Le Handicap du Handicap


A lire en écoutant : Represent Heart – Farhot

Handicap trouble mental normal stigmatisation

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

La peur d’un homme a mangé son humanité. Mais heureusement, pas complètement.

Dr Sansouci est un collègue spécialiste qui a une belle expertise de son métier. Il est urgentiste. Un métier difficile, comme il en existe beaucoup. Il enchaîne depuis des années les gardes, de jour, de nuit, avec passion et détermination. Il accueille des jeunes, des plus vieux, examine la fracture osseuse, le saignement digestif. Il traite la crise d’asthme aiguë, l’arrêt cardiaque. Il sauve des vies, souvent. Il en perd, parfois. Il est dans l’action, parfois même dans la réaction, parce que tout va vite ici aux urgences.

Dr Sansouci est un homme massif, imposant. Un peu dégarni, il porte sur son visage les stigmates d’une vie aux rythmes variables, marquant de traits profonds les contours d’un visage carré. Le regard malicieux, il aime faire des blagues, pour mieux maintenir le sourire sur le visage de ceux qui l’entourent. Par moments, il a ses colères. Son visage se crispe vite, et on perd son regard.

J’ai eu à travailler avec Dr Sansouci. En fait, un de mes patients souffrant de schizophrénie, hospitalisé du fait d’un nouvel épisode aigu de délire, se plaignait de douleurs abdominales importantes depuis un peu moins d’une journée. Le genre de douleurs qui plie un homme. Après un examen clinique, et en reprenant son histoire, son état nous a inquiété. On craignait un truc pas très fréquent mais qui peut être très grave. Alors on a voulu avoir l’avis d’un spécialiste. Ici, c’était le Dr Sansouci. Un petit courrier, une ambulance, on habille le patient et hop, direction les urgences. Rien que de le savoir là-bas me rassurait déjà beaucoup. En tant que psychiatre, on est médecin, certes. On garde alors notre capacité à repérer le grave, l’urgent, pour mieux orienter. Par contre, pour traiter de manière optimale quelque chose qui sort de notre spécialité, ça devient déjà plus compliqué.

Dr Sansouci a donc reçu mon patient. Un coup de main cordial comme on peut en demander parfois. Pendant ce temps, j’en profitais pour prévenir sa famille de tout le branle-bas de combat. Mais le téléphone sonna. « On revient avec votre patient ! ». J’étais stupéfait. Quelle rapidité !

Puis est venue la désillusion. Mon patient, toujours douloureux, n’y comprenait plus rien.

« Ils m’ont dit que j’avais rien, mais j’ai mal ! Ils m’ont à peine touché le ventre ! »

Pris de surprise, j’ai contacté le Dr Sansouci. « On l’a examiné, y’a rien. Et puis on a d’autres urgences, donc la prochaine fois, vous l’envoyez chez son généraliste ! »

Le sentant très remonté, j’ai préféré en rester là. Pas la peine d’attiser les flammes d’un feu qui s’entretient tout seul. En reprenant les détails avec l’équipe, j’ai alors découvert qu’il n’avait été vu que cinq minutes. Le temps de marquer dans les antécédents le mot : « Schizophrénie », et dans les observations : « examen impossible, le patient ne répond pas correctement aux questions ».

Et c’est la que j’ai compris que mon patient avait été victime de son étiquette. Bizarrement, nous arrivons à l’examiner tous les jours, et soudainement il ne pouvait plus l’être. Non, il se passait autre chose.

Alors aujourd’hui, je suis allé revoir le Dr Sansouci. Pour discuter. Pour comprendre.
Pas facile d’aborder ça avec un collègue qu’on ne connaît pas intimement. Mais je ne pouvais pas faire comme si de rien n’était. Une brève explication des raisons de ma venue m’a permis d’entamer la discussion. Et puis on a parlé.

« Tu sais, si j’ai fait urgentiste et pas psychiatre, c’est pas pour rien. Moi, les trucs bizarres, les gens qui délirent, c’est pas mon truc. J’aime pas ça. »

Au moins c’est clair. J’avais maintenant besoin de comprendre si le fait de ne pas aimer cette spécialité l’avait amener jusqu’à négliger son examen clinique, même inconsciemment. Par réflexe. Encore un truc animal, loin de ce que l’on se représente de l’humain dans les soins.

