il suffit d’aller un peu trop vite pour se brûler les ailes. On croit que ca va mieux pour nos patients. Que la pente ne peut être que vers le haut. Et tout d’un coup tout s’arrête.

Alors j’ai attendu. Je me suis retenu de la rappeler. J’ai continué mon activité, en faisant comme si ce n’était rien. Mais ce métier nous oblige à imaginer le pire, parce que l’exceptionnel est la norme, dans le bon comme dans le mauvais. Alors je m’obligeais à ne pas m’inquiéter. Nous avions établi une relation de confiance, je devais m’appuyer dessus et avoir confiance.

Cette semaine a été particulièrement épuisante.

Aujourd’hui, Mme Esquive a rappelé ma secrétaire pour reprendre rendez-vous. Elle avait peur que je la rejette parce qu’elle n’avait pas réussi à sortir cette fois-ci. Quand j’ai appris la nouvelle, le poids de toutes les atroces conséquences possibles d’une souffrance mentale s’est évanoui dans les airs, en un instant.

Peut-être ai-je été trop inquiet pour ma patiente. Peut-être qu’il n’aurait pas fallu que je m’implique autant dans le soin pour tenter de créer du lien. Mais après tout, c’est peut-être le prix à payer pour avoir une relation de confiance. Et c’est peut-être même ça l’essence de notre métier.

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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Des parcours de vie se sont croisés. Toute la journée. Chaque vie plus exceptionnelle que l’autre. Avec son lot de surprises, bonnes ou mauvaises.

Mr Esbrouffe d’abord. Un type imposant, au charisme bombé par les nombreux projets ambitieux qu’il a menés au cours de sa vie. Il se décrivait comme le pilier de son entreprise, le pilier de sa famille. Un homme qui aimait porter les gens. Une vie à cent à l’heure, avec ses excès, jusqu’à mettre sa santé et son corps de côté. Jusqu’au jour où son corps s’est littéralement retourné contre lui. Une maladie auto-immune. Son corps en a eu assez peut-être. Sa génétique ne devait peut-être pas l’aider. Son système de défense immunitaire s’est retourné contre lui, jusqu’à lui attaquer le cerveau. Fulgurant. Mr Esbrouffe a alors vu ses émotions s’intensifier. Dépression. Manie. Tout y est passé. Il a perdu le contrôle de son comportement. Adultère, dépenses folles dans les casinos, isolement social. Sa famille s’est déchirée. Il a arrêté de travailler depuis deux ans. Il ne se reconnaît plus. Il s’est retrouvé seul. Parce que les gens bizarres, on les évite. Sans vouloir comprendre. Sans se poser de questions. Alors je le reçois, pour dépoussiérer tout ça. Pour l’aider à restaurer ce qui peut l’être. Peut-être même retrouver cette humanité qui le définissait si bien. Et pour le reste on verra.

Il y eut ensuite Mme Bijou. C’était une employée modèle. La quarantaine bien tassée, elle tenait un petit magasin qui tournait bien. Elle servait les gens avec passion et générosité. Et puis la convoitise a mené un homme à braquer sa boutique. Des coups de feux, beaucoup. Des menaces de mort. Toute la vie de Mme Bijou a défilé devant ses yeux. Puis il est reparti avec le butin. En trois minutes.

Si seulement ça n’avait pu arriver qu’une seule fois… Non. Mme Bijou a subi sept braquages en six mois. Sa direction n’a rien voulu changer. Mme Bijou a eu l’impression de ne pas être entendue. Elle vit depuis lors avec la peur au ventre. Elle sursaute dès qu’elle voit un homme. Elle fait des cauchemars. Elle n’arrive plus à aller sur son lieu de travail. Elle n’arrive plus à réfléchir. Elle ne retrouve plus son sourire d’antan. Son corps et son cerveau n’arrivent pas à sortir du mode survie. Mme Bijou vit tel un gibier qu’on aurait attaché dans une cage remplie de prédateurs. Et tous ses proches et collègues de travail agissent comme s’ils venaient voir ce spectacle au zoo.

« C’est son problème, après tout. Elle n’a qu’à s’en sortir toute seule »

Alors je la reçois, pour dépoussiérer tout ça. Pour l’aider à restaurer ce qui peut l’être. Peut-être même retrouver cette humanité qui la définissait si bien. Et pour le reste on verra.

Je vis aussi Mr Fixe. Il me dit avoir arrêté de prendre ses traitements. Il souffre de bipolarité. Mais des fois, il en souffre moins. Voire pas du tout. Au début de sa vie, il oscillait de dépressions en manies, rajoutant à chaque période un fardeau supplémentaire à sa vie. Un accident de la route avec un peu trop d’alcool dans le sang, après un excès de vitesse, qui lui coutera un bras.

« J’avais l’impression que j’allais pouvoir m’envoler avec la voiture! J’étais invulnérable! »

Une tentative de suicide avec les médicaments qui trainaient chez lui. Coma. Ça lui coutera une partie de son cerveau. Et puis depuis quelques mois, il a décidé d’arrêter le traitement qui lui avait permis de ne plus avoir ces crises. Il avait pourtant pu rencontrer une femme qu’il aimait, construire une famille. Il avait même pu reprendre un travail. Il passait ses journées à aider les gens. A les aimer. C’était un type concerné par l’autre. Une belle personne. Mais le ras-le-bol a pris le dessus. Il est à présent dans une phase dépressive si sévère qu’il ne bouge plus. Catatonique. Figé par l’afflux d’émotions qui envahit son cerveau et son corps tout entier. Comme si on l’avait pris en photo et qu’il n’avait plus voulu bouger de sa pose depuis. Sa femme l’a quitté, c’en était trop. Ses enfants ne veulent plus le voir. Il n’a plus de travail. Il ne peut plus vivre seul chez lui. Son psychiatre veut l’hospitaliser. Alors je le reçois, pour dépoussiérer tout ça. Pour l’aider à restaurer ce qui peut l’être. Peut-être même retrouver cette humanité qui le définissait si bien. Et pour le reste on verra.

La journée a défilé à cent à l’heure. Ça n’a pas arrêté. Toutes ces personnes qui ont un temps brillé par leurs qualités, et qui par la force des choses se voient mises de côté. Consultation après consultation, j’étais de plus en plus troublé par ces histoires, triste de voir tant de personnes isolées, écartées de la société. Triste de voir que le monde du travail reste si peu éduqué à accompagner et prendre soin de son personnel en souffrance mentale.

Alors pour me remonter le moral, je suis allé lire les nouvelles sur mon téléphone. Comme si les informations pouvaient avoir ce pouvoir. Parfois, je suis assez naïf. Même un peu con. Et en effet, tout ce que j’ai lu, c’est qu’un infirmier s’était à nouveau suicidé.

Je me suis dit que personne n’aura pu l’aider à restaurer en lui ce qui pouvait l’être. Pourtant, c’est beau, un humain qui en aide un autre. Mais peut-être que personne ne l’a vu. Peut-être qu’il n’a jamais osé parler de sa souffrance. Peut-être que paradoxalement, le monde du soin n’est pas fait pour ceux qui souffrent. Comme s’il était impensable qu’un soignant puisse souffrir.

C’est vrai qu’on confond trop souvent soignant avec sauveteur. Parce qu’on croit que les Super-Héros existent. Alors qu’on vit simplement entre humains.