La Vie Secrète de la Souffrance Humaine


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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Et tout ça grâce à une patiente. Une patiente exceptionnelle, peut-être. C’est arrivé bizarrement quelques jours après l’avoir reçue. Un peu à retardement.

J’ai reçu Mme Adams en début de semaine en consultation. Des nouvelles consultations pour une nouvelle année. Un nouveau poste, un nouveau lieu de travail, de nouvelles pratiques. Le genre de truc qui fait perdre pas mal de repères. On en récupère quand même des nouveaux, mais ça donne des fois un peu le vertige. C’est peut-être aussi pour ça que l’envie d’écrire n’était plus là.

Mme Adams, je la connaissais déjà un peu. On s’est vu quelques fois. Mais aujourd’hui, elle est apparue plus livide que jamais. Les yeux creusés, la voix éteinte, l’échine courbée, les cheveux ébouriffés, le regard fuyant vers le sol. Bizarrement, la première image qui m’est venue en tête, c’est celle d’un vampire. Ou celle d’un croque-mort. Une ambiance de froid, sans vie, émanait de Mme Adams. Pas besoin d’avoir des tonnes d’expérience clinique pour se rendre compte qu’elle croulait sous le poids d’une souffrance certaine.

Je lui ai demandé quelques nouvelles de sa vie, mais j’anticipais déjà ses réponses. Mme Adams n’a plus vraiment de vie. Elle fuit la lumière. Elle a trop peur du monde. Elle gît finalement dans son domicile la plus grande partie de ses journées. Toute sortie lui demande un effort incommensurable. Un peu comme si on vous demandait de faire un marathon en rampant avant d’aller chercher votre courrier à la poste, Mme Adams, elle, devait porter le poids de son corps, de ses souffrances et de son histoire à chaque pas. Alors ça avait de quoi la ralentir.

D’ailleurs, je lui avais conseillé d’aller voir un de mes collègues, le Dr Yakafokeu, lors de notre dernière consultation, pour faire un bilan de santé, pour vérifier tout ça quand même. Elle n’a finalement pas répondu à l’appel. Mon collègue m’en avait d’ailleurs parlé un peu plus. Il m’avait dit s’être mis en colère :

« Oui, c’est quoi ces gens qui ne rappelle pas alors qu’on leur laisse des messages ?? Je travaille moi, j’ai pas que ça à faire ! Maintenant, si elle veut venir, elle n’a qu’à m’appeler ! »

Mme Adams était aux abonnés absents. Comme souvent. Ça a déjà été très compliqué d’instaurer un peu de confiance pour qu’elle vienne à mes consultations. Alors je n’étais pas vraiment étonné de son comportement. J’ai quand même tenté d’expliquer au Dr Yakafokeu les intentions de Mme Adams :

« Mme Adams, lorsqu’elle ne répond pas, c’est qu’elle pleure. Lorsqu’elle ne rappelle pas, c’est qu’elle a honte de ne pas avoir répondu la première fois. Parce qu’elle a peur aussi. 
Mme Adams, c’est le genre de femme à continuer à aider ses proches coûte que coûte, même dans les moments où elle est pétrie d’angoisses par son passé, même si chaque élément de sa vie la fige de peur. C’est pas le genre de personne qui va tenter un geste malpoli ou ne pas respecter son prochain. Si tant est que ce genre de personne existe vraiment. Alors je ne pense pas qu’elle ne te rappelle pas pour volontairement cracher sur le service que tu veux lui proposer.
Mme Adams a autant du mal à se faire confiance qu’à placer sa confiance dans la première personne venue. Quand elle doit rencontrer une nouvelle personne, les premières questions qu’elle se posent sont plutôt du genre :

« Comment vais-je faire pour sortir de chez moi seule ? »
« Qui va bien vouloir m’accompagner ? »
« Cette personne va-t-elle aussi me rejeter comme tant d’autres l’ont fait ? »