« Tu m’emmerdes avec tes questions. Oui, je l’ai vu un peu vite. Mais il paraissait imprévisible. Et j’avais pas envie de me faire taper. Une fois ça m’a suffit. »

« Tu t’es fait taper par un de tes patients? »

« Oui, un petit vieux tout confus. Il avait une démence. Il captait plus rien, et il s’est mis à me taper comme un acharné sans raison, alors que je l’examinais. Un ancien militaire aux os un peu trop dur pour mon scalp. »

Le Dr Sansouci venait de comparer la schizophrénie dont souffrait mon patient à une atrophie sévère du cerveau. De quoi m’irriter un poil. Mais au moins, je comprenais mieux. La peur avait encore fait des siennes. Cette peur face à l’inconnu. L’ignorance de ce que peut être le quotidien d’une personne qui souffre de troubles mentaux.

Notre cerveau est bien paramétré pour en avoir peur, de cet inconnu. Tout jeune, c’est d’ailleurs grâce à ça qu’on apprend, qu’on se défend. Elle est un moteur important. Et puis par moments, on va prendre le risque. Tenter de perçer l’inconnu. De se montrer vulnérable pour s’ouvrir l’esprit. Parfois ça paie, parfois on échoue. Ce qui est sûr, c’est que toujours, on apprend. On le voit chez les tout-petits typiquement. C’est ce qui va les mener à ne pas vouloir goûter des légumes. Peur et dégoût vont les envahir. On ne sait jamais, ça peut intoxiquer. Ça peut être mauvais. Puis comme Papa et Maman sont un peu insistants, ils goûtent. Et là, sourire aux lèvres, ils en redemandent. Il viennent d’apprendre que les légumes, c’est bon (si si, je vous assure, c’est bon).

Alors de la même manière qu’on est plus à l’aise avec quelqu’un qui partage notre même culture, on a besoin d’être informé et de comprendre ce monde souvent étrange qu’est celui de la santé mentale pour lever cette peur sclérosante de la folie. Permettre à tous de bénéficier de soins optimaux. Et pourquoi pas, favoriser la rencontre avec ce fameux « fou du quartier ». Celui que l’on voit tous les jours, qui fait toujours la même chose, qui est intégré au décor de notre quotidien. Mais à qui on n’a jamais parlé.

Mon patient aurait préféré ne pas avoir cette étiquette de schizophrène. Pourtant, je pense que s’il a souffert de cette prise en charge, ce n’est pas du fait de sa maladie. Ce que je crois, c’est qu’une partie de la société peut se retrouver handicapée. Sourde, muette, aveugle. Handicapée par la peur et l’ignorance face à l’autre. Celui qui est différent.

Bizarrement, ce ne sera pas le Dr Sansouci qui sera inscrit à la Maison Départementale pour les Personnes Handicapées. Ce ne sera pas le Dr Sansouci qui souffrira du regard de l’autre. Et en y pensant, c’est la colère qui monte. Qui m’a poussé à écrire ça. Avec une question qui m’est restée en tête : qui de mon patient ou de mon collègue est le plus handicapé par cette situation ?

Peut-être sommes-nous finalement tous un peu handicapés. Alors exclure celui qui n’agit pas de la même manière que nous se trouve être une bonne façon de faire comme si on n’avait pas d’handicap.

Régression et Gymnastiques Psychiatriques


À lire en écoutant : Maria Casquito – Systema Solar

 

Winnie ourson pooh

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Un baby-foot a fait un salto avant. Avec une réception parfaite. Curieusement, les meubles font parfois de la gymnastique dans les services de psychiatrie.

C’était une journée plutôt calme. Du moins pendant les cinq premières minutes. En tant que psychiatre, arriver à rejoindre son bureau le matin pour poser ses affaires sans se faire arrêter par des patients ou des soignants relève parfois du miracle. Mr Machin aimerait avoir une permission, Mme Truc a une confidence à nous faire et y a pensé toute la nuit, Mr Colère vous engueule en vous expliquant par A+B que vous êtes un mauvais soignant qui n’a rien compris à l’humain et qui sera puni par Satan. Parfois, on aimerait se contenter d’un bonjour. Mais lorsqu’on travaille dans un lieu qui réunit les souffrances psychiques, on ne peut pas s’attendre à ce que les codes soient les mêmes qu’à la maison.

Après quelques roulades, esquives, jeux de cache-cache, sourires polis, j’atteignis mon bureau. Puis direction les transmissions du matin. Un moment privilégié pour échanger avec l’équipe de soins qui est au front, au plus près des patients, et qui repère tous les événements ou sujets importants à prendre en compte. Bon, la plupart du temps, ça ressemble plus à une énumération des entrées et sorties de produits comestibles ou non comestibles des patients, signé d’un « sinon il a bien dormi ». Mais parfois, parmi les « constipation », « a uriné six fois cette nuit », « a demandé un somnifère à 3h du matin », il se glisse un indice qui peut être important à repérer. Aujourd’hui, c’était pour Mr Winnie l’Ourson. « Il a été grognon cette nuit. Il s’est levé toutes les 2h en tremblotant et en faisant les 100 pas ». Une phrase qui aura toute son importance aujourd’hui.

