L’Authentique Famille Crevasse


souffrance psychiatrie
A lire en écoutant : Figures – Jessie Reyez

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

 

La famille Crevasse a su montrer son vrai visage. De la mère au père, en passant par chaque enfant, tous ont su partager avec toute leur authenticité leurs resplendissantes qualités, leurs profondes failles, leurs doutes les plus légitimes. La famille Crevasse a dévoilé avec panache à tout un tas d’humains le pouvoir de l’authentique.

Maman Crevasse s’est présentée aux urgences en pleine nuit, illuminée de gyrophares de pompiers, avec son cortège d’humains au regard préoccupé. Sur son brancard, elle avait les yeux dans le vague, et pour seul habit une couverture, laissant percevoir timidement deux frêles bras, dessinés de veines rutilantes, la peau à même l’os. Suivait derrière ce florilège médical Papa Crevasse, le visage en peine, le pas saccadé, une bedaine de bon vivant. Ou de désespéré.

Maman Crevasse avait encore trop bu. Tout s’est précipité comme un brasier sous le soleil. S’est allé très vite. La braise était déjà là, et une grosse étincelle l’a amenée à un geste pour essayer de faire tout disparaître.

C’est pas faute de l’avoir aidé. Toute la famille le sait. Mais rien n’y a fait. Et Maman Crevasse, la valise de la vie déjà bien pleine, a du réouvrir il y a quelques jours le bagage déjà débordant. Alors même qu’elle vivait le deuil de son père, elle s’est retrouvée confrontée à l’impensable.

La famille Crevasse avait pourtant réussi à prendre des vacances dans les îles ces derniers temps. Ils avaient pu s’offrir un temps de plaisir dans un quotidien de tumulte. Ils en revenaient tout juste d’ailleurs. Eau paradisiaque, moments de famille, rires. Le cocktail parfait. Mamie Crevasse n’avait pas pu s’y joindre, mais on l’appelait un peu tous les jours pour qu’elle soit un peu là. Seulement Maman Crevasse n’avait pas eu de nouvelles ces derniers jours. Rien de grave sûrement, mais Maman Crevasse voulait rapidement passer la voir à son retour.

Elle y est alors allée, seule. Et le rien de grave se transforma en tout autre chose. Mamie Crevasse n’était plus. D’un coup. Silence complet. Temps arrêté. Tempo à zéro. Quatre tonnes d’adversité venaient subitement faire déborder la valise de Maman Crevasse. Pas beaucoup de sens à tout ça, juste un bon gros tsunami. Il faut dire, Mamie Crevasse n’avait jamais été du genre à laisser quoique ce soit au hasard. Alors quand il s’agissait de la mort, elle se devait d’être aux manettes. Sans penser que Maman Crevasse serait la première à la trouver. Sans penser qu’autour d’une personne suicidée gravite plus de 20 personnes. Victimes collatérales d’une souffrance à fragmentation.

A genoux, la valise était maintenant trop lourde pour Maman Crevasse. En rentrant, tout était flou, et seul l’alcool allait temporairement lui amener un repère. Quitte à se faire noyer par un tsunami, autant le faire sans conscience. Au risque de ne pas voir les arbres auxquels on peut se raccrocher. Ça, Papa Crevasse commençait à s’en douter. Le tsunami emmenait sa femme loin. Très loin. Mais surveiller la souffrance ne suffit parfois pas. La puissance du désespoir combiné aux profondes altérités de la vie submergent souvent plus qu’un tsunami.

C’est alors que Maman Crevasse tenta le copier-coller de la fin de vie de Mamie Crevasse. Des moyens de se suicider, il y en avait. Il y en a souvent un peu trop d’ailleurs. Heureusement, Papa Crevasse l’a trouvée rapidement. Alors pompiers. Urgences. Psychiatre.

Je reçois Maman Crevasse avec toute la famille Crevasse. Le Papa, et les trois enfants. La tribu au complet. Réunion de crise. Maman Crevasse n’est pas passée loin de la mort, mais vraiment plus près que la dernière fois. Le poids du désespoir accumulé le long d’une vie mène à plus de détermination, sûrement. Il est temps de lui tendre la main, vraiment. Mais elle ne veut pas. Oui, elle est en crise suicidaire. Mais si ce n’était que ça. Maman Crevasse est au début de son deuil. Elle veut veiller le corps de sa mère. Et se doit de le faire, elle est comme ça, point. Personne ne l’en empêchera.

« Et tant pis pour sa vie »

J’ai été à ce moment-là envahi d’un sentiment mêlé de gêne, de désarroi, de tristesse. Je devais l’hospitaliser. La mettre en sécurité pour un temps. Mais comment oser l’hospitaliser, dans ce moment si important pour le deuil ? Je n’aimerais pas entendre un médecin proposer ça pour ma propre mère. Qui suis-je pour empêcher à Maman Crevasse de faire son deuil à sa façon ? Est-ce mon rôle ou serais-je en train d’outrepasser mes devoirs? Pourtant sa tribu me l’a dit, ils ont trop peur de la perdre elle aussi. Et Maman Crevasse me l’a affirmé, elle retentera. Parce-que tout ça déborde. Et il n’y a plus d’horizon pour orienter son pas. Alors que faire quand on est face à une personne en crise, submergée par la souffrance, au point de ne plus pouvoir faire face ?

Rien n’est formellement écrit. Le soin ici, ça doit s’inventer. S’adapter. À la personne. À son état de santé. Au concret de sa réalité. Et aux limites des moyens que l’on a. Alors on doit aider à penser l’alternative, toutes les solutions, autre que la mort. Proposer de l’hospitaliser pour lever un temps la responsabilité d’une tribu envers l’une de ses membres, quand la tribu entière est elle-même en crise. Et c’est peut-être pour ça qu’on n’aime pas que les familles prennent le rôle de soignant. Pour laisser la responsabilité en dehors de la tribu, lever le poids de la culpabilité et aller au plus juste face à la souffrance. Choisir l’optimal. Parce que le parfait n’existe pas.

Je n’avais pas envie d’avancer cette décision à la famille Crevasse. Mais il n’y avait pas d’alternative à ce temps précis. L’hospitalisation courte venait là comme rempart à la mort. Le cadre comme sas de décompression, pour sortir la tête de l’eau. Maman Crevasse ne l’entendait pas comme ça, mais la vie est trop précieuse pour se permettre de la négliger sur l’autel du désespoir.

C’est alors que, quand le sujet est venu, la famille Crevasse a agi comme jamais je n’avais vu agir une famille jusqu’ici. Et c’est de tous ses membres qu’a émané la solution. Fiston Crevasse a rapidement pris la parole :

« Non mais en fait pour qu’on puisse tous faire un choix juste, là, aujourd’hui, on doit vous raconter notre histoire. »

J’étais face à cette famille, qui se croisait du regard, comme pour vérifier que toute la tribu était d’accord. Un court silence s’est installé, comme si un moment de vide devait précéder ces révélations. J’étais un peu surpris, curieux de comprendre vers où il voulait emmener cette résolution.

« En fait, moi je sors de plusieurs années à vivre dans la rue. Le crack m’a rongé, et j’en sors tout juste. Vous pouvez pas vous douter en me voyant maintenant, bien rasé, habillé, propre sur moi, mais c’était la misère. »

Je ne m’y attendais en effet pas. Gros revirement. Comme si le projecteur ne savait plus qui éclairer. Que faire de cette information? Pourquoi nous dit-il ça? C’était flou pour moi, alors je décidais de rester observateur. Il se passait quelque chose que seule cette tribu comprenait. Ils m’ouvraient leur porte. Et quand on rentre chez quelqu’un, on enlève d’abord ses chaussures et on attend.