Ça peut paraître étonnant, ces réflexions. Excessif, même. Mais c’est le résultat de 40 ans de vie à porter le poids d’une trahison ultime. Celle qui touche l’essence même du principe de relation de confiance. La confiance d’un enfant à son parent. Celle d’un enfant à sa famille. Un truc que tu n’as même pas envie d’imaginer dans tes pires cauchemars. Ça s’est passé il y a 40 ans, et elle ne t’en parlera sûrement pas. Encore moins si tu l’appelles pour l’engueuler pour lui dire qu’elle aurait dû rappeler.
Elle ne te dira pas ça. Elle te sortira d’autres raisons, que tu appelles « des excuses », pour expliquer son comportement. Elle te dira que le frère de son compagnon est décédé récemment. Et que ça l’a achevée. C’était un des seuls à l’avoir complimentée sur sa personne. Un ersatz de ce qu’on peut appeler une figure d’attachement. Une personne en qui elle avait réussi à placer sa confiance, enfin. Un parent de substitution. Une personne qui la valorisait un peu. Mais il n’est plus là. Alors à quoi bon continuer, si la vie ne l’aide pas, malgré ses efforts. À quoi bon répondre aux appels. À quoi bon aller voir le Dr Yakafokeu, si c’est pour recevoir une leçon de morale. Elle n’a pas besoin de ça. Alors elle va fuir. Elle va esquiver. »

Je ne sais pas si le Dr Yakafokeu a compris ce que j’essayais de lui dire. En même temps, ce n’est jamais facile de se mettre à la place de personnes qui ont vécu l’exceptionnel, dans le pire sens du terme. D’ailleurs, je m’y suis retrouvé aussi plein de fois, dans ce genre de situation. A me rendre compte que je parlais de mes patients avec une certaine froideur. Ou même que je leur parlais directement avec cette même froideur. Avec un certain automatisme, comme pour me protéger de visions d’horreurs. Des visions qu’on préférerait ne jamais avoir eu, ou qu’elles n’aient jamais existé.

Mais cette nuit, j’y ai repensé bizarrement. Et pour la première fois, je me suis mis à pleurer pour une de mes patientes. Profondément. Sans pouvoir rien contrôler. Et c’était une sensation étrange, où plein de pensées se sont bousculées :

« Peut-on se permettre de pleurer pour nos patients ? Pourquoi j’en ai honte ? Qu’en penseraient mes collègues si je leur racontais ça ? Son histoire est atroce, j’espère que ça ne m’arrivera jamais… Comment peut-on vivre aussi figé par la peur, sclérosé par l’angoisse ? Que fait-elle de ses journées si elle n’arrive même pas à sortir de chez elle ? Comment fait-elle pour encore croire à la vie ? »

Ça peut paraître bizarre, mais ça ne m’était jamais arrivé. Autant d’années au contact de patients sans jamais une fois pleurer… Je ne pouvais même pas percevoir l’intérêt de ça. Et puis le sentiment de honte que j’ai pu ressentir s’est finalement progressivement transformé en fierté. Je crois que pleurer m’a permis d’encore mieux comprendre ce qu’elle pouvait vivre. Enfin, j’en sais rien. Comme si ça m’avait rapproché d’elle. Une sorte de Nirvana de l’empathie. Je ne me suis pas senti submergé par la tristesse, comme je pouvais le craindre avant. Juste touché, d’un humain à un autre.

Peut-être que je lui en parlerai. Je ne sais pas. En tout cas, j’espère pouvoir pleurer à nouveau face à la souffrance que peuvent traverser mes patients. Pour continuer à rester humain, avant tout. Croisons les doigts.

Résilience et Hystérie


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Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

La force de Résilience a dominé le tsunami d’Hystérie. Et de ça est né un nouvel être.

C’est l’histoire de Mme Guérilla, cette femme d’une quarantaine d’années qui n’avait plus grand chose d’une femme. Les cheveux courts, très courts, elle portait toujours un pantalon très serré et un T-shirt ample. Elle ne regardait jamais les gens dans les yeux. Du moins, elle ne les regardait PLUS dans les yeux. Ces yeux étaient éteints. Son visage fermé. Elle avait cette démarche de femme dure sans arriver à en assumer la posture. Elle avait le pas hésitant, comme une blessée de guerre qui cherche à rentrer au camp de base.