Mr Winnie l’Ourson n’est pas un de mes patients. Son psychiatre est absent cette semaine. Il est parti en laissant des consignes précises, dont une qui m’a paru étrange sur le coup. « Mr Winnie l’Ourson ne peut fumer qu’entre 8h et 9h et entre 16h et 17h ». Il y a dû avoir une longue discussion avant qu’une telle consigne soit décidée. Mais quand même, fumer deux heures par jour, à des horaires si précis, quand on a l’habitude de fumer trois paquets par jour, ça doit être atroce. D’autant plus lorsqu’on est hospitalisé.

Et j’allais bientôt m’en apercevoir. Mr Winnie l’Ourson est venu taper fort à la porte de mon bureau. Des bruits graves qui faisaient vibrer ma porte et qui ne s’arrêtaient pas. Je me doutais que c’était lui.

« Je veux mes cigarettes ! »

Le dilemme éternel. On y est confronté quotidiennement dans les soins. Là, on pourrait se dire que lui rendre ses cigarettes résoudrait le problème, et permettrait de continuer la journée plus sereinement. Oui, en effet, si c’était mon patient et que j’étais à l’origine de cette consigne. Or, il se joue quelque chose de plus insidieux et plus subtile entre ces murs. C’est là que le symbole prend une place importante, quoi qu’on en dise. Et c’est cette réflexion qui m’est passée par la tête :

Humainement, retenir les cigarettes de quelqu’un contre son gré paraît assez dégradant. Donc plutôt à éviter. On n’est pas là pour torturer nos patients. Médicalement, placer quelqu’un en situation de manque l’amène à devenir plus irritable, plus anxieux, plus tendu. À quoi bon ? Au niveau institutionnel par contre, abonder dans le sens du patient, pour ne pas le frustrer et éviter des violences, assez classiques dans ce contexte, m’obligerait à critiquer les consignes de mon confrère, et montrer par la même occasion à mon patient que notre service n’est pas une entité unie, et qu’il pourrait donc demander à n’importe qui de modifier les consignes. Et ainsi il pourrait faire ce qu’il veut de l’institution de soins. Je ne suis pourtant pas du genre à aimer le principe de confrérie qu’on peut voir en médecine. Le problème, c’est que si j’acceptais de remettre en question la consigne de mon collègue sans avoir pu en discuter avec lui avant, Mr Winnie l’Ourson perdrait ce que lui apporte l’institution que l’on représente, c’est-à-dire un cadre pour s’exprimer en toute liberté et en toute sécurité, et un lieu de soins où il peut régresser s’il le souhaite. Régresser, c’est un peu comme retomber en enfance en fonction d’une situation donnée, à savoir ici être dépendant des soins de l’autre. L’hôpital en général place les patients dans cette situation. On accueille ces patients-enfants dans une chambre. C’est leur chambre, et il va falloir qu’ils en prennent soin. Tous les jours, les soignants représentant l’institution-mère passent voir les patients-enfants pour les nourrir, les soigner, leur parler, les informer voire parfois les éduquer. Les dynamiques familiales se rejouent. Et suivant la famille qu’on a eu, on va réagir différemment. Ce qui est sûr, c’est que dans la souffrance, l’humain a souvent besoin de régresser, pour trouver du réconfort.

Alors ça peut paraître étrange de se dire ça, mais j’ai bien refusé de lui rendre ses cigarettes. Je lui ai quand même proposé de compenser son manque de nicotine avec des patchs et autres outils de sevrage. Mais il n’en voulait pas. Comme un enfant qui te regarde en essayant de passer de l’autre côté d’une barrière alors que tu viens de lui dire que c’était interdit, Mr Winnie l’Ourson m’a alors regardé, avec un regard qui te précise que « ok, tu veux pas me donner ce que je veux, mais je vais quand même aller les chercher. »

Quelques minutes plus tard, il tenta de les récupérer. Mes collègues ont tenus bon. Alors Mr Winnie l’Ourson était au summum de sa frustration, le cadre lui résistant, et il était hors de question pour lui de céder et accepter des substituts de nicotine. Il ne l’a pas fait avec ses parents, il ne le fera pas ici. Et c’est bien sympa le réconfort, mais il s’est déjà battu pour gagner son indépendance d’adulte auprès de ses parents, c’est pas pour la perdre à nouveau ! Alors le manque de nicotine aidant, il est allé soulever le baby-foot de la salle commune pour lui faire faire un salto digne des plus grands gymnastes. Un gros bruit a retenti, puis le silence. On tenta de calmer la situation. Mr Winnie l’Ourson s’apaisa, puis reçu le traitement qu’il nous a demandé pour calmer un peu ses ardeurs. Et on est allé le border quand il est parti se coucher.