Ma première impression, c’était bien que Maman Crevasse était dans le creux de sa vague, mais avait su construire autour d’elle un cocon solide fait d’humains d’une grande stabilité. Je devais apparemment revoir ma copie.

Un sentiment de fluide liberté de parole s’est ensuite ressenti dans la pièce. Chacun, au départ figé, a commencé à reprendre du mouvement. Et Grand-Frère Crevasse a choisi de continuer sur la lancée :

« Bon bin puisqu’on en est aux aveux… Moi je viens de prendre la décision d’aller en cure. Je suis un putain d’alcoolique. Ça a pas été facile comme décision. Personne n’aime devoir se faire hospitaliser. Mais là, c’était ça ou je crevais. Alors je comprends comme ça doit être compliqué pour Maman de choisir. »

Son regard était orienté avec insistance sur Maman Crevasse, comme pour bien lui faire comprendre que son argument lui était bien adressé.

Papa Crevasse se mit à pleurer. Comme s’il faisait enfin un bilan de sa tribu. Touché de voir la souffrance des siens. Mais aussi fier de leur courageuse authenticité. Ça faisait beaucoup d’un coup. Mais putain ça faisait du bien :

« Moi-même j’ai pas toujours été facile, j’ai grandi dans cette éducation. Mais on s’aime tous, et c’est ce qui nous tient. Alors on va survivre, et pour ça on a besoin d’aide. »

Tous avaient parlé. Seule Petite-Soeur Crevasse observait, écoutait depuis le début, les yeux parfois vers le sol, par gêne, parfois vers le haut, pour penser. Elle décida de conclure :

« Notre famille est particulière, c’est sûr. Mais ma mère là, on veut pas la perdre. Et mon père est épuisé de tout tenir. On fera ce qu’il faut pour hospitaliser notre mère, même si elle ne veut pas »

On sentait chez eux de l’hésitation, humaine, à accompagner cette décision que je devais tenir. Alors il fallait agir vite, pour éviter de la souffrance inutile.

On l’a transférée alors qu’elle voulait fuguer, pour se tuer. Le transfert pu se faire dans le calme et le respect, mais c’est un moment qui reste toujours puissant en émotion. Un mélange amer de bonne volonté, d’injustice, d’amour, de rancœur. On ne veut pas qu’elle vive ce qu’on voit dans les films, mais on ne sait pas sauver sa propre mère d’une souffrance qu’on ne connaît pas bien. Alors on leur fait rencontrer les soignants de l’unité, garantie d’une humanité qu’on préservera dans les soins avec toute l’énergie que l’on aura. Au maximum de ce que l’institution nous permet de faire. La décision n’est pas parfaite, et ce temps de soins ne fera pas tout, on le sait tous. Mais quand quelqu’un se noie devant nous, on lui tend d’abord le bras pour la sortir de l’eau avant de penser à tout le reste.

Pour Grand-Frère Crevasse, la douleur était trop grande. Dans cette décision, pleine de bienveillance et d’impuissance entre-mêlées, les larmes ont coulées. La famille Crevasse devait survivre, mais la tribu entière était malmenée.

Un sentiment de solidarité et de compassion flottait alors au sein de l’équipe de soins, et je pouvais lire l’authentique détresse dans les yeux des soignants autour. La famille Crevasse avait levé les barrières du stigma, en osant se dévoiler au plus proche du vrai, comme par instinct de survie. Et ce qui était un évènement tragique est devenu un grand moment d’authenticité, où tout le monde posait les masques. Pas de place pour le superficiel. Grand-Frère Crevasse fût reçu à l’écart, pour un café, une oreille attentive, un temps de pause. Parce que le soin parfois doit se limiter à l’essentiel.

Avoir été témoin d’un tel moment d’authenticité humaine, en plus de me combler d’une énergie impossible à nommer, m’a rappelé une des raisons qui m’avait poussé à me spécialiser en psychiatrie. Ce monde souvent stigmatisé de la santé mentale permet de rencontrer des humains comme on en voit rarement autre part, des humains ce qu’il y a de plus authentique, de l’humain cru, de l’humain trash, mais de l’humain vrai. Un monde où la qualité du lien est au centre de tout. Un monde qui n’oublie pas l’essentiel, et qui continuera à exister grâce à ça.

Notre-Dame de l’Humanité


Housing First
À lire en écoutant : Reality Cuts Me Like a Knife – Faada Fredd

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

 

Près d’un milliard d’euros a été débloqué, donné, avec humanité, pour refaire vivre le toit d’une vieille Dame. Alors c’est la bonne occasion de parler de ceux qui revivent à travers cette journée l’histoire de leur vie, pour qui un euro vaut un million, pour qui il n’est donné pour seule charpente qu’un carton usagé. Pas de réfection. Pas de Une. Juste un feu qui ne s’éteint pas avec de l’eau.

On pourrait parler de Mr Coco, qui aurait tout pour bien vivre. Une famille soutenante malgré les épreuves, une compagne et deux enfants qui ne demandent qu’à avoir ce père et compagnon aimant. Mais Mr Coco est rongé par la poudre. Même si c’est dur à admettre. Il agit, en mode automatique. La cocaïne régit sa vie, dirige son être, et dévore ses racines. Mr Coco devient Mr Parano, et le plonge dans un gouffre où aucune branche, aucune main tendue n’est assez longue pour le ramener à la surface. Mr Coco marche sans racine, et ne peut maintenant s’appuyer que sur des murs de sable.

Sinon parlons de Mme Chicot, qui en a attiré plus d’un dans sa jeunesse, mais qui eut le malheur de cumuler dépression, abandon, et migration. Je la vois passer furtivement aux urgences, comme si elle n’était venue que pour vérifier que l’humanité existait encore. Juste le temps de raconter son histoire. Le temps de se réinscrire dans l’Histoire. Oui, elle a dû parcourir plusieurs milliers de kilomètres avec ses pieds nus, laissant le corps de ses parents fraîchement jeté dans les bras de l’innommable horreur de la guerre, pour courir vers un leurre d’espoir. Mais « qui ne l’a pas fait », répète-t-elle.

Oui, elle a eu une fille, « hasard du malheur », monnaie à payer pour passer la Méditerranée. Alors oui, sa fille est aveugle, mais ce n’est pas « un cas unique », précise-t-elle. Tout le monde pourrait supporter ça. En l’entendant, on pourrait presque y croire. Mais moi je n’y crois pas.

Pourquoi est-elle à la Rue ? Elle ne le sait plus vraiment. Tout se confond. Y aller est plutôt simple. Par contre, y sortir est mission quasi impossible. Sauf miracle ?

Non. Parlons de Mr Espoir. Lui, il est en service de Réanimation maintenant. Parce que vivre dans la rue est une chose. Mais tenter d’en sortir, oui, relève du miracle parfois. Ou d’une forme de ruse. Pour ça, Mr Espoir a tenté une technique toute particulière. Pas le genre d’idée qui nous passe par la tête spontanément. Disons qu’il a vu ça comme un coup de pouce envers lui-même. Comme une étincelle pour finir de faire brûler le toit de sa Cathédrale. Brûler dans ses propres cendres pour ne plus avoir à constater que la charpente n’est plus là depuis bien longtemps. Oui, Mr Espoir, par ce geste, a trouvé un toit. Il n’y vivra peut-être pas longtemps. Mais maintenant il est au chaud, en Réanimation.

