À lire en écoutant : Con Toda Palabra – Lhasa De Sela
Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.
La violence s’est glissée dans les soins. Le genre d’histoire qui parle d’humains qui ne se comprennent pas forcément tout le temps.
Ce matin, tout était plutôt calme à l’hôpital. C’est parfois reposant, le calme. Mais ça ne signifie pas pour autant que nos patients vont bien. Après tout, s’ils sont hospitalisés, c’est bien parce que ça vacille au quotidien.
On venait de terminer les transmissions. Le premier petit moment de la journée où l’équipe se retrouve, discute des événements de la nuit, de l’état de santé des patients. Une revue des troupes, en somme. C’est alors qu’une infirmière débarque en trombe en balbutiant « Mister Freeze a fugué de l’hôpital! ». Le temps qu’elle se calme, on a pu comprendre que Mister Freeze avait profité de l’entrée de l’infirmière dans le service pour la bousculer et prendre la poudre d’escampette (oui, cette expression existe toujours). Il n’avait pas dit un mot. Il nous avait quitté.
Mister Freeze, c’était un type qui baladait sa corpulente stature dans les étroits couloirs de l’hôpital psychiatrique depuis plusieurs années. Un charmant jeune homme approchant la quarantaine. Un visage d’enfant, dans un corps un peu comprimé par ses vêtements. Discret, toujours souriant, il disait bonjour à tous ceux qu’il croisait. Un psychiatre lui avait dit un jour qu’il souffrait probablement de schizophrénie. Il est vrai qu’il lui arrivait de plus en plus fréquemment de ressentir de la méfiance vis-à-vis des autres. Il n’avait plus envie de voir ses amis, ni même sa famille. Il en était parfois devenu violent. Rien de méchant. Juste un peu d’incompréhension de chaque côté. Son père qui ne comprend pas son isolement soudain, Mister Freeze qui ne comprend pas pourquoi lui-même s’isole, et pourquoi on l’embête avec ça. De l’agacement donc, de la frustration, de la colère. Et de la colère à la violence, il n’y a qu’un pas.
Alors il a été hospitalisé. Mais comme cela arrive parfois, les traitements et l’accompagnement qu’il a pu recevoir n’ont pas très bien fonctionné. Alors Mister Freeze a continué à penser que le monde était malveillant. Ça en devenait parfois gênant. Pour lui, d’abord. Parce que des voix murmuraient sans cesse des choses souvent incompréhensibles dans sa tête. Pour les autres, ensuite. Parce que lorsque Mister Freeze n’en pouvait plus de tout ça, il cassait tout autour de lui. Personne n’était visé. Mais il ne fallait pas avoir le malheur de se trouver dans la même pièce que lui dans ces moments. Pour vous donner un ordre d’idée, ce qu’il vivait, c’était un peu similaire au fait d’avoir une sensation de démangeaison à l’intérieur de sa boîte crânienne. On aimerait bien se gratter, mais on n’y a pas accès. Alors au bout d’un moment, la frustration est telle qu’on en devient violent. Pour évacuer.
L’annonce de sa fugue a d’abord figé le service. Puis, après quelques recherches, le téléphone a sonné. C’était le directeur du foyer où Mister Freeze avait vécu un temps. Il y avait toujours sa chambre. On a alors appris qu’il était revenu dans son foyer. Le directeur était confus :
« Il nous a expliqué vouloir rejoindre son père dans son pays d’origine pour pouvoir enfin assister à l’enterrement de sa mère, qui aurait été d’après lui congelée avec précaution depuis 20 ans en attendant que tout le monde soit présent »
Petit moment de silence. Juste le temps de replacer tous ces mots dans une phrase qui aurait un peu de sens.
Mister Freeze avait bien un père. Mais qui vivait en France. Sa mère était bien décédée. Mais personne n’avait jamais entendu parler de congélateur. Bref, il fallait qu’on aille le chercher. Tout pouvait vite dégénérer. Alors on est parti, avec deux collègues un peu plus imposant que moi, pour l’effet d’optique. Trois bonhommes face à un, le cerveau fait vite les probabilités. Cela permet souvent d’éviter une violence que personne ne souhaite.
Pendant le trajet, je tentais de récupérer des informations. Je me concentrais. J’étais inquiet pour Mister Freeze. J’étais inquiet pour mon équipe. Et puis pour moi. Je savais bien que la violence pouvait vite arriver. Et j’étais le garant du fait que ça n’arrive pas.
Arrivés sur place, on a dû s’aider du directeur pour entrer dans la chambre de Mister Freeze. Nous n’étions pas dans nos murs, les règles n’étaient pas les mêmes, notre marge d’action non plus. Il s’était barricadé avec sa table et des chaises contre sa porte. Le directeur lui a demandé s’il pouvait entrer. Mister Freeze lui a ouvert, et on s’est engouffré, comme une équipe d’intervention infiltrant l’appartement d’un forcené. Il a été surpris de nous voir. Il avait un plat avec du poulet dans une main, un gros couteau dans l’autre. C’est bizarrement ce que j’ai vu en premier.
« Bonjour. On est désolé de devoir vous rendre visite ici. Mais vous êtes actuellement hospitalisé et sous notre responsabilité. Nous étions inquiets pour vous. On a besoin que vous veniez avec nous pour finir les soins. On peut en discuter? Vous cuisinerez plus tard, je vais prendre votre couteau »
L’effet de surprise m’a permis de lui dire tout ça et de récupérer rapidement le couteau pour le donner à un de mes collègues. Protection d’abord. On s’est ensuite assis. Côte à côte, pour calmer le jeu. La tension était palpable. L’effet de surprise n’allait pas durer longtemps. Nous devions juste gagner du temps. Le temps que la police arrive. Elle était prévenue. Aucun de nous, en tant que soignant, n’avons comme rôle de contenir la violence potentielle en dehors de nos structures.
Mister Freeze ne voudra pas discuter. On s’y attendait bien. Il voulait quand même aller cuisiner. Alors on l’a accompagné. La cuisine était sur le chemin de la sortie. On a essayé de le contenir dans la cuisine. Puis il a compris. Il a voulu partir. On s’est opposé une fois. Ça a suffit pour qu’il se coupe la pulpe du doigt avec une clé. Le sang coulait. Un élément de son dossier me revenait. Il avait le VIH. Le risque pour nous était alors trop important. Le patient le savait. Il a tenté de nous jeter du sang dessus, pour qu’on s’écarte. On a pu l’éviter. Il est sorti. On l’a laissé. Les policiers sont arrivés au même moment. Mister Freeze s’est figé. Tout s’est d’un coup calmé. Il a accepté qu’on l’allonge sur le brancard de l’ambulance et qu’on le ramène. Sirènes de fin.
Parfois, la maladie fait perdre le contrôle. Parfois, l’organisation des soins, ou sa désorganisation, mène à la frustration et à l’agressivité chez un patient. Certains soignants peuvent en devenir aussi maltraitants. Une réaction animale, réflexe, de défense. La violence d’un patient dans le quotidien hospitalier peut se mélanger à celle de la vie privée d’un soignant. C’est alors qu’elle peut être vécue comme inadmissible. Comme une marque de non respect envers un soignant qui ne fait que son travail. Or, souvent, un patient deviendra violent face à l’institution, face au cadre, qui n’est parfois pas assez souple face à l’individu. Mais rarement il aura l’intention d’être violent face à un soignant en particulier. Alors il est important de le garder en tête. Rester humain, pas simplement animal, juste pour ça.