A lire en écoutant : Bring Me My Shotgun – Lightnin’ Hopkins

malchance

Aujourd’hui, il s’est passé un truc exceptionnel.

Tout a commencé alors que je faisais mon tour en liaison. La liaison, en psychiatrie, ça consiste à passer dans des services de médecine (la cardiologie, la chirurgie orthopédique, la réanimation et d’autres) lorsqu’on nous le demande. Ce sont la plupart du temps des collègues médecins, qu’on appelle dans notre milieu « les somaticiens », qui nous font venir. Les somaticiens, une expression qu’on utilise beaucoup, alors qu’elle n’aurait jamais dû exister (venant de « soma » qui veut dire « le corps » dans une langue d’un autre temps, où les gens se baladaient tout nus sous leur toge). Encore un vestige du bon vieux René. Descartes et sa croyance inébranlable en une séparation entre le corps et l’esprit. Il en a amené un paquet avec lui, le bougre. Au point de donner l’impression ambiante que les médecins « somaticiens non-psychiatres » soient condamnés à ne s’occuper que du corps, et les psychiatres « non-somaticiens », condamnés à ne s’occuper que de la tête. Ça en amène de la confusion quand on « découpe » le corps humain comme ça dans les soins.

En liaison, on rencontre des patients dans des contextes assez étranges. C’est comme ça que j’ai rencontré Freddy. Freddy La Poisse. Un type qui a atteint la barre des 70 ans on se demande encore comment. Le genre de bonhomme qui a tout vécu, mais en plusieurs fois. Et c’est d’autant plus marquant que, quand je le rencontre, il me déverse la chronologie de ces évènements comme s’il passait un entretien d’embauche. Il me balance son Curriculum Vitae. Le CV de La Poisse. « Ah, tiens, le psy! Vous tombez bien. C’est mon docteur qui a du vous prévenir. Ouais, j’ai déconné… Mais j’en avais vraiment marre hein! Faut dire, je les enchaîne. D’abord je perds ma femme. C’était il y a 15 ans. C’était une petite bonne femme, je l’aimais bien. Mais le stress la bouffait. Alors elle fumait. Beaucoup. Puis elle avait soif après, alors elle se prenait un p’tit verre. Moi j’lui disais « t’es un peu alcoolique, quand même! ». Elle a eu un truc au cerveau, les vaisseaux ont pété. Ça l’a emportée en un jour. Un an plus tard, je me tape une déprime carabinée, avec des idées de mort et tout! Ça prévient pas ça! Bon, mon médecin traitant m’a filé des trucs, ça allait mieux après. Mais un an plus tard, c’était le cancer de la prostate! Un truc de plus. Coup de bol, le traitement par radiothérapie me garde en vie. Mais ça aurait été trop simple. Alors j’me suis chopé un cancer du rein. J’y ai perdu un rein. Mais ça m’a fait tenir. Quelques années. Mais bon, l’année dernière, on m’a trouvé un cancer du pancréas. J’savais même pas que ça existait, ce truc! Pi ça tape fort, ça! ».

Il me regarde. Je crois que j’ai gardé la bouche ouverte quelques secondes, l’air figé, comme hébété. Tu dis gentiment « bonjour », et on t’envoie 10 roquettes dans la face en réponse. Ça m’a fait un peu perdre mes repères. Alors j’ai tenté de reprendre mes esprits. Comme on le fait souvent, par défense, je m’applique à poser des questions plus classiques, rationnelles, froides. Ça évite d’avoir trop d’émotions désagréables dans ce genre de cas. J’aime pas trop ça. Mais bon, là, ça faisait beaucoup d’un coup pour moi. Lui, il en parle comme si c’était classique et pas si pire que ça. Mais moi ça me paraît beaucoup. Et le coup du « j’imagine que ça doit être dur » n’aurait pas été vrai dans ce cas. Comment imaginer une vie comme ça?

Alors je me recentre sur la raison de ma venue. « Votre médecin m’a signalé que vous avez tenté récemment de vous donner la mort… C’est la première fois que ça vous arrive? » – « Que ça m’arrive à moi? Oui. Mais mon père, lui, il s’est jeté sous les roues d’une voiture, il y a 30 ans. »

Bon, ok. Là, j’avoue que je commence à me dire qu’il a en effet vraiment la poisse. On en voit des histoires atroces en psy. On pourrait croire que ça ne nous fait plus rien, à force. Oui, c’est vrai. Parfois, ce type d’information nous glisse dessus sans que l’on bouge d’un cil. Ça nous rend d’ailleurs moins empathique, et on peut passer à côté de beaucoup de choses. Et puis à d’autres instants, ça nous touche beaucoup plus. Sans savoir pourquoi. Certains diraient que ça nous renvoie à nos propres peurs. Pourquoi pas, après tout.

J’essaie alors autre chose: « j’imagine que cela a du vous affecter d’apprendre cette nouvelle… » (Tentative d’empathie, on s’accroche aux branches comme on peut, quand l’imaginaire ne permet plus de se mettre à la place de l’autre) – « oh, c’était un emmerdeur. Ça ne m’a pas fait grand chose. Bon, j’ai un peu pleuré quand on l’a enterré, c’est tout. » Freddy versus le psy, vainqueur par KO.

Finalement, il en vient à m’expliquer qu’après cette vie d’embûches, il a eu soudainement envie d’en finir. Comme ça, après 70 ans de péripéties vécues sans broncher. Il a décidé de s’enfiler 30 comprimés d’anxiolytiques avec un verre de gnôle. Il a bien dormi. Et s’est réveillé. « Là, je me suis dit que Dieu n’avait pas voulu de moi. Même ça, ça ne marche pas… ». À croire que certains cumulent les poisses pour que d’autres soient épargnés. Peut-être qu’on devrait l’appeler Freddy Le Martyr, finalement.

Le comble dans tout ça, c’est ce réflexe qu’il me dit avoir eu, sans que cela ne lui paraisse étrange. Alors qu’il planifiait de s’intoxiquer jusqu’à la mort avec ses anxiolytiques, il a regardé la boîte.
Cette boîte qu’il avait depuis des années. Il l’a regardée juste pour s’assurer que les comprimés n’étaient pas périmés. On ne sait jamais, faudrait pas s’intoxiquer avec des médicaments périmés, ça pourrait être dangereux.

Une réflexion sur “La poisse en liaison

Laisser un commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s