On me demande de le voir pour savoir s’il relève de soins psychiatriques. Je le rencontre. Rien de plus bref. Sa santé mentale ? Peut-on décemment en parler quand ses besoins les plus primaires ne sont pas comblés ? Comment évaluer la souffrance d’un homme pour qui l’Humanité n’est plus qu’un vague concept ?

Je croise son regard à la fois froid et malicieux :

– « Si vous me faites sortir, je trouverai un moyen de mourir autrement » –

Certains diront qu’il profère des menaces au suicide pour me manipuler, pour me pousser à l’hospitaliser « pour l’hiver ». Pour ma part, je ne sais pas juger les intentions d’un homme rendu à se brûler vif pour pouvoir au moins dormir sous un toit. Et sa place n’est pas pour autant en psychiatrie. Voilà. Je reste figé. Mes pensées se bousculent, toutes voulant prendre la priorité.

– « On n’arrive même pas à trouver des lits pour ceux en souffrance mentale, sa problématique est sociale, tu dois déléguer » –

– « Ce type pourrait être ton grand-père, tu ne laisserais jamais ton grand-père repartir dans la rue comme ça » –

– « Les réanimateurs vont te dire qu’il n’a plus rien à faire chez eux, à plus de 1500 euros la nuit d’hospitalisation, ça fait cher payé le logement » –

– « Mais qu’est ce que t’en as à foutre de ce que ça coûte bordel ?! » –

Vide total. Blanc complet. Alors je me tourne vers ma collègue réanimatrice :

– « On sait qu’il va mourir dans la rue. Le 115, ils vont te dire qu’il n’y a plus rien. On a mis 2h à les avoir déjà tout à l’heure. Sa famille? Aucune. Il n’a pas de pathologie mentale qui me permette de le prioriser sur les rares places disponibles en psychiatrie. Et il le sait. On le sait tous. On va devoir faire un truc qu’aucun de nous deux ne veut, et seul Mr Espoir va en vivre les conséquences » –

Pourquoi j’ai dit ça, je ne sais pas. Je me suis haï à la minute où j’ai fini ma phrase. Et je suis parti avec cette sensation dégueulasse de travail mal fait.

Ma collègue, elle, a souhaité le garder une nuit de plus. Dans l’espoir qu’un logement d’urgence se débloque demain, peut-être. Et peu importe ce que ça coûtera en moyen humain, financier, ou autre. Elle m’a appelé pour me le dire.

Aujourd’hui, un toit a brûlé. Et cette femme médecin a fait preuve de plus d’humanité que l’ensemble des Grands Donneurs de notre chère Cathédrale. Ma tête est vide. Mes yeux plein d’eau. Et la réalité m’a coupé comme un couteau.

Consultation Avortée ou Le Syndrome de Bartleby


À lire en écoutant : Let’s Call The Whole Thing Off – Fred Astaire

Annulation Cancel Flight Consultation

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

J’avais un peu de temps avant ma prochaine consultation. Alors j’ai feuilleté le dossier de ce patient que l’on m’adressait. Celui qui allait arriver.

Quand j’ai des courriers ou des compte-rendus, j’aime bien les consulter en amont quand je peux. Ça me donne cette impression bizarre d’ouvrir le livre de mon patient à un chapitre de sa vie, alors même qu’il est censé avoir l’exclusivité sur tout ça. Mais ça aide beaucoup, on gagne souvent un temps fou.

Mr Pathos allait sur ses 75 ans apparemment. Il avait fait quelques séjours à l’hôpital. Tiens, sa prostate est un peu gonflée on dirait. Drôle de façon de faire les présentations, mais pourquoi pas. Son cœur a l’air d’avoir vécu quelques faits de guerre. Face son ennemi de toujours, le cholestérol. En même temps, il ne faisait pas le poids face à lui. Il avait des renforts. Tabac et alcool. Ah, la dépression ne semble pas l’avoir épargné. En même temps, c’est fréquent… Un gros épisode à la vingtaine, alors qu’il était à la fleur de l’âge. Dur. Et comme dans la moitié des cas, un deuxième épisode s’est installé quelques années plus tard. Et un troisième.

Bon ça commence à faire beaucoup ça. Intéressant, il est en couple. C’est un bon signe dans tout ça. Il a beaucoup travaillé, un artisan. Il doit avoir des mains bien costauds. Pas grand chose de plus. Une liste de traitements grande comme mon bras. Ça va pas être simple. Ah tiens, un petit courrier. Son médecin traitant :

« Triste, ne sort plus, pas bien, voir si besoin d’antidépresseurs »

Ça ressemble plus à un télégramme en fait. Mais bon, les collègues généralistes n’ont pas des heures pour écrire tout ça non plus. Alors pourquoi pas.

Bien. J’ai fait à peu près le tour. Plus qu’à attendre Mr Pathos. Qui n’est pas là. Ça fait bien quinze minutes qu’il devrait être là.

Bon… J’ai attendu. Longtemps. Finalement, il n’est pas venu. Mais Mr Pathos a appelé le secrétariat pour prévenir, à ce qu’il paraît. Sympa. Mais bon, cinq minutes avant l’heure prévue. Moins sympa.

J’avais bien les boules. Alors même que j’avais bien lu son dossier. La rage. J’étais confronté à ce fameux Syndrome de Bartleby. La plaie du 21ème siècle. Bartleby, c’était un bonhomme décrit comme ayant une force d’inertie dingue. Il ne se courbait pas sous les ordres, il ne cèdait pas d’un pouce quand on l’engueulait. Bartleby ne voulait pas, et préférerait ne rien faire. Et c’est ce qu’il faisait : rien. Et on a extrapolé ça aux personnes ayant la fâcheuse habitude d’annuler au dernier moment, voire de ne juste pas se présenter au rendez-vous prévu. Le néant plutôt que l’action.

Mais le plus intéressant dans tout ça, c’est que Mr Pathos avait une excuse toute particulière : Il n’était pas venu parce qu’il était malade. Oui. Malade.

Pour un médecin, c’est une des excuses les plus bizarres à recevoir. Au départ, c’est quand même bien PARCE QU’on est malade qu’on va voir le médecin. Du coup, là, c’est comme si Mr Pathos était rentré dans un vortex sans fin. Être malade. Vouloir aller chez le médecin. Rater son rendez-vous parce qu’on est malade. Être malade. Vouloir aller chez le médecin. Rater son rendez-vous…

Bref, j’ai ri. Beaucoup. À défaut de consacrer ce temps à Mr Pathos et sa maladie. Il en faut parfois peu, mais ça fait toujours du bien. Mais c’est pas une raison pour annuler vos rendez-vous au dernier moment, hein. Personne n’aime ça, qu’on se le dise.

Un Court-Métrage de Consultation


À lire en écoutant : Smokey Joe’s La La – Googie Rene

Truman Jim Carrey Psychiatrie Bipolaire

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Presque tous les patients que j’ai revu vont mieux. J’ai eu cette impression qu’on a parfois. L’impression qu’on sait ce qu’on fait, et qu’en plus ça marche. Alors je vais en parler, pour changer un peu.