C’est vraiment étrange de devoir agir parfois comme des parents avec des adultes. On n’en a jamais envie, et pourtant l’institution nous y oblige. Et retomber dans l’enfance n’est pas au goût de tous. Encore faut-il avoir apprécié son enfance. Et encore.

Alors peut-être qu’en communiquant mieux avec mon collègue psychiatre, en rediscutant l’intérêt de ce genre de frustration souvent improductive, on aurait pu éviter ça. Parfois la nicotine est essentielle, même sans fumée. Pour éviter de mettre le feu aux poudres. On aurait peut-être même pu sauver ce pauvre baby-foot dans cette histoire, qui sait.

 

Fable d’une Religion Moderne


À lire en écoutant : Faithful Man – Lee Fields & The Expressions

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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Jésus est revenu parmi les siens. Et ce sont les pompiers qui l’ont d’abord rencontré. Une sacrée histoire. Ou peut-être une histoire sacrée.

Jésus était né dans une famille modeste. Fils unique, il avait grandi sous la surveillance de ses parents, qui n’aimaient pas trop le voir fréquenter d’autres enfants de son âge. Son éducation avait été marquée par la rigidité d’une époque révolue. Sensible aux valeurs telles que la justice et l’équité, il s’était tourné vers le métier qui lui permettait d’exercer la loi. Il avait ainsi défendu le pauvre et l’opprimé pendant de nombreuses années. Seulement vers 33 ans, rien n’allait plus. Jésus ne comprenait plus ce monde. Il perdit progressivement sa fougue et son ardeur à défendre son prochain, et décida de disparaître de la société. Il se sacrifia ainsi du monde social, pour se réfugier vers d’autres cieux.

Jésus avait été, mais à présent il n’était plus. Il n’apparaissait en public que pour se fondre dans la masse. Au marché, pour acheter quelques aliments. Sur internet, pour fournir quelques travaux rémunérateurs. Il était devenu progressivement invisible. Il avait fait le vœu pieu de vivre dans l’immatériel. Son sacrifice l’avait mené à négliger jusqu’à sa propre personne. Il ne se lavait plus. Il n’entretenait plus son image. Par ces actes, il laissait la nature reprendre ses droits sur son corps. Il observait ainsi le monde sans pour autant y appartenir.

Au bout de quelques années, il en vint à changer son eau en vin. Premier miracle malheureux. Il y arriva avec tellement de facilité que bientôt l’eau ne fit plus partie de sa vie. L’alcool comme seul compagnon, pris par sa fougue miraculeuse. A force de ne plus se laver, son corps se transforma. Deuxième miracle malheureux. A défaut de changer son corps en pain, il se dégrada plutôt en miettes. Des croûtes, des plaques. Des cheveux longs. Une barbe longue qui prenait l’allure d’une broussaille. Et la maigreur squelettique d’un homme abandonné à la nature.

Bientôt, son état ne lui permit plus de fonctionner correctement. Avaler le moindre aliment devenait une corvée. Jusqu’au jour où il accomplit son dernier miracle. 33 ans après son auto-crucifixion, il transforma sa salive en sang. Il en crachait quotidiennement. Au point où il se décida à demander de l’aide. Jésus n’y arrivait plus. Jésus avait besoin de revenir auprès des siens.

C’est dans ce contexte que je l’ai rencontré. Les pompiers l’avaient amené aux urgences. Les médecins urgentistes l’avaient examiné, et avaient décidé d’une hospitalisation pour explorer son état physique. Ils avaient trouvé son histoire étrange. Ils ont alors décidé de faire appel à un psychiatre.

Jésus ne m’a pas vraiment donné la foi au premier contact. Il me paraissait si éloigné du monde des humains que je n’y voyais qu’un être perdu, choqué, sauvage, à l’allure quasiment plus humaine. Je suis resté longtemps à l’écouter. A la fois fasciné par son parcours, et consterné par son état. Comment un homme peut-il perdre tout intérêt en l’humanité aussi soudainement et avec autant de conviction? La maladie s’était probablement immiscée dans sa vie. En tant que psychiatre, l’hypothèse d’une schizophrénie vient rapidement en tête, bien que d’autres causes soient également à prendre en considération. On fera d’ailleurs tout un bilan pour lui.