Oui, parce qu’on va parler de guerre. Une guerre qui se passe un peu partout dans le monde, qui fait des ravages. Mme Guérilla y a participée. Pourtant, elle ne s’était pas portée volontaire au combat.

La première attaque fut brève et violente. Elle venait de récupérer son courrier hebdomadaire. La frappe a été rapide. Elle est tombée à terre. Figée par la surprise, son corps ne répondait plus. L’assaillant a alors agi selon les codes de la guerre. Hors de toute valeur morale. Des cris, du sang. Déchirée, tiraillée, son intimité volée, Mme Guérilla venait de rentrer dans sa guerre.

Quelques jours passèrent, hors du temps et du monde. Mme Guérilla était sous le choc. Mais Mme Guérilla avait continué sa routine de vie, tant bien que mal. Elle faisait tout comme un robot, tout en automatique, parce qu’il fallait bien se raccrocher à quelque chose.

Malheureusement, le fardeau de la guerre continua.

Au même endroit. Le même soldat. Mme Guérilla aurait pu être sur ses gardes, seulement son corps ne répondait toujours pas. Le soldat avait pour sa part campé sur sa position, prêt à détruire Mme Guérilla, porté par une pulsion de mort qui le dominait complètement. Il sauta de nouveau sur sa proie. Et dévora chaque particule physique et psychologique qui restait de Mme Guérilla. Et on se suffira à ces mots. Parce que l’horreur n’a pas besoin de plus de détails.

Depuis, Mme Guérilla est en guerre. En guerre contre le monde. En guerre contre elle-même. Elle ne sort plus sans ses six chiens. Des gardes du corps garants d’une protection maximale. Elle ne fréquente plus personne, et agit comme un tyran avec toute personne qui croise son chemin. Ça évite de penser, ça évite le danger. Elle ne veut plus ressentir. Parce que l’émotion, c’est la porte d’entrée de l’âme. Et elle n’en veut plus de cette âme. Peut-être même n’en a-t-elle plus.

Dix ans ont passés. Mme Guérilla a eu le temps de découvrir cette partie d’elle qui dormait en silence au fond de son âme, celle qu’on nomme Hystérie. Hystérie, c’est cette enfant dépendante qui ne recherche qu’une chose, c’est d’être aimée. Une enfant pleine de fougue et d’impulsivité, mais aussi du genre à ne pas supporter la moindre frustration, la moindre attente ou la moindre surprise désagréable. Fascinée par son image, elle n’en reste pas moins douteuse de la qualité de sa personne. Mais elle n’arrive que rarement à se comparer à l’autre. L’autre n’existe pas. Elle ne sait pas ce que c’est. Alors tout tourne autour de sa vie et du mini-monde dans lequel elle vit, en sécurité.

Hystérie est souvent perdue dans ce monde. Elle a peur de ce vaste inconnu si imprévisible. En fait, la peur dirige sa vie comme une balle de Flipper se fait envoyer d’un coin à l’autre du plateau par les obstacles qui le composent. Elle est ballottée sans savoir comment reprendre un peu de contrôle. Sans savoir s’il est même possible d’avoir un peu de contrôle sur sa vie.

Hystérie est souvent critiquée dans cette société. Trop immature, trop impulsive, trop dirigée par ses émotions, trop imprévisible dans ses réactions, trop égoïste. Trop. Alors Hystérie souffre et Hystérie s’isole. Et avec un peu de chance parfois, Hystérie arrive aux urgences. Parfois même elle rencontre un soignant bienveillant, parfois même un psychiatre. En réalité, Hystérie est souvent rejettée, parce que Hystérie est incompréhensible et Hystérie fait des histoires. Hystérie fait désordre et reproche tout ce qui est possible au monde. Souvent en injectant la même quantité de violence qu’on a pu lui infliger. Parce que la guerre laisse des traces.