La journée de consultation s’est déroulée tout en douceur. Aucun retard, ni de mon côté, ni de celui de mes patients. Mr LaPoisse a ouvert le bal. Il m’a expliqué avoir vécu un des plus beaux dimanches de sa vie récemment. Habitué aux déconvenues, le genre de poisse dont personne ne souhaite, son moral s’était érodé, au rythme de ses poussées de douleurs physiques. Des douleurs qui lui collaient à la peau. Il ne pouvait plus sortir de chez lui. Il n’avait plus envie de voir personne. « Le sort s’acharne » me disait-il, abattu par l’accumulation des problèmes qui découlent d’un tel état. On n’a plus la force de s’occuper de l’administratif, alors les dettes s’accumulent. Puis c’est la panne d’électricité. Puis le décès d’un parent. Pourquoi maintenant ? On ne le saura pas. Mais depuis les quelques semaines où l’on se voit, Mr LaPoisse a pu sortir la tête de l’eau. Quelques médicaments, pour l’aider à retrouver un peu plus de force et venir casser le cercle vicieux de la dépression et voilà qu’il a même apprécié un dimanche ensoleillé avec sa famille. Il me sourit et ça me fait du bien. Je lui dis. Pas la peine de garder tout ce positif pour soi dans ces cas-là. Surtout pas. Il repart confiant, j’espère que ça tiendra.

Mme Pipelette lui a pris le pas. Cette jeune retraitée qui s’était présentée toute souriante devant moi et chez qui j’avais découvert un quotidien empreint d’angoisses. Elle n’arrivait pas à s’occuper depuis avoir arrêté son travail. Elle avait l’impression de devenir inutile. Même son mari la rejetait, me confiait-elle. Elle se sentait dans l’impasse, figée dans son présent comme un lapin traversant une route et se retrouvant né à né avec une voiture à pleine allure. On avait trouvé de quoi lui faire traverser la route pour continuer tranquillement son chemin. Et après plusieurs mois, elle venait simplement me dire qu’elle avait retrouvé son autonomie, toute sa joie de vivre et son plaisir à partager ses histoires. Le genre de consultation qu’on souhaiterait avoir tous les jours. J’ai bien essayé de lui dire que j’étais ravi de la voir soulagée, mais elle avait beaucoup de choses à dire. Alors je me suis contenté d’un « bonjour » au début, d’un « vous voulez qu’on se revoit ? Sinon je vous laisse la liberté de me recontacter si nécessaire » au milieu, et d’un « au revoir » à la fin. Débordante de paroles, cette consultation. Mais gratifiante. Elle ne m’a pas dit merci pourtant. Mais ça me plait bien en fait. Quand les gens s’approprient à eux-seuls le fait d’avoir réussi à se relever. Objectif atteint. Pour l’instant.
L’après-midi a continué à défiler sur le même thème. L’une me dit avoir pu se saisir de nos échanges précédents pour renouer des liens avec ses enfants. L’autre m’explique le plaisir qu’il a retiré à s’offrir son après-midi, en osant dire non à son supérieur. En me précisant qu’il a même été encouragé dans ce sens, vu le bon travail qu’il effectuait. Bref, j’avais l’impression d’être dans un film, au début, quand tous les personnages se croisent en se faisant des blagues, des clins d’œil, des petites répliques de potes, tout en marchant d’un pas assuré, certains que rien ne va leur arriver de grave. Tout ça sur un fond de musique des années 60, avec des riffs de piano funk/soul entraînés par une rythmique endiablée.

J’aime bien quand ça se passe comme ça. Ça me donne l’impression de faire un chouette boulot. Et que ça marche, parfois. Alors je vais en profiter, parce que c’est pas tous les jours comme ça. Et après tout, dans un film, si tout se passait bien tout le temps, on arrêterait vite de le regarder.

Souvenirs d’Enfance


À lire en écoutant : Edges of illusions – John Surman
Evolution blog psychiatrie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une jeune femme a pu retrouver son âme d’enfant. Et cette aventure n’a laissé personne indemne.

Mme Câlin approchait la cinquantaine. Elle rayonnait de joie, d’amour pour ses enfants. Chaque jour, elle prenait un soin tout particulier à s’apprêter. Maquillage, coiffure, vêtements, tout y passait. Puis elle partait entreprendre, former, créer, tout ce qu’elle aimait. Sa beauté et sa douceur enrobaient le quotidien de ses enfants, subjugués par cette femme scintillante.

Mais un jour, cette mécanique s’est enraillée. Les factures se sont accumulées, les achats aberrants se sont multipliés, son maquillage s’est envolé, avec un pyjama porté comme seul accoutrement. Mme Câlin n’allait plus bien. Les médecins ont pensé à une dépression, alors on l’a traitée, on l’a accompagnée. Mais rien n’y a fait. Alors elle est venue chez nous en hospitalisation.

Il était difficile d’imaginer le passé rayonnant de cette dame tant son allure avait changé. Elle avait pris une vingtaine de kilos, ses racines de cheveux grisonnantes laissaient penser qu’elle n’avait guère voulu prendre soin d’elle depuis plusieurs mois. Mais ce qui était le plus surprenant chez Mme Câlin, c’était son pyjama rose. Un pyjama d’enfant. Et son regard timide d’enfant. Et puis aussi sa voix d’enfant. Cette voix que prennent les tous petits quand ils ont fait une bêtise, ou quand ils vous racontent leur dernière aventure avec une grande frénésie. C’était très déroutant d’entendre une femme de cet âge parler comme ça sans gêne. A plusieurs reprises, elle m’a donné envie de rire, tant ses traits enfantins paraissaient exagérés. Ce côté pathétique tranchait beaucoup avec la souffrance qu’elle exprimait. J’étais perdu. J’ai croisé pas mal de personnes déprimées pourtant. Mais je n’avais vu quelqu’un se disant en dépression se comporter comme elle.

Mes collègues neurologues l’ont vu aussi. Ils la trouvaient très « théâtrale », qu’elle faisait un peu l’enfant, qu’elle cherchait à attirer l’attention. C’est vrai qu’en la voyant, on se serait cru devant une comédienne. Enfin, une mauvaise comédienne. Alors le diagnostic fourre-tout « Hystérie » est sorti. Tout ça pour dire qu’en réalité, tout le monde était un peu perdu.

En discutant avec elle, elle nous disait être en dépression, qu’elle achetait tout et n’importe quoi sans savoir pourquoi, qu’elle pouvait rester assise des heures sans rien faire. Et en même temps, elle nous montrait son émerveillement pour les petites choses de son quotidien. Sa passion récente pour les gâteaux, par exemple. Ou son envie incessante de sucrer tous ses plats, y compris la viande.

Face à Mme Câlin, pleins de choses se mélangeaient en même temps dans ma tête.

« Mais qu’est-ce qu’elle me raconte ? Elle se fout de moi ? Pourquoi voudrait-elle se foutre de moi ? Pourquoi je réagis comme ça ? Elle a pourtant l’air de souffrir… Mais elle a l’air complètement à l’ouest ! »

Et puis sa fille est entrée dans sa chambre. Ça m’a un peu ramené sur Terre. Mme Câlin se leva alors pour se jeter au cou de sa fille comme une enfant qui n’aurait pas vu sa mère depuis des semaines.