La perte d’intérêt pour l’autre, de manière aussi marquée, est un des traits majeurs de l’entrée dans cette maladie. En réalité, c’est souvent l’émotion qui disparaît. Plus de plaisir, plus de libido, plus d’aversion aux désagréments de la vie. Et donc plus d’intérêt pour grand-chose, en soi. Il reste souvent quelques domaines qui maintiennent la personne en vie. Pour Jésus, c’était les travaux de traduction, un peu de lecture, l’alcool et le tabac.

Après toutes ces années d’isolement social, Jésus voulut me dire une chose en particulier. Une chose qui m’a marqué.

« Je suis surpris de voir comme les gens me sourient et sont bienveillants envers moi, malgré mon apparence. Je ne pense pas que j’aurais été capable d’en faire autant face à quelqu’un comme moi »

Jésus testait encore l’humain. Comme pour vérifier si l’humanité avait été préservée malgré son absence.

Aussi bizarre que cela puisse paraître, Jésus était en effet traité comme n’importe quel autre patient. J’ai d’ailleurs remarqué une chose assez étrange chez les soignants de services non psychiatriques. Lorsqu’ils prennent en charge un patient qui vient pour un problème physique mais qui souffre également d’une maladie mentale insidieuse et non diagnostiquée, leur bienveillance à son égard est grande. Du moins quand le patient est calme. Comme si le fait de ne pas se rendre compte de la maladie mentale dont souffre le patient protégeait ces soignants de possibles gestes discriminatoires face au préjugé. Comme si la peur n’apparaissait que face au diagnostic. « Oh, il est un peu bizarre, voilà tout ». Et pourquoi pas.

Lorsqu’un patient est hospitalisé en psychiatrie, les choses sont parfois plus variables. L’œil des soignants n’est peut-être plus aussi candide que celui des soignants en hôpital général face à la maladie mentale. Ce qui est accessible à leur vision est peut-être différent. La maladie mentale est parfois comprise, ou banalisée, voire redoutée. Dans tous les cas, elle est prise en compte.

Alors un patient hospitalisé pourra générer chez les soignants des comportements de bienveillance, mais aussi parfois de méfiance, voire de malveillance en fonction de la pathologie mentale en jeu. Et tout ça se passe rarement consciemment. Cela fait plutôt appel aux habitudes, au primitif, à l’inconscient. Le terme ancien pour désigner ça, c’est le contre-transfert. J’en ai déjà parlé au sujet de Mr Parano. Il peut être positif, et nous amener à être bienveillant. Il peut aussi être négatif, et nous amener à être négligent, voire malveillant. C’est comme ça, c’est l’humain. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne doit faire aucun effort pour l’identifier. Bien au contraire, certaines équipes se réunissent même régulièrement pour réfléchir leurs comportements face aux patients en fonction de contextes difficiles. Face à la violence. Face à l’incompréhension. Face aux situations qui génèrent de la peur. Parce que la peur a parfois trop envahi l’institution. Au point de la figer, de la rigidifier, en perdant sa capacité à s’adapter à l’individualité de chaque patient. Alors parfois, certains soignants deviennent moins empathiques. À regret.

Bref. Aujourd’hui, j’avais peut-être un prophète en face de moi. Je me demande si, en sachant ça, j’en changerais ma façon de le prendre en charge, de l’aborder, de le considérer. Après tout, on voit bien comme on peut devenir plus précautionneux quand on s’occupe d’une personne connue du public, une « personnalité ». C’est injuste. Pourquoi devrait-on prendre plus de temps pour l’un que pour l’autre? C’est peut-être juste humain. Ou très occidental.

Peut-être que Jésus n’était pas un prophète. Peut-être était-il simplement un humain parmi d’autres. Le prophète comme l’humain ont peut-être d’ailleurs souffert tous les deux de troubles mentaux. Ce n’est pas pour autant qu’ils en deviennent repoussants. Au contraire même, Jésus m’a fasciné. Et pourtant, je ne suis pas croyant.

La maladie de l’Hôpital


À lire en écoutant : Con Toda Palabra – Lhasa De Sela

hopital

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

La violence s’est glissée dans les soins. Le genre d’histoire qui parle d’humains qui ne se comprennent pas forcément tout le temps.

Ce matin, tout était plutôt calme à l’hôpital. C’est parfois reposant, le calme. Mais ça ne signifie pas pour autant que nos patients vont bien. Après tout, s’ils sont hospitalisés, c’est bien parce que ça vacille au quotidien.

