À lire en écoutant : Faithful Man – Lee Fields & The Expressions
Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.
Jésus est revenu parmi les siens. Et ce sont les pompiers qui l’ont d’abord rencontré. Une sacrée histoire. Ou peut-être une histoire sacrée.
Jésus était né dans une famille modeste. Fils unique, il avait grandi sous la surveillance de ses parents, qui n’aimaient pas trop le voir fréquenter d’autres enfants de son âge. Son éducation avait été marquée par la rigidité d’une époque révolue. Sensible aux valeurs telles que la justice et l’équité, il s’était tourné vers le métier qui lui permettait d’exercer la loi. Il avait ainsi défendu le pauvre et l’opprimé pendant de nombreuses années. Seulement vers 33 ans, rien n’allait plus. Jésus ne comprenait plus ce monde. Il perdit progressivement sa fougue et son ardeur à défendre son prochain, et décida de disparaître de la société. Il se sacrifia ainsi du monde social, pour se réfugier vers d’autres cieux.
Jésus avait été, mais à présent il n’était plus. Il n’apparaissait en public que pour se fondre dans la masse. Au marché, pour acheter quelques aliments. Sur internet, pour fournir quelques travaux rémunérateurs. Il était devenu progressivement invisible. Il avait fait le vœu pieu de vivre dans l’immatériel. Son sacrifice l’avait mené à négliger jusqu’à sa propre personne. Il ne se lavait plus. Il n’entretenait plus son image. Par ces actes, il laissait la nature reprendre ses droits sur son corps. Il observait ainsi le monde sans pour autant y appartenir.
Au bout de quelques années, il en vint à changer son eau en vin. Premier miracle malheureux. Il y arriva avec tellement de facilité que bientôt l’eau ne fit plus partie de sa vie. L’alcool comme seul compagnon, pris par sa fougue miraculeuse. A force de ne plus se laver, son corps se transforma. Deuxième miracle malheureux. A défaut de changer son corps en pain, il se dégrada plutôt en miettes. Des croûtes, des plaques. Des cheveux longs. Une barbe longue qui prenait l’allure d’une broussaille. Et la maigreur squelettique d’un homme abandonné à la nature.
Bientôt, son état ne lui permit plus de fonctionner correctement. Avaler le moindre aliment devenait une corvée. Jusqu’au jour où il accomplit son dernier miracle. 33 ans après son auto-crucifixion, il transforma sa salive en sang. Il en crachait quotidiennement. Au point où il se décida à demander de l’aide. Jésus n’y arrivait plus. Jésus avait besoin de revenir auprès des siens.
C’est dans ce contexte que je l’ai rencontré. Les pompiers l’avaient amené aux urgences. Les médecins urgentistes l’avaient examiné, et avaient décidé d’une hospitalisation pour explorer son état physique. Ils avaient trouvé son histoire étrange. Ils ont alors décidé de faire appel à un psychiatre.
Jésus ne m’a pas vraiment donné la foi au premier contact. Il me paraissait si éloigné du monde des humains que je n’y voyais qu’un être perdu, choqué, sauvage, à l’allure quasiment plus humaine. Je suis resté longtemps à l’écouter. A la fois fasciné par son parcours, et consterné par son état. Comment un homme peut-il perdre tout intérêt en l’humanité aussi soudainement et avec autant de conviction? La maladie s’était probablement immiscée dans sa vie. En tant que psychiatre, l’hypothèse d’une schizophrénie vient rapidement en tête, bien que d’autres causes soient également à prendre en considération. On fera d’ailleurs tout un bilan pour lui.
La perte d’intérêt pour l’autre, de manière aussi marquée, est un des traits majeurs de l’entrée dans cette maladie. En réalité, c’est souvent l’émotion qui disparaît. Plus de plaisir, plus de libido, plus d’aversion aux désagréments de la vie. Et donc plus d’intérêt pour grand-chose, en soi. Il reste souvent quelques domaines qui maintiennent la personne en vie. Pour Jésus, c’était les travaux de traduction, un peu de lecture, l’alcool et le tabac.
Après toutes ces années d’isolement social, Jésus voulut me dire une chose en particulier. Une chose qui m’a marqué.
« Je suis surpris de voir comme les gens me sourient et sont bienveillants envers moi, malgré mon apparence. Je ne pense pas que j’aurais été capable d’en faire autant face à quelqu’un comme moi »
Jésus testait encore l’humain. Comme pour vérifier si l’humanité avait été préservée malgré son absence.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, Jésus était en effet traité comme n’importe quel autre patient. J’ai d’ailleurs remarqué une chose assez étrange chez les soignants de services non psychiatriques. Lorsqu’ils prennent en charge un patient qui vient pour un problème physique mais qui souffre également d’une maladie mentale insidieuse et non diagnostiquée, leur bienveillance à son égard est grande. Du moins quand le patient est calme. Comme si le fait de ne pas se rendre compte de la maladie mentale dont souffre le patient protégeait ces soignants de possibles gestes discriminatoires face au préjugé. Comme si la peur n’apparaissait que face au diagnostic. « Oh, il est un peu bizarre, voilà tout ». Et pourquoi pas.
Lorsqu’un patient est hospitalisé en psychiatrie, les choses sont parfois plus variables. L’œil des soignants n’est peut-être plus aussi candide que celui des soignants en hôpital général face à la maladie mentale. Ce qui est accessible à leur vision est peut-être différent. La maladie mentale est parfois comprise, ou banalisée, voire redoutée. Dans tous les cas, elle est prise en compte.
Alors un patient hospitalisé pourra générer chez les soignants des comportements de bienveillance, mais aussi parfois de méfiance, voire de malveillance en fonction de la pathologie mentale en jeu. Et tout ça se passe rarement consciemment. Cela fait plutôt appel aux habitudes, au primitif, à l’inconscient. Le terme ancien pour désigner ça, c’est le contre-transfert. J’en ai déjà parlé au sujet de Mr Parano. Il peut être positif, et nous amener à être bienveillant. Il peut aussi être négatif, et nous amener à être négligent, voire malveillant. C’est comme ça, c’est l’humain. Ce qui ne veut pas dire qu’on ne doit faire aucun effort pour l’identifier. Bien au contraire, certaines équipes se réunissent même régulièrement pour réfléchir leurs comportements face aux patients en fonction de contextes difficiles. Face à la violence. Face à l’incompréhension. Face aux situations qui génèrent de la peur. Parce que la peur a parfois trop envahi l’institution. Au point de la figer, de la rigidifier, en perdant sa capacité à s’adapter à l’individualité de chaque patient. Alors parfois, certains soignants deviennent moins empathiques. À regret.
Bref. Aujourd’hui, j’avais peut-être un prophète en face de moi. Je me demande si, en sachant ça, j’en changerais ma façon de le prendre en charge, de l’aborder, de le considérer. Après tout, on voit bien comme on peut devenir plus précautionneux quand on s’occupe d’une personne connue du public, une « personnalité ». C’est injuste. Pourquoi devrait-on prendre plus de temps pour l’un que pour l’autre? C’est peut-être juste humain. Ou très occidental.