Ce que nous rapportera par la suite sa fille et les explorations faites nous amèneront à découvrir que Mme Câlin souffrait d’une démence rare. Le genre de maladie qui touche une partie bien précise de notre cerveau. Celle qui nous permet habituellement de jouer aux adultes. Alors quand on ne l’a plus, on agit presque comme un enfant. On peut se mettre à se balader tout nu. On peut avoir envie de manger compulsivement du sucre. On fait le gamin. Mais sans le vouloir. Et ce qui était particulièrement troublant chez Mme Câlin, c’est qu’elle en avait conscience. C’était peut-être d’ailleurs ça le plus difficile à constater chez elle. Voir qu’elle était consciente de devenir démente. Bien loin de l’hystérie, sa partie enfant avait pris le dessus sur sa partie adulte responsable. Et tout ça à cause d’une lésion dans son cerveau.

En sortant de sa chambre, Mme Câlin m’a fait penser à cette phrase qu’on entend souvent :
« C’est une belle chose que de préserver sa partie enfant en nous »
Mais après avoir croisé Mme Câlin, on peut se demander si retomber dans l’enfance est une si bonne chose. Tout est une histoire d’équilibre, sûrement.

A la Guerre Comme à la Guerre


À lire en écoutant : Hymn To Freedom – Oscar Peterson Trio

Psychiatrie Blog Médecine Guerre

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Des humains se sont impactés, enragés, pour mieux se rencontrer.

Mr Rage avait tout juste l’âge d’avoir eu le temps de vivre l’exceptionnel. La carrière de soldat fait souvent ça. Ce fut une carrière courte, mais suffisante pour avoir quelques anecdotes à sortir en soirée. Ou devant un psy. Il expérimenta suffisamment de temps de vie pour avoir un petit garçon. Suffisamment pour se faire larguer. Et se retrouver seul face à ses anecdotes. Pour se les prendre en pleine gueule. Un coup de fouet de la force d’un ouragan. De quoi tout raser chez lui, de son humanité à sa mobilité, jusqu’à son intime sensibilité. Alors il ne restait plus qu’un type bedonnant, renvoyant par sa longue chevelure blonde des reflets ternes. Des reflets venant signer une déchéance macabre, portée par un fauteuil roulant souillé de rouille.

« Vous êtes en retard de 30 minutes. » C’est comme cela qu’il engagea notre rencontre.

En consultation. Ma collègue neurologue me l’adressait, désemparée. « Je ne comprends rien à ce qu’il dit ! Je crois qu’il délire, il me raconte des trucs de sa vie qui ne me paraissent pas possible. Et puis sa paralysie des jambes là, il n’a rien. Pas de lésions. Il devrait pouvoir marcher normalement ! C’est pour toi du coup. »

C’était une après-midi de consultation chargée. Riche en surprises. Juste avant lui, une maman âgée de la cinquantaine venait de me confier avoir vécue une agression dans sa chair la plus intime, 40 ans plus tôt. Elle n’avait jamais osé en parler avant. Trop d’enjeux, comme souvent. Et à peine sorti de cette séance, encore plein d’émotions multiples et intenses, ce Mur Humain chargé de rage m’accueillait, à 30 centimètres de ma porte. Un type dans la rue m’aurait accosté comme ça, j’aurais sûrement rétorqué. Ou ri. Mais là, je me suis excusé. Parce qu’il venait de débuter une relation, et me demandait finalement d’y rester.

« Vous avez vu juste, je suis en retard. Alors installez-vous pour arrêter cette attente insupportable et rentrer dans le vif du sujet qui vous amène » dis-je en souriant.

« J’aime pas les gens en r’tard, j’vous l’dis direct. Ça commence mal pour vous. » Mon sang ne fit alors qu’un tour.

« Ça nous fait un point en commun. Je n’aime pas être en retard non plus. Tout comme je n’aime pas apprendre de mes patients qu’ils se sont fait agressés étant enfant. Mais pourtant je me dois de les écouter. Alors je ne me vois pas leur couper la parole dans ce cas. Et j’accepte d’être en retard quand il le faut. »

Il y eut un silence de quelques secondes. Puis je repris :

« Vous êtes en colère, et vous devez avoir de nombreuses raisons de l’être. Vous m’en avez fait part, et je vous en remercie. Comme vous avez dû le voir, je suis moi-même en colère pour mes raisons propres. Essayons alors de faire tous les deux avec, et de comprendre surtout ce qui vous amène. »

Pfou. J’ai bien cru que j’allais le perdre là. Et moi avec. Cette improvisation de joute verbale ne devait pas durer plus longtemps. Je suis trop conscient que ces situations sont les plus difficiles pour moi, et que l’enjeu de préserver l’infime espace de relation avec Mr Rage est plus important que ça.

Il passera le reste de la consultation à lancer des confrontations. Je me dis qu’il me teste. Qu’il visite ce qui sera peut-être bientôt son espace d’écoute à lui. Il passe quand même beaucoup de temps à en inspecter les limites. Vraiment longtemps. Mais j’essaie de tenir bon. Après tout, on ne vérifie qu’un bunker soit solide que si l’on a peur qu’une bombe y explose. Alors je tiens.

Il arrivera finalement à pleurer face à moi. Se rendre vulnérable comme il peut face à un inconnu, pour me confier à demi-mots qu’on l’a forcé à commettre des atrocités, qu’en bon soldat qu’il voulait être, il a dû effacer certaines de ses valeurs humanistes. Jusqu’à en perdre son humanité. Jusqu’à subir des tortures que seuls des monstres de guerre peuvent infliger. Qu’il a pu vivre avec ça plus de dix ans. Et qu’à présent il n’est plus maître ni de son corps ni de son esprit. Réalité ou construction délirante, le temps du jugement n’était pas venu, et pas au centre du débat.

Pour l’instant, on va passer du temps ensemble. D’abord pour lui rappeler qu’il est humain. Puis pour lui expliquer qu’il va pouvoir récupérer son corps, et son esprit avec. On va le rassurer. Lui dire que ce n’est pas lui qui est anormal, mais plutôt ce qu’il a vécu. Lui raconter que l’on ne peut pas vivre l’exceptionnel sans le devenir un peu. On va essayer de vivre des émotions. Je lui dirai que je continuerai à le voir malgré ses colères et ses violences. Je lui rappelerai mes limites quand il le faudra, parce qu’il peut de nouveau avoir confiance. Et pour le reste on verra.

J’ai l’impression qu’il n’y a rien de pire pour un soignant que d’être soumis à la violence de ses patients. Ou peut-être que c’est plus personnel que ça. C’est dur à encaisser, en tout cas. Et j’ai du boulot. Mais heureusement, même sous les bombardements bruyants de la violence, garder en vue l’objectif, celui d’avoir une relation de confiance, ça permet d’espérer. Et de ne rien lâcher.

Mr Rage est parti en colère, encore, mais soulagé. Alors il a essayé de me le dire à sa façon. En me serrant la main. Fort. Très fort. En me fixant des yeux. Et en me tirant d’un coup sec vers lui. Pour me laisser entendre un chuchotement. « On se reverra. Bien joué. »

L’histoire du Docteur Renaud et de Mister Renard


À lire en écoutant : Docteur Renaud Mister Renard – Renaud
renaud renard suicide

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

De l’énergie d’un homme est sorti le pire mais surtout le meilleur. Dr Renaud était un jeune homme plein de couleurs. Il aimait les gens. Il faisait partie des hypersensibles, ceux qui perçoivent les détails de la vie dans ce qu’elle a de plus beau et ce qu’elle a de plus tragique. Il avait le sourire malicieux et l’humour facile. Il aimait faire la fête, quitte à partir dans l’excès. Dans tous les cas, il adorait montrer qu’il aimait la vie.