On venait de terminer les transmissions. Le premier petit moment de la journée où l’équipe se retrouve, discute des événements de la nuit, de l’état de santé des patients. Une revue des troupes, en somme. C’est alors qu’une infirmière débarque en trombe en balbutiant « Mister Freeze a fugué de l’hôpital! ». Le temps qu’elle se calme, on a pu comprendre que Mister Freeze avait profité de l’entrée de l’infirmière dans le service pour la bousculer et prendre la poudre d’escampette (oui, cette expression existe toujours). Il n’avait pas dit un mot. Il nous avait quitté.

Mister Freeze, c’était un type qui baladait sa corpulente stature dans les étroits couloirs de l’hôpital psychiatrique depuis plusieurs années. Un charmant jeune homme approchant la quarantaine. Un visage d’enfant, dans un corps un peu comprimé par ses vêtements. Discret, toujours souriant, il disait bonjour à tous ceux qu’il croisait. Un psychiatre lui avait dit un jour qu’il souffrait probablement de schizophrénie. Il est vrai qu’il lui arrivait de plus en plus fréquemment de ressentir de la méfiance vis-à-vis des autres. Il n’avait plus envie de voir ses amis, ni même sa famille. Il en était parfois devenu violent. Rien de méchant. Juste un peu d’incompréhension de chaque côté. Son père qui ne comprend pas son isolement soudain, Mister Freeze qui ne comprend pas pourquoi lui-même s’isole, et pourquoi on l’embête avec ça. De l’agacement donc, de la frustration, de la colère. Et de la colère à la violence, il n’y a qu’un pas.

Alors il a été hospitalisé. Mais comme cela arrive parfois, les traitements et l’accompagnement qu’il a pu recevoir n’ont pas très bien fonctionné. Alors Mister Freeze a continué à penser que le monde était malveillant. Ça en devenait parfois gênant. Pour lui, d’abord. Parce que des voix murmuraient sans cesse des choses souvent incompréhensibles dans sa tête. Pour les autres, ensuite. Parce que lorsque Mister Freeze n’en pouvait plus de tout ça, il cassait tout autour de lui. Personne n’était visé. Mais il ne fallait pas avoir le malheur de se trouver dans la même pièce que lui dans ces moments. Pour vous donner un ordre d’idée, ce qu’il vivait, c’était un peu similaire au fait d’avoir une sensation de démangeaison à l’intérieur de sa boîte crânienne. On aimerait bien se gratter, mais on n’y a pas accès. Alors au bout d’un moment, la frustration est telle qu’on en  devient violent. Pour évacuer.

L’annonce de sa fugue a d’abord figé le service. Puis, après quelques recherches, le téléphone a sonné. C’était le directeur du foyer où Mister Freeze avait vécu un temps. Il y avait toujours sa chambre. On a alors appris qu’il était revenu dans son foyer. Le directeur était confus :

« Il nous a expliqué vouloir rejoindre son père dans son pays d’origine pour pouvoir enfin assister à l’enterrement de sa mère, qui aurait été d’après lui congelée avec précaution depuis 20 ans en attendant que tout le monde soit présent »

Petit moment de silence. Juste le temps de replacer tous ces mots dans une phrase qui aurait un peu de sens.

Mister Freeze avait bien un père. Mais qui vivait en France. Sa mère était bien décédée. Mais personne n’avait jamais entendu parler de congélateur. Bref, il fallait qu’on aille le chercher. Tout pouvait vite dégénérer. Alors on est parti, avec deux collègues un peu plus imposant que moi, pour l’effet d’optique. Trois bonhommes face à un, le cerveau fait vite les probabilités. Cela permet souvent d’éviter une violence que personne ne souhaite.

Pendant le trajet, je tentais de récupérer des informations. Je me concentrais. J’étais inquiet pour Mister Freeze. J’étais inquiet pour mon équipe. Et puis pour moi. Je savais bien que la violence pouvait vite arriver. Et j’étais le garant du fait que ça n’arrive pas.

Arrivés sur place, on a dû s’aider du directeur pour entrer dans la chambre de Mister Freeze. Nous n’étions pas dans nos murs, les règles n’étaient pas les mêmes, notre marge d’action non plus. Il s’était barricadé avec sa table et des chaises contre sa porte. Le directeur lui a demandé s’il pouvait entrer. Mister Freeze lui a ouvert, et on s’est engouffré, comme une équipe d’intervention infiltrant l’appartement d’un forcené. Il a été surpris de nous voir. Il avait un plat avec du poulet dans une main, un gros couteau dans l’autre. C’est bizarrement ce que j’ai vu en premier.