J’ai eu l’occasion de discuter avec Hystérie, cette partie qui avait pris tant de place chez Mme Guérilla. Une enfant dans un corps d’adulte. Les psychiatres la connaissent bien. Et elle m’a surtout insultée au départ. C’est « la vérité qui sort de la bouche des enfants ». Sans filtre.

Parfois, elle réveille en nous nos failles les plus profondes. Alors ça peut faire mal. Mais l’erreur serait de rester dans ce cercle vicieux de violence en répondant ou en agissant primitivement face à ces attaques. Sans apercevoir cette enfant qui pleure de ne plus voir le monde comme un grand champ de tournesols en chocolat entouré de papillons-licorne en sucre d’orge. Alors j’essayais de garder cette image bucolique dans la tête quand Hystérie venait m’insulter, me reprocher tout ce qui était possible de reprocher à un psychiatre. Et pourtant, ça fait toujours mal de se faire insulter par sa patiente.

Elle m’expliquera un peu sa vie, et puis aussi sa dernière longue hospitalisation. Mais la chance qu’a sûrement eu Mme Guérilla sur son chemin, c’est d’avoir croisé une équipe de soins d’une rare bienveillance. Elle m’a décrit ce moment comme le tournant de sa vie. Le moment où Hystérie a rencontré son alter ego, Résilience. Pour un ultime combat.

Résilience, c’est une partie que chacun a en soi. Un petit bout de nous qui s’exprime avec plus ou moins de force en fonction de chaque parcours de vie. Résilience aime la vie. Résilience aime s’exprimer quand on prend soin d’elle. Résilience est sensible à la bienveillance. Résilience est bien consciente qu’une route est faite de bosses, de virages, de portions en travaux, de surprises. Mais ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est explorer. Parcourir cette route, y observer tous ces paysages, rencontrer tous ces gens différents, et toujours continuer à avancer. Partir en voyage pour un road-trip qui durera toute la vie. Résilience n’est pas forcément optimiste, mais au moins elle est réaliste.

Après un temps long, Mme Guérilla en était venue à se demander si les chiens que voulait Hystérie plairaient à Résilience. La réponse était arrivée rapidement. Résilience aimait avancer sans chaînes aux pieds, alors les chiens ont été éjectés. Puis Résilience a voulu explorer son quartier. D’abord le pâté de maison, puis le supermarché, puis la rue d’à côté. Et plus Résilience explorait ce monde, et moins Hystérie pouvait donner son avis.

Alors oui, parfois Hystérie arrivait à réunir suffisamment d’énergie pour remontrer le bout de son nez. Mais c’est pour ça que je voyais Mme Guérilla. Elle n’en pouvait plus de cette enfant capricieuse. Dans un mouvement de révolution, Mme Guérilla voulait tuer Hystérie et ne vivre qu’avec Résilience. Elle voulait devenir Mme Reziliencia. Seulement, en tuant une partie d’elle-même, elle faisait le choix de s’handicaper. Et ce n’était pas ce qu’elle voulait.

On a donc travaillé cette transition ensemble. Mme Guérilla a progressivement redécouvert son corps, ses sensations, à travers Hystérie comme à travers Résilience. Et c’est ce qui m’a marqué le plus chez elle. Mme Guérilla avait vécu la guerre, contre son gré. Elle s’était battue corps et âme, au point de se retrouver bloquée dans une guerre plus insidieuse, celle qui confrontait deux parties d’elle-même. Et malgré tout cela, elle avait réussi à trouver l’énergie vitale pour faire signer un pacte de paix entre Hystérie et Résilience.

Et des milliers de pacte de paix comme celui-ci sont signés chaque jour dans l’ombre de notre société grouillante. Des guerres sont stoppées chaque jour. Et d’autres démarrent instantanément. Mais Mme Guérilla m’a donné confiance. L’humain a bien conservé cette force qui lui permet de s’adapter à toutes les situations. La Résilience a surpassé l’Hystérie, pour en tirer le meilleur compromis.