Il partait voyager avec la même ferveur qu’un aventurier. Tout plein de pays. Et il avait aussi décidé qu’il consacrerait sa vie à aider celle des autres. Il serait médecin.

Il est alors facile d’imaginer qu’à cette vie pleine de poésie se greffait une personnalité de grand romantique, Le romantisme dans toute sa définition. Du Don Juanisme au tragique dévouement de soi. Aux étreintes sensuelles jusqu’aux conflits les plus acerbes. Dr Renaud était entier.

Son talent humain lui faisait rencontrer des tas de gens. Il se liait à l’autre avec une aisance déconcertante. Mais après tout, il aimait les gens. Alors les gens lui rendaient bien.

Evidemment, à ce tableau venait se fondre quelques traits imparfaits. Dr Renaud pouvait parfois se transformer en Mister Renard. La colère pouvait lui monter. Il ne la montrait pas pour autant, bien sûr. Il aimait trop les gens pour s’en opposer. Mais il vivait la colère. Une colère souvent si forte qu’elle venait alors s’abattre directement sur lui, à grand coup de « je devrais avoir honte de penser ça des gens » et de « je ne suis qu’un con ». Ce foutu mélange venait associer la tristesse à son désarroi. Alors le cocktail était fin prêt. La déprime pointait son nez.

Pendant longtemps, Dr Renaud s’était bien gardé d’en parler. Il réservait ce privilège à sa famille. Il aimait trop les gens pour prendre le risque de les attrister. Il était solide et courageux, Dr Renaud. Alors sa vie avançait, rythmée par de la joie entière et de la tristesse profonde.

Puis, comme dans toute vie de grand romantique, les péripéties firent place au noeud dramatique. Le genre de drame impossible à mettre en scène, ni même à pouvoir concevoir ou anticiper. Le genre de drame qui retire tout courage au plus grand des héros romantiques. Ce même drame qui a coupé le souffle du Dr Renaud, pour réveiller Mister Renard. Une perte humaine trop proche de lui pour ne pas lui enlever un peu de son âme, un peu de sa chair.

Dr Renaud a alors tenté de s’accrocher à toutes les branches qu’il a pu. Il est même allé voir des collègues psychiatres. Mais il n’arrivait plus à percevoir le romantisme de sa vie de la même manière. Le romantisme avait laissé sa place à la pensée cartésienne. Celle de Mister Renard. C’était parfois plus rassurant de chercher du sens dans la science que dans les ressentis, quand tout semblait lui échapper. Une science qui vient à la rescousse, comme mise à plat d’émotions trop intenses et ravageuses. Ça protège, des fois.

Bref. Dr Renaud n’allait plus. Mister Renard était trop. J’aurais d’ailleurs pu le recevoir en consultation celui-là, qui sait. Mais non. Les règles déontologiques me l’auraient empêché. Et plus que tout, mon amitié pour lui aurait tout entravé. Oui, je ne parle malheureusement pas d’un patient aujourd’hui.

Rien ni personne n’aura pu l’aider, apparemment. Il a donné ce qui lui restait d’énergie pour s’ôter la vie. Mister Renard l’avait mangé. La victoire au vilain Renard. Mais on aimera toujours Dr Renaud.

C’est étrange quand on le vit de l’autre côté. On se sidère, un peu. On se pose des questions. On pleure. On pense. On ressent. Et puis tout se mélange. Tous les réflexes professionnels acquis disparaissent. Hormis certains peut-être, comme celui de ne pas avoir peur d’être triste. Et puis on se retrouve avec tous les amis, avec la force de la vie, autour d’une boîte en bois qui fait mal. Une boîte en bois qu’on préférerait vide.

En réalité, il n’y avait pas une once de romantisme dans son geste. Juste de la souffrance intolérable. Une dépression trop profonde pour pouvoir retenir son souffle suffisamment longtemps. Et plus rien pour rendre cette réalité plus tolérable. Oui, la dépression tue.

Ce qui est sûr, c’est que Dr Renaud aurait préféré qu’on vive. Alors on vivra. Et on souffrira peut-être. Et même si on en a peur, faisons au moins en sorte qu’il y ait toujours un humain pour nous rassurer.

L’Absente et Le Présent


À lire en écoutant : After Laughter (Comes Tears) – Sweet Tea
Absence

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Une patiente n’est pas venue en consultation. L’absentéisme, ce fléau contemporain, reconnu coupable numéro un des déficits financiers de nos structures de soins. Peut-être. Mais si derrière chaque absence se trouvait en réalité une histoire plus singulière ?

J’ai connu Mme Esquive il y a quelques mois. Elle était venue parce qu’elle était un peu plus triste que d’habitude. Un peu à reculons, elle est rentrée dans mon bureau. À chaque pas qu’elle faisait, je la voyais hésiter. Elle aurait maîtrisé le pas de danse de Michael Jackson, je l’aurais bien imaginée fuir du bureau en moonwalk. Elle n’avait pas envie d’être là. Elle n’aimait pas les médecins. Encore moins les psychiatres. « Pour changer, tiens » me suis-je dit. Après tout, on va bien voir son banquier quand on en a besoin, même si on ne l’aime pas. Elle se décida quand même à s’asseoir.

Je me rappelle bien de cette première consultation. Je l’avais vécue avec une sensation étrange. Quelque chose ne me paraissait pas habituel, mais je ne voyais pas quoi. J’ai mis quelques jours à comprendre. En fait, elle n’avait pas enlevé son manteau de toute la consultation. Pourtant, elle m’a parlé, beaucoup. Elle s’est livrée, pleinement. Elle a tenté de répondre le plus précisément à chacune de mes questions. En tentant de passer outre ces larmes qui coulaient toujours plus fort et abondamment. Mais elle n’avait pas enlevé son manteau. Comme pour me rappeler que j’étais encore en probation.

Elle m’a de suite beaucoup touchée. Les détails restent alors beaucoup plus facilement en tête. Son visage rond. Son regard fuyant, vérifiant régulièrement que la porte de sortie soit toujours au même endroit. Ses cheveux bien rangés. Sa grosse doudoune qui la cachait entièrement. Sa façon de sans cesse se dévaloriser. De penser que les besoins des autres valent toujours mieux que les siens. Ces patients-là, je m’en rappelle toujours un peu plus. J’en arrive même exceptionnellement à m’inquiéter pour eux en dehors du boulot. Si, si. Mais ces moments, on ne les considère pas comme des heures supplémentaires dans ce métier.

Au fil des consultations, une relation s’était tissée. Un lien de confiance, toujours fragile, qui nécessitait sans cesse d’être entretenu. Après tout, la confiance, c’est pas forcément toujours acquis. Elle arrivait souvent en retard par exemple. Je savais que c’était pour elle difficile de sortir de chez elle. Qu’à chaque fois, c’était un effort colossal. Alors j’essayais de la déculpabiliser. Et tant pis si j’avais du retard pour la suite. J’ai la chance de ne pas souffrir mentalement, alors je me suis dit que je pouvais plus facilement qu’elle endosser la responsabilité de ce retard. C’était toujours ça de gagné pour elle. Et pour en mettre une couche supplémentaire, j’essayais de placer un petit « c’est déjà beaucoup que vous arriviez à tenir tous vos rendez-vous, que l’on puisse se voir si régulièrement » de temps en temps, qui permettait peut-être de rendre tout ça plus léger pour elle.