« Bonjour. On est désolé de devoir vous rendre visite ici. Mais vous êtes actuellement hospitalisé et sous notre responsabilité. Nous étions inquiets pour vous. On a besoin que vous veniez avec nous pour finir les soins. On peut en discuter? Vous cuisinerez plus tard, je vais prendre votre couteau »

L’effet de surprise m’a permis de lui dire tout ça et de récupérer rapidement le couteau pour le donner à un de mes collègues. Protection d’abord. On s’est ensuite assis. Côte à côte, pour calmer le jeu. La tension était palpable. L’effet de surprise n’allait pas durer longtemps. Nous devions juste gagner du temps. Le temps que la police arrive. Elle était prévenue. Aucun de nous, en tant que soignant, n’avons comme rôle de contenir la violence potentielle en dehors de nos structures.

Mister Freeze ne voudra pas discuter. On s’y attendait bien. Il voulait quand même aller cuisiner. Alors on l’a accompagné. La cuisine était sur le chemin de la sortie. On a essayé de le contenir dans la cuisine. Puis il a compris. Il a voulu partir. On s’est opposé une fois. Ça a suffit pour qu’il se coupe la pulpe du doigt avec une clé. Le sang coulait. Un élément de son dossier me revenait. Il avait le VIH. Le risque pour nous était alors trop important. Le patient le savait. Il a tenté de nous jeter du sang dessus, pour qu’on s’écarte. On a pu l’éviter. Il est sorti. On l’a laissé. Les policiers sont arrivés au même moment. Mister Freeze s’est figé. Tout s’est d’un coup calmé. Il a accepté qu’on l’allonge sur le brancard de l’ambulance et qu’on le ramène. Sirènes de fin.

Parfois, la maladie fait perdre le contrôle. Parfois, l’organisation des soins, ou sa désorganisation, mène à la frustration et à l’agressivité chez un patient. Certains soignants peuvent en devenir aussi maltraitants. Une réaction animale, réflexe, de défense. La violence d’un patient dans le quotidien hospitalier peut se mélanger à celle de la vie privée d’un soignant. C’est alors qu’elle peut être vécue comme inadmissible. Comme une marque de non respect envers un soignant qui ne fait que son travail. Or, souvent, un patient deviendra violent face à l’institution, face au cadre, qui n’est parfois pas assez souple face à l’individu. Mais rarement il aura l’intention d’être violent face à un soignant en particulier. Alors il est important de le garder en tête. Rester humain, pas simplement animal, juste pour ça.

Aujourd’hui, Mister Freeze visait l’institution. Manque de bol, c’est nous qui la représentions. L’institution n’aurait bizarrement pas eu à prendre un traitement en prévention d’une infection du VIH si Mister Freeze nous avait atteints. C’est l’humain derrière l’institution qui peut être en danger. L’institution ne peut pas s’infecter. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut pas tomber malade.

Les voix de la Peur


A lire en écoutant : Coffee Cold – Galt MacDermot

Folie Bizarre Weird

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Monsieur Ikéa a décidé de voyager en ce début d’année. Il vivait pourtant depuis des années confortablement dans son petit village suédois. Ce genre de village qu’on ne voit que dans les films de Noël. Quelques maisons en bois, beaucoup de neige, une atmosphère paisible et feutrée. Isolé depuis des années, Mr Ikéa ne conversait qu’avec une seule personne. Il l’appréciait beaucoup, mais la trouvait par moments très autoritaire. C’était son ami pourtant. Il était toujours là, pour les bons et les mauvais moments. Mais il ne pouvait pas dire son nom. Il arrivait cependant bien à décrire les caractéristiques de sa voix. Une voix forte, sombre et profonde. Il l’avait rencontré un matin, par coïncidence. Ou c’est plutôt cet ami qui était venu à sa rencontre. Il lui a parlé, puis ne l’a plus lâché.

Depuis cette rencontre, Mr Ikéa ne voit plus personne d’autre. Il passe ses journées à discuter de tout et de rien avec son ami. Parfois, Mr Ikéa n’en peut plus d’entendre son ami lui imposer ses débats. C’est qu’il peut être insultant, cet ami! Le genre d’ami qui pense tout savoir, qui se permet de dicter la vie des autres. Le genre d’ami qui ordonne plus qu’il n’écoute. Mais bon, il sait persuader, il faut le reconnaître. Il a l’air d’en savoir, des choses. Alors ça impressionne Mr Ikéa. Et puis il sait faire rire quand il faut. Alors bon, c’est un bon compagnon de vie.

