A lire en écoutant : Represent Heart – Farhot
Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.
La peur d’un homme a mangé son humanité. Mais heureusement, pas complètement.
Dr Sansouci est un collègue spécialiste qui a une belle expertise de son métier. Il est urgentiste. Un métier difficile, comme il en existe beaucoup. Il enchaîne depuis des années les gardes, de jour, de nuit, avec passion et détermination. Il accueille des jeunes, des plus vieux, examine la fracture osseuse, le saignement digestif. Il traite la crise d’asthme aiguë, l’arrêt cardiaque. Il sauve des vies, souvent. Il en perd, parfois. Il est dans l’action, parfois même dans la réaction, parce que tout va vite ici aux urgences.
Dr Sansouci est un homme massif, imposant. Un peu dégarni, il porte sur son visage les stigmates d’une vie aux rythmes variables, marquant de traits profonds les contours d’un visage carré. Le regard malicieux, il aime faire des blagues, pour mieux maintenir le sourire sur le visage de ceux qui l’entourent. Par moments, il a ses colères. Son visage se crispe vite, et on perd son regard.
J’ai eu à travailler avec Dr Sansouci. En fait, un de mes patients souffrant de schizophrénie, hospitalisé du fait d’un nouvel épisode aigu de délire, se plaignait de douleurs abdominales importantes depuis un peu moins d’une journée. Le genre de douleurs qui plie un homme. Après un examen clinique, et en reprenant son histoire, son état nous a inquiété. On craignait un truc pas très fréquent mais qui peut être très grave. Alors on a voulu avoir l’avis d’un spécialiste. Ici, c’était le Dr Sansouci. Un petit courrier, une ambulance, on habille le patient et hop, direction les urgences. Rien que de le savoir là-bas me rassurait déjà beaucoup. En tant que psychiatre, on est médecin, certes. On garde alors notre capacité à repérer le grave, l’urgent, pour mieux orienter. Par contre, pour traiter de manière optimale quelque chose qui sort de notre spécialité, ça devient déjà plus compliqué.
Dr Sansouci a donc reçu mon patient. Un coup de main cordial comme on peut en demander parfois. Pendant ce temps, j’en profitais pour prévenir sa famille de tout le branle-bas de combat. Mais le téléphone sonna. « On revient avec votre patient ! ». J’étais stupéfait. Quelle rapidité !
Puis est venue la désillusion. Mon patient, toujours douloureux, n’y comprenait plus rien.
« Ils m’ont dit que j’avais rien, mais j’ai mal ! Ils m’ont à peine touché le ventre ! »
Pris de surprise, j’ai contacté le Dr Sansouci. « On l’a examiné, y’a rien. Et puis on a d’autres urgences, donc la prochaine fois, vous l’envoyez chez son généraliste ! »
Le sentant très remonté, j’ai préféré en rester là. Pas la peine d’attiser les flammes d’un feu qui s’entretient tout seul. En reprenant les détails avec l’équipe, j’ai alors découvert qu’il n’avait été vu que cinq minutes. Le temps de marquer dans les antécédents le mot : « Schizophrénie », et dans les observations : « examen impossible, le patient ne répond pas correctement aux questions ».
Et c’est la que j’ai compris que mon patient avait été victime de son étiquette. Bizarrement, nous arrivons à l’examiner tous les jours, et soudainement il ne pouvait plus l’être. Non, il se passait autre chose.
Alors aujourd’hui, je suis allé revoir le Dr Sansouci. Pour discuter. Pour comprendre.
Pas facile d’aborder ça avec un collègue qu’on ne connaît pas intimement. Mais je ne pouvais pas faire comme si de rien n’était. Une brève explication des raisons de ma venue m’a permis d’entamer la discussion. Et puis on a parlé.
« Tu sais, si j’ai fait urgentiste et pas psychiatre, c’est pas pour rien. Moi, les trucs bizarres, les gens qui délirent, c’est pas mon truc. J’aime pas ça. »
Au moins c’est clair. J’avais maintenant besoin de comprendre si le fait de ne pas aimer cette spécialité l’avait amener jusqu’à négliger son examen clinique, même inconsciemment. Par réflexe. Encore un truc animal, loin de ce que l’on se représente de l’humain dans les soins.
« Tu m’emmerdes avec tes questions. Oui, je l’ai vu un peu vite. Mais il paraissait imprévisible. Et j’avais pas envie de me faire taper. Une fois ça m’a suffit. »
« Tu t’es fait taper par un de tes patients? »
« Oui, un petit vieux tout confus. Il avait une démence. Il captait plus rien, et il s’est mis à me taper comme un acharné sans raison, alors que je l’examinais. Un ancien militaire aux os un peu trop dur pour mon scalp. »
Le Dr Sansouci venait de comparer la schizophrénie dont souffrait mon patient à une atrophie sévère du cerveau. De quoi m’irriter un poil. Mais au moins, je comprenais mieux. La peur avait encore fait des siennes. Cette peur face à l’inconnu. L’ignorance de ce que peut être le quotidien d’une personne qui souffre de troubles mentaux.
Notre cerveau est bien paramétré pour en avoir peur, de cet inconnu. Tout jeune, c’est d’ailleurs grâce à ça qu’on apprend, qu’on se défend. Elle est un moteur important. Et puis par moments, on va prendre le risque. Tenter de perçer l’inconnu. De se montrer vulnérable pour s’ouvrir l’esprit. Parfois ça paie, parfois on échoue. Ce qui est sûr, c’est que toujours, on apprend. On le voit chez les tout-petits typiquement. C’est ce qui va les mener à ne pas vouloir goûter des légumes. Peur et dégoût vont les envahir. On ne sait jamais, ça peut intoxiquer. Ça peut être mauvais. Puis comme Papa et Maman sont un peu insistants, ils goûtent. Et là, sourire aux lèvres, ils en redemandent. Il viennent d’apprendre que les légumes, c’est bon (si si, je vous assure, c’est bon).
Alors de la même manière qu’on est plus à l’aise avec quelqu’un qui partage notre même culture, on a besoin d’être informé et de comprendre ce monde souvent étrange qu’est celui de la santé mentale pour lever cette peur sclérosante de la folie. Permettre à tous de bénéficier de soins optimaux. Et pourquoi pas, favoriser la rencontre avec ce fameux « fou du quartier ». Celui que l’on voit tous les jours, qui fait toujours la même chose, qui est intégré au décor de notre quotidien. Mais à qui on n’a jamais parlé.
Mon patient aurait préféré ne pas avoir cette étiquette de schizophrène. Pourtant, je pense que s’il a souffert de cette prise en charge, ce n’est pas du fait de sa maladie. Ce que je crois, c’est qu’une partie de la société peut se retrouver handicapée. Sourde, muette, aveugle. Handicapée par la peur et l’ignorance face à l’autre. Celui qui est différent.
Bizarrement, ce ne sera pas le Dr Sansouci qui sera inscrit à la Maison Départementale pour les Personnes Handicapées. Ce ne sera pas le Dr Sansouci qui souffrira du regard de l’autre. Et en y pensant, c’est la colère qui monte. Qui m’a poussé à écrire ça. Avec une question qui m’est restée en tête : qui de mon patient ou de mon collègue est le plus handicapé par cette situation ?