Et d’ailleurs, lors de notre dernière consultation, elle m’avait expliqué tout ce qu’elle avait réussi à faire. Elle reprenait progressivement des forces. Elle réinvestissait sa vie différemment. Et ça faisait un bien fou de le constater. De la voir changer. De la voir sourire pour la première fois. Voir un humain reprendre son autonomie, une indépendance affective, c’est un spectacle unique. J’avais le sourire jusqu’aux oreilles moi aussi. On a beaucoup discuté lors de cette consultation. Elle était sur la bonne voie. J’avais l’impression qu’on était tous les deux rassurés.

Et puis il y eut la consultation de la semaine dernière. Celle où elle n’est pas venue. Personne. J’ai demandé à ma secrétaire de l’appeler. Injoignable. Je l’ai rappelée en fin de journée. Répondeur. J’ai laissé un message. Et j’ai attendu. Rien. Je suis rentré chez moi. Et spontanément, le sujet m’est revenu en tête.

« Peut-être est-elle de nouveau en phase de dépression aiguë… »

« Peut-être a-t-elle simplement raté son bus… Après tout, elle avait du mal à sortir de chez elle… »

« Peut-être a-t-elle peur que je lui reproche de ne pas être venue… Ou alors j’ai peut-être dit quelque chose de trop la dernière fois… Ou alors j’ai été trop familier… »

Je ne comprenais pas. De nouveau cette saleté d’incertitude. Une piqûre de rappel pour ne pas oublier qu’on avance toujours et seulement à vue. Et qu’il suffit d’aller un peu trop vite pour se brûler les ailes. On croit que ca va mieux pour nos patients. Que la pente ne peut être que vers le haut. Et tout d’un coup tout s’arrête.

Alors j’ai attendu. Je me suis retenu de la rappeler. J’ai continué mon activité, en faisant comme si ce n’était rien. Mais ce métier nous oblige à imaginer le pire, parce que l’exceptionnel est la norme, dans le bon comme dans le mauvais. Alors je m’obligeais à ne pas m’inquiéter. Nous avions établi une relation de confiance, je devais m’appuyer dessus et avoir confiance.

Cette semaine a été particulièrement épuisante.

Aujourd’hui, Mme Esquive a rappelé ma secrétaire pour reprendre rendez-vous. Elle avait peur que je la rejette parce qu’elle n’avait pas réussi à sortir cette fois-ci. Quand j’ai appris la nouvelle, le poids de toutes les atroces conséquences possibles d’une souffrance mentale s’est évanoui dans les airs, en un instant.

Peut-être ai-je été trop inquiet pour ma patiente. Peut-être qu’il n’aurait pas fallu que je m’implique autant dans le soin pour tenter de créer du lien. Mais après tout, c’est peut-être le prix à payer pour avoir une relation de confiance. Et c’est peut-être même ça l’essence de notre métier.

Restaurateur d’Œuvre d’Art


A lire en écoutant : A Single Life – Happy Camper Feat. Pien Feith

Restauration Oeuvre d'Art Psychiatre

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Des parcours de vie se sont croisés. Toute la journée. Chaque vie plus exceptionnelle que l’autre. Avec son lot de surprises, bonnes ou mauvaises.

Mr Esbrouffe d’abord. Un type imposant, au charisme bombé par les nombreux projets ambitieux qu’il a menés au cours de sa vie. Il se décrivait comme le pilier de son entreprise, le pilier de sa famille. Un homme qui aimait porter les gens. Une vie à cent à l’heure, avec ses excès, jusqu’à mettre sa santé et son corps de côté. Jusqu’au jour où son corps s’est littéralement retourné contre lui. Une maladie auto-immune. Son corps en a eu assez peut-être. Sa génétique ne devait peut-être pas l’aider. Son système de défense immunitaire s’est retourné contre lui, jusqu’à lui attaquer le cerveau. Fulgurant. Mr Esbrouffe a alors vu ses émotions s’intensifier. Dépression. Manie. Tout y est passé. Il a perdu le contrôle de son comportement. Adultère, dépenses folles dans les casinos, isolement social. Sa famille s’est déchirée. Il a arrêté de travailler depuis deux ans. Il ne se reconnaît plus. Il s’est retrouvé seul. Parce que les gens bizarres, on les évite. Sans vouloir comprendre. Sans se poser de questions. Alors je le reçois, pour dépoussiérer tout ça. Pour l’aider à restaurer ce qui peut l’être. Peut-être même retrouver cette humanité qui le définissait si bien. Et pour le reste on verra.

Il y eut ensuite Mme Bijou. C’était une employée modèle. La quarantaine bien tassée, elle tenait un petit magasin qui tournait bien. Elle servait les gens avec passion et générosité. Et puis la convoitise a mené un homme à braquer sa boutique. Des coups de feux, beaucoup. Des menaces de mort. Toute la vie de Mme Bijou a défilé devant ses yeux. Puis il est reparti avec le butin. En trois minutes.

Si seulement ça n’avait pu arriver qu’une seule fois… Non. Mme Bijou a subi sept braquages en six mois. Sa direction n’a rien voulu changer. Mme Bijou a eu l’impression de ne pas être entendue. Elle vit depuis lors avec la peur au ventre. Elle sursaute dès qu’elle voit un homme. Elle fait des cauchemars. Elle n’arrive plus à aller sur son lieu de travail. Elle n’arrive plus à réfléchir. Elle ne retrouve plus son sourire d’antan. Son corps et son cerveau n’arrivent pas à sortir du mode survie. Mme Bijou vit tel un gibier qu’on aurait attaché dans une cage remplie de prédateurs. Et tous ses proches et collègues de travail agissent comme s’ils venaient voir ce spectacle au zoo.

« C’est son problème, après tout. Elle n’a qu’à s’en sortir toute seule »

Alors je la reçois, pour dépoussiérer tout ça. Pour l’aider à restaurer ce qui peut l’être. Peut-être même retrouver cette humanité qui la définissait si bien. Et pour le reste on verra.

Je vis aussi Mr Fixe. Il me dit avoir arrêté de prendre ses traitements. Il souffre de bipolarité. Mais des fois, il en souffre moins. Voire pas du tout. Au début de sa vie, il oscillait de dépressions en manies, rajoutant à chaque période un fardeau supplémentaire à sa vie. Un accident de la route avec un peu trop d’alcool dans le sang, après un excès de vitesse, qui lui coutera un bras.

« J’avais l’impression que j’allais pouvoir m’envoler avec la voiture! J’étais invulnérable! »

Une tentative de suicide avec les médicaments qui trainaient chez lui. Coma. Ça lui coutera une partie de son cerveau. Et puis depuis quelques mois, il a décidé d’arrêter le traitement qui lui avait permis de ne plus avoir ces crises. Il avait pourtant pu rencontrer une femme qu’il aimait, construire une famille. Il avait même pu reprendre un travail. Il passait ses journées à aider les gens. A les aimer. C’était un type concerné par l’autre. Une belle personne. Mais le ras-le-bol a pris le dessus. Il est à présent dans une phase dépressive si sévère qu’il ne bouge plus. Catatonique. Figé par l’afflux d’émotions qui envahit son cerveau et son corps tout entier. Comme si on l’avait pris en photo et qu’il n’avait plus voulu bouger de sa pose depuis. Sa femme l’a quitté, c’en était trop. Ses enfants ne veulent plus le voir. Il n’a plus de travail. Il ne peut plus vivre seul chez lui. Son psychiatre veut l’hospitaliser. Alors je le reçois, pour dépoussiérer tout ça. Pour l’aider à restaurer ce qui peut l’être. Peut-être même retrouver cette humanité qui le définissait si bien. Et pour le reste on verra.