Le problème, c’est qu’un jour, cet ami est allé un peu trop loin. Conscient de l’emprise qu’il avait sur Mr Ikéa, il a voulu tenter une expérience. Peut-être pas au meilleur moment, c’est sûr. Il était énervé. Et cela mettait en rogne Mr Ikéa. Alors la dispute s’est envenimée. Jusqu’au moment où Mr Ikéa n’a plus eu son mot à dire. Son ami en avait marre de Mr Ikéa. Alors il lui a dit de prendre ses affaires et d’aller se jeter du pont qui surplombait la rivière glacée du village. Mr Ikéa n’avait plus le choix. Entièrement sous l’emprise de son ami, son corps a plongé dans les profondeurs glacées de la rivière. Heureusement, un bon samaritain le repêcha. Arrivé aux urgences locales, un médecin lui aurait affirmé que son ami n’avait jamais existé. Quel affront! Comment un type qui ne le connaît que depuis une heure ose nier 3 ans d’amitié riche et mouvementée?! « Schizophrène ». Mr Ikéa n’aime pas ce mot. D’ailleurs, il n’y a pas grand monde qui l’aime ce mot, dans la société. Alors pourquoi lui pourrait l’apprécier?

On lui a donné des médicaments. C’était censé faire disparaître son ami. Drôle de logique. Mais pourtant il les a pris, ses traitements. Il ne l’a pas vraiment remise en question, cette logique. Et en effet, son ami est parti. Aussi vite qu’il était apparu dans la vie de Mr Ikéa. Il faut l’avouer, cela l’a quand même bien soulagé. Avec du recul, il était sacrément encombrant cet ami. Dès que Mr Ikéa était angoissé, son ami ne faisait qu’en rajouter, en lui criant dessus jour et nuit. Quand Mr Ikéa se sentait apaisé, cette voix était plus clémente, plus bienveillante. Ils pouvaient du moins discuter.

Mais un jour, comme beaucoup de personnes prenant des traitements quotidiens sur toute une vie, Mr Ikéa en eut assez. Sans en parler à quiconque, il arrêta ces traitements. Quelques jours plus tard, son ami resurgissait des bas-fonds de son cerveau. Et là, son ami ne laissa pas passer l’occasion. Il lui ordonna très vite de partir au Maroc. Pourquoi le Maroc? L’histoire ne le dit pas. Cet homme qui décrivait des difficultés, ne serait-ce que pour s’organiser à faire ses courses, a su organiser son propre voyage vers un pays dont il ne maîtrise pas la langue, en moins de trois jours. Seul problème : Mr Ikéa n’avait pris qu’un billet Aller, et avait tout juste de quoi se payer un billet pour la France. Mais pas plus loin. Il passa alors des rues tortueuses de Casablanca aux bancs des spacieux Aéroports Français.

Discutant de manière virulente avec son ami, il fut identifié par le personnel de sécurité sur place, et nous a été amené aux urgences.

C’est un homme imposant, aux longs cheveux blonds et à la barbe fournie qui s’est présenté à moi. Sa large carrure contrastait avec son calme et sa douceur de contact. Il m’expliqua que sa solitude était sa principale souffrance. Qu’il avait appris à vivre avec cette voix, même si parfois il perdait tout contrôle physique et psychique sur elle. En discutant avec lui, je me suis rappelé une situation dans les transports publics. Je voyais un jeune homme, assez calme, parler doucement à « sa voix » qui l’envahissait certainement. Les gens autour l’ont d’abord regardé, l’air étrange. Puis au fur et à mesure, ils le fixaient, de manière plus insistante. L’étrangeté laissant sa place à la peur. Cette peur qui rend méfiant, qui casse le lien.

Là, je me retrouvais dans la même situation, mais en face à face dans un bureau. Je n’ai bizarrement pas eu peur. Je pourrais vous faire croire que je suis un téméraire qui n’a peur de rien. Mais non. Je suis plutôt froussard de nature d’ailleurs.

En réalité, Mr Ikéa m’a fait découvrir son monde. Le monde d’un solitaire qui souffre de ne pas communiquer comme les autres. Le monde d’un homme qui intéragit avec lui-même comme personne. J’y ai découvert un homme qui avait une histoire plutôt qu’une simple étrange amitié fictive. Et après tout, la limite est subtile entre cette petite voix intérieure qui est la nôtre et cette voix amicale que Mr Ikéa ne pouvait pas attribuer à lui-même. Mais elle représente cependant la frontière entre ce que la société définit comme la « norme » et le « pathologique ».

En tout cas, cette peur, celle que l’on peut ressentir en croisant ces étranges personnages, elle n’était pas là pour entraver la relation humaine. Il m’a fait découvrir son histoire. L’histoire qui dessine et trace la vie de Mr Ikéa. Et cela nous a permis de comprendre nos points de vue respectifs. Et de s’aider. Aujourd’hui, un patient souffrant de schizophrénie m’a appris la tolérance.