La journée a défilé à cent à l’heure. Ça n’a pas arrêté. Toutes ces personnes qui ont un temps brillé par leurs qualités, et qui par la force des choses se voient mises de côté. Consultation après consultation, j’étais de plus en plus troublé par ces histoires, triste de voir tant de personnes isolées, écartées de la société. Triste de voir que le monde du travail reste si peu éduqué à accompagner et prendre soin de son personnel en souffrance mentale.

Alors pour me remonter le moral, je suis allé lire les nouvelles sur mon téléphone. Comme si les informations pouvaient avoir ce pouvoir. Parfois, je suis assez naïf. Même un peu con. Et en effet, tout ce que j’ai lu, c’est qu’un infirmier s’était à nouveau suicidé.

Je me suis dit que personne n’aura pu l’aider à restaurer en lui ce qui pouvait l’être. Pourtant, c’est beau, un humain qui en aide un autre. Mais peut-être que personne ne l’a vu. Peut-être qu’il n’a jamais osé parler de sa souffrance. Peut-être que paradoxalement, le monde du soin n’est pas fait pour ceux qui souffrent. Comme s’il était impensable qu’un soignant puisse souffrir.

C’est vrai qu’on confond trop souvent soignant avec sauveteur. Parce qu’on croit que les Super-Héros existent. Alors qu’on vit simplement entre humains.

La Chute Parkinsonienne


A lire en écoutant : See you all – Koudlam

violence verbale psychiatrie maladie

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

C’est l’histoire d’un homme, Mr Stimulo, qui a beaucoup construit, beaucoup vécu, beaucoup brillé. Un homme droit dans ses bottes, aimé de sa famille qui l’entourait. Un homme qui avait trouvé sa place dans la société.

Et puis la maladie est arrivée. Comme un couperet. Sans rien demander à personne. Certains diront qu’il avait soudainement un privilège rare, celui de connaître les grandes lignes de son destin. Seulement lui ne le voyait pas de cet œil. Savoir que son destin se résumerait à perdre progressivement son autonomie, se ralentir avec le temps, plus ou moins rapidement, et finir inexorablement sa vie plongé dans la démence. Non, ce n’était pas un privilège.

Apprendre le diagnostic de maladie de Parkinson à 50 ans, c’est une transition de vie pour le moins délicate. D’autant plus quand on a eu l’habitude d’avoir de grandes responsabilités. Quand on s’est construit sur la certitude que l’on peut tout contrôler autour de soi. Tout contrôler pour tout influencer. Jusqu’à imposer son point de vue à tout prix. Alors la maladie vient elle aussi s’imposer. Sans prévenir. Elle vient nous voler notre sentiment d’indépendance. Elle vient nous retirer notre sentiment de toute puissance. Brutalement. Sans compassion.

Mr Stimulo s’est alors déprimé. Beaucoup. Jusqu’à ne plus arriver à distinguer comment exister dans ce monde. Privé de sa place privilégiée, qu’il avait acquis au prix de nombreux sacrifices, il se retrouvait sans outil pour s’affirmer face à l’autre. Il était tout à coup mis à nu, vulnérable, fragile, diminué et dépendant. Alors des idées de mort sont apparues dans son esprit. Il n’y avait plus d’autre solution. Il avait besoin d’aide, mais ce n’était pas son tempérament que de demander un soutien. Plutôt mourir que de se faire aider. Et c’est pour cela que son neurologue nous l’a adressé.

On a pas mal discuté ensemble. Il avait d’ailleurs une façon toute particulière de s’adresser à moi. Mr Stimulo voulait bien s’épancher un peu sur ses symptômes et ses difficultés, mais il ne manquait pas de rajouter systématiquement à son discours quelques éléments de son CV.

« Oui, j’ai du mal à me concentrer. Mais vous savez, j’ai été responsable de grands projets dans ma vie professionnelle. J’ai beaucoup voyagé. Je n’ai pas toujours été comme ça »

Mais je devais continuer à explorer ce qu’il traversait comme difficultés actuellement. Alors j’ai voulu insister.

« J’ai l’impression que tous ces symptômes qui vous sont imposés par votre corps ont un rôle important dans les idées de mort que vous avez eu. En avez-vous encore d’ailleurs ? »

Sa réponse ne se fit pas attendre.

« Je trouve vos questions très incisives. Vous devriez apprendre à les poser avec plus de finesse. J’ai écrit des livres sur ce que j’ai vécu, je vous invite à les lire, ça vous apprendra peut-être des choses. Vous ne savez pas ce que c’est de vivre avec la maladie de Parkinson »

En entendant ça, mon cerveau a fait un joli salto arrière. Au départ, je n’ai rien compris à cette réaction. Et puis j’ai essayé d’écouter ce que je ressentais. Ça aide, parfois. J’étais en colère. Bien. Je crois qu’en fait, son besoin incessant de justifier qu’il ait vécu l’exceptionnel, qu’il était un grand monsieur, ça m’agaçait. Je me suis dit qu’il ferait mieux de s’occuper de sa maladie.

J’ai alors probablement dû être plus incisif dans mes questions. Comme s’il fallait que je lui fasse payer son comportement. Et puis après tout, lui aussi a été incisif. On aurait alors pu rentrer dans un jeu de ping-pong. Un jeu où on renverrait la faute à l’autre pour les émotions que chacun vivait.

« Je suis en colère, c’est de ta faute, prends ça dans ta face! »

Lui était en colère de voir que je ne voulais pas reconnaître ses qualités et m’intéresser seulement à ses défaillances. En colère d’être malade. Que la maladie lui ait volé son indépendance et la vie qu’il voulait avoir. Il était encore en deuil. Rien à voir avec moi, en fait. Mais moi, je ne le savais pas. Je ne l’avais pas vu. Je ne voulais pas le prendre en compte. Tout ça parce que j’étais en colère. Énervé de voir cet homme qui voulait étaler son égo. Jusqu’à l’imposer à moi et mes collègues. J’ai vécu ça comme une attaque. Mais c’est pourtant mon boulot que de m’en rendre compte. C’est mon boulot de prendre en compte son vécu pour m’y adapter. Parce que c’est lui qui est en position de vulnérabilité. Pas moi. Et il n’a rien demandé.

Alors j’ai arrêté l’entretien.

« Je vous sens énervé. Je crois que je le suis aussi »

Et puis j’ai vu son livre, celui qu’il avait écrit. Alors je l’ai ouvert, et je l’ai lu. Juste un temps. Pour lui montrer que je n’étais pas indifférent à lui et ses qualités. Il écrit bien en plus, le bougre. Je lui ai dit. Il a souri. Il suffisait peut-être de le complimenter, en fait. Le renarcissiser, comme on dit dans le jargon. L’aider à être fier de qui il est, pour qu’il regagne un peu de sa grandeur et de sa motivation à vivre dans notre société. Il suffisait de le reconnaître. Lui montrer qu’on l’avait vu.

Des fois, il suffit de peu. Il suffit de peu pour faire chuter un homme. Et parfois, il suffit d’encore moins pour l’aider